Définition de l'entrée

Distinct de la vigilance citoyenne contre le crime, de la surveillance et de la délation, le vigilantisme désigne une pratique coercitive, basée sur le volontariat, consistant à maintenir l’ordre et/ou à rendre la justice au nom d’une collectivité - la population d’un quartier ou d’un village, par exemple.

Pour citer cet article :

Favarel-Garrigues, G, Gayer, L. (2022). Vigilantisme. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/vigilantisme-2022

Citer

Récemment introduit dans les sciences sociales françaises (Favarel-Garrigues et Gayer, 2021 ; Fourchard, 2018), le concept de vigilantisme vient enrichir l’analyse des dynamiques de participation citoyenne au maintien de l’ordre. A condition, toutefois, de cantonner son objet aux pratiques extra-légales des justiciers violant la loi au nom de normes supérieures. On veillera ainsi à distinguer les mobilisations justicières des dispositifs de mutualisation de la surveillance de type « voisins vigilants », résolument légalistes et encadrés par les pouvoirs publics (Elguezabal, 2021). Ces efforts de construction du vigilantisme comme catégorie d’analyse se heurtent par ailleurs aux controverses autour des usages vernaculaires du terme. Aux Etats-Unis, en Afrique du Sud, au Nigéria ou en Inde, les termes vigilante/vigilantism s’inscrivent dans une longue histoire et, loin d’être neutres, renvoient à des positions antagoniques dans une variété de conflits politiques et sociaux (Pratten et Sen, 2007). Sans pour autant renoncer à faire de ces termes des catégories d’analyse revendiquant leur abstraction par rapport à leurs contextes historiques de déploiement, on gardera donc à l’esprit qu’il peut également s’agir de catégories de sens commun, aux significations aussi mouvantes que contestées.

Déterminés à se substituer à des institutions répressives qu’ils jugent défaillantes, les justiciers autoproclamés patrouillent dans les quartiers ou le long des frontières, où ils traquent les indésirables - migrants, voleurs, drogués et trafiquants. Ils sillonnent aussi Internet dans le but de collecter des informations compromettantes, révéler le nom de leurs proies, voire diffuser les images de leurs frasques punitives (Favarel-Garrigues, Tanner et Trottier, 2020). Depuis le développement des vigilantes aux Etats-Unis dans la seconde moitié du XIXe siècle, leur activité nourrit des controverses, qui s’articulent généralement autour de trois thèmes : leur prétendue autonomie, la légitimité des causes au service desquelles ils se placent et le bienfondé des méthodes coercitives auxquelles ils ont recours.

 

Les faux-semblant de l’autonomie

Les définitions canoniques distinguent les vigilantes d’une part des employés évoluant dans le secteur de la sécurité privée, d’autre part des citoyens qui exercent des missions de police dans le cadre de dispositifs institutionnels (Johnston, 1996). Valorisant le volontariat et l’autonomie, cette définition ne résiste cependant guère à l’examen empirique. Les vigilantes s’exposent en effet toujours à un soupçon concernant la spontanéité de leur participation au maintien de l’ordre. Les travaux historiques sur les Etats-Unis montrent par exemple que les vigilantes du XIXe siècle constituaient déjà le bras armé des élites possédantes locales, soucieuses de protéger leurs biens. De même, les études anthropologiques en Afrique subsaharienne montrent que les redresseurs de torts sécurisent fréquemment des marchés, à la demande des commerçants qui rétribuent le service rendu (Cooper-Knock et Owen, 2015 ; Fourchard, 2018 ; Rush-Smith, 2019).

Le rapport des justiciers aux institutions répressives est tout aussi ambigu. S’il est vrai qu’ils défient volontiers la police, ils peuvent aussi bénéficier de sa bienveillance, voire de son soutien explicite. Par connivence idéologique mais aussi parce qu’ils manquent d’effectifs et de moyens, les policiers peuvent non seulement détourner le regard, mais aussi encourager les vigilantes dans leur combat. Il en est de même pour les autorités locales qui, en réponse à une pressante demande de sécurité, soutiennent voire financent ces formes de participation. De plus, justiciers et dirigeants politiques s’insèrent dans des configurations qui évoluent avec le temps. Au Nigéria, par exemple, le cas des Bakassi Boys illustre bien comment un groupe initialement subventionné par les commerçants a pu être incorporé dans l’appareil d’Etat, au point de devenir un service répressif à part entière (Smith, 2004).

