Définition de l'entrée

Sens 1 : Désigne un collectif abstrait d’appartenance, dont les limites épousent une communauté culturelle et juridique inscrite sur un territoire, et que l’on considère porteur des qualités politiques de légitimité et de souveraineté.

Sens 2 : Nation.

Pour citer cet article :

Tarragoni, F. (2013). Peuple. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/peuple-2013

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Peuple et démocratie

 Une mésentente « cordiale »  Le peuple est une énigme. Sujet instituant et pourtant « introuvable » de la démocratie, ses contours ont occupé philosophes et historiens depuis l’Antiquité. Si nombre des controverses philosophiques qui en ont structuré la genèse demeurent irrésolues, force est de constater que sa polysémie irréductible, entre démos et plebs, nation et ethnos, parsème une histoire « souterraine » de la démocratie. Notre tâche sera alors de délimiter l’espace de pertinence de cette polysémie – davantage que son archéologie spécifique – pour penser l’évolution contemporaine de la démocratie, et notamment les enjeux posés par les pratiques participatives. Ainsi, au lieu de colliger les multiples définitions et problématisations qui ont construit le peuple de la philosophie politique – tâche par définition inépuisable – nous attellerons-nous à la tâche de restituer l’(in)actualité de ces lignes de force problématiques. Une hypothèse pourra alors être dégagée de cette mise en perspective : les évolutions de la pensée et des pratiques de la démocratie à l’âge du « nouvel esprit participatif » (Blondiaux, 2008) conduisent à reposer à nouveaux frais la question du peuple. Le peuple est un sujet paradoxal de la démocratie : sans cesse évoqué pour unir, légitimer et (éventuellement) mieux asseoir une domination, il n’est pas moins systématiquement refoulé. Plusieurs perspectives théoriques ont rendu compte de ce refoulement : Rancière a insisté alors dans La Haine de la démocratie sur la séparation qui lui est consubstantielle entre démos et plebs/ochlos, ou entre les ayants-part et les sans-part (Rancière, 2005). Le peuple est le nom collectif des exclus de la démocratie, tout refoulement du peuple étant une haine de la démocratie. Dans un récent livre collectif, Isabelle Koch et Norbert Lenoir ont insisté, dans une veine similaire, sur le fait que le peuple évoque la question de l’égalité et de la polarité entre pauvres et riches, questions neutralisées par le tournant « post-démocratique » qui aspire à résorber le politique dans la gouvernance et le marché (Koch et Lenoir, 2008). Enfin, dans le prolongement des réflexions séminales de Lefort, le peuple est condamné en tant que sujet collectif par sa complicité embarrassante avec les politiques fascistes, totalitaires et populistes : le peuple, dans sa fâcheuse tendance à