Enfin, le postulat d’autonomie est battu en brèche lorsque les vigilantes sont aussi affiliés à des mouvements politiques. Le cas le plus évident concerne l’engagement de militants d’extrême-droite dans la surveillance des frontières et la traque des migrants (Dematteo, 2008 ; Gardenier 2021). L’action menée peut se limiter une simple mise en scène dans un souci de communication politique, à l’instar de Génération identitaire en France. Elle va plus loin aux Etats-Unis où des citoyens s’improvisent experts dans le contrôle des flux migratoires, avec un soutien mitigé de la part des pouvoirs publics. Dans d’autres contextes européens, en Bulgarie par exemple, la chasse aux migrants tourne à l’expédition punitive : les redresseurs de torts s’arrogent le droit d’intercepter, de neutraliser et de molester leurs proies. Les militants d’extrême-droite s’engagent également volontiers dans la chasse aux présumés pédophiles au nom d’un agenda ouvertement homophobe, comme en Russie.

 

Les causes du vigilantisme

L’archétype du justicier autoproclamé est un homme blanc et réactionnaire. Les causes qu’il défend concernent la sécurité de ses biens et des siens. S’il prétend assumer une responsabilité civique, il défend néanmoins un ordre social, politique, racial, moral ou sexuel dans lequel il occupe une position dominante qu’il estime menacée. Pour autant, la cause du vigilantisme ne peut être réduite à un tel stéréotype.

D’une part, minorités raciales et sexuelles, classes dominées ou victimes de violences patriarcales peuvent s’approprier le répertoire répressif et l’imaginaire de l’auto-justice pour riposter contre leurs oppresseurs. Aux Etats-Unis au début des années 1970, la figure du justicier noir, en guerre contre les pushers, n’est pas seulement un mythe propagé par les films de la Blaxploitation. Elle s’incarne dans des vigilantes bien réels, résolus à « nettoyer » les inner-cities submergées par le trafic de drogue. Au début des années 1990, les militants des Pink Panthers patrouillent quant à eux dans les rues de New York pour prévenir les violences anti-LGBTQ. Plus récemment, les populations défavorisées de certaines métropoles du Sud se sont également organisées pour leur sécurité. C’est notamment le cas en Bolivie, où les résidents des barrios de Cochabamba ont recours au lynchage des voleurs pour protéger leurs maigres biens, mais aussi pour sommer l’Etat d’assumer ses responsabilités en matière de protection des citoyens, sans distinction de race ou de classe (Goldstein, 2004). Les femmes se trouvent souvent en première ligne de ces violences justicières, en poussant des cris d’alarme mais aussi en participant directement à la mise à mort des présumés coupables. Ailleurs, le vigilantisme est parfois une affaire exclusivement féminine (Sen, 2007). Dans le nord de l’Inde, par exemple, les militantes du « gang des saris roses » manient le lathi (une canne utilisée comme arme par la police et les nervis de tous bords) pour tancer les maris violents ou les fonctionnaires corrompus (Sen, 2012).

D’autre part, dans leur volonté de tordre voire de briser le bâton de la justice bourgeoise, les organisations révolutionnaires ont à leur tour tendance à expérimenter des formes de contre-justice plus ou moins expéditives. Des « procès populaires » prisés par l’extrême gauche des « années de plomb » aux appareils judiciaires plus institutionnalisés mis en place par les FARC colombiennes ou les insurgés maoïstes népalais, la justice révolutionnaire couvre un large spectre de pratiques. Dans ses formes les plus codifiées et bureaucratisées, elle n’a plus grand chose à voir avec la justice sommaire des vigilantes et se rapproche davantage de celle des appareils d’Etat qu’elle prétend combattre (Provost, 2021).

 

Violence et légitimité

Tout vigilante en mission contre le mal suscite inévitablement la controverse quant aux méthodes coercitives employées. La volonté de « prendre la loi entre ses mains » - selon l’expression anglaise consacrée - pour se substituer à des institutions judiciaires défaillantes ou absentes conduit souvent à des procédures expéditives, à une pénalité corporelle démesurée, voire à des bains de sang. En bons dilettantes de la lutte contre la délinquance, les justiciers autoproclamés dérapent facilement. Si violer la loi pour maintenir l’ordre est consubstantiel à leurs pratiques, le décalage entre les fins poursuivies et les moyens employés suscite la critique, parfois dans les rangs mêmes des justiciers. Victimes, observateurs et défenseurs des droits humains reprochent aux vigilantes leur amateurisme, leurs débordements, ainsi que leur propension à jouer les redresseurs de torts pour se défouler ou régler leurs comptes. La police relaie volontiers cette critique, en reprochant aux vigilantes de commettre des infractions et d’entraver les enquêtes en cours.

Les justiciers autoproclamés se défendent des accusations de vengeance, de racket et de défoulement en développant des simulacres de procédure judiciaire, c’est-à-dire en fondant leur action sur l’administration de prétendues preuves et sur des ersatz de procès, en recueillant des bribes de témoignages ou en obtenant des aveux sous la contrainte. Pour distinguer leurs actions de la vindicte personnelle, ils revendiquent d’agir au nom d’un mandant qu’ils prennent à témoin. Celui-ci peut prendre les traits d’un groupe de victimes archétypales (femmes et enfants), d’une clientèle menacée dans ses intérêts économiques (marchands ou éleveurs) ou d’une communauté politique (résidents d’un quartier, villageois, groupe ethnique, voire le « peuple » dans son ensemble). Les vigilantes prétendent souvent incarner la société civile face à des services répressifs dont ils critiquent la performance. Même dans les Etats réputés « forts », comme les Etats-Unis ou la Russie, ils négocient le droit de punir, rappelant que les conditions d’exercice de la violence légitime ne sont jamais stabilisées.

Bibliographie

Abrahams, Ray. 2007. « Some Thoughts on the Comparative Study of Vigilantism ». Dans Global Vigilantes : Perspectives on Justice and Violence. Sous la direction de David Pratten et  Atreyee Sen, 419-441. London : Hurst.

Cooper-Knock, Sarah Jane et Olly Owen. 2015. « Between vigilantism and bureaucracy: Improving our understanding of police work in Nigeria and South Africa ». Theoretical Criminology 19 (3) : 355–375. https://doi.org/10.1177/1362480614557306

Dematteo, Lynda. 2008. « La "défense du territoire" en Italie du Nord, ou le détournement des formes de la participation politique ». Antropologica 50 (2) : 303-321.

Elguezabal, Eleonora. 2021. « Quand la gendarmerie devient participative : l’engagement des voisin·es dans les réseaux officiels de vigilance en France ». Participations 29 (1) : 73-96. https://doi.org/10.3917/parti.029.0073

Favarel-Garrigues, Gilles, et Laurent Gayer. 2021. Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi. Paris : Le Seuil.

Favarel-Garrigues, Gilles, Tanner, Samuel, et Daniel Trottier. 2020. « Watchful Citizens: Policing from Below and Digital Vigilantism ». Global Crime 21 (3–4) : 189-195. https://doi.org/10.1080/17440572.2020.1750789

Fourchard, Laurent. 2018. Trier, exclure et policer. Vies urbaines en Afrique du Sud et au Nigéria. Paris : Presses de Sciences Po.

Gardenier, Matthijs. 2021. « La surveillance a-t-elle une couleur politique ? Cercles de vigilance, capital social et compétition municipale dans des espaces périurbains en France ».  Participations 29 (1) : 97-122.

Goldstein, Daniel. 2004. The Spectacular City: Violence and Performance in Urban Bolivia. Durham : Duke University Press.

Johnston, Les. 1996. « What is Vigilantism? ». British Journal of Criminology 36 (2) : 220-236.

Pratten, David, et Atreyee Sen (eds.). 2007. Global Vigilantes. London : Hurst.

Provost, René. 2021. Rebel Courts: The Administration of Justice by Armed Insurgents. New York : Oxford University Press.

Rush Smith, Nicholas. 2019. Contradictions of Democracy. Vigilantism and Rights in Post-Apartheid South Africa. Oxford, Oxford University Press.

Sen, Atreyee. 2012. « Women's Vigilantism in India: A Case-Study of the Pink Sari Gang». Mass Violence and Resistance Research Network. URL : https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/en/document/womens-vigilantism-india-case-study-pink-sari-gang.html

Sen, Atreyee. 2007. Shiv Sena Women: Violence and Communalism in a Bombay Slum. London : Hurst.

Smith, Daniel Jordan. 2004. « The Bakassi Boys : Vigilantism, Violence and Political Imagination in Nigeria ». Cultural Anthropology 19 (3) : 429-455.

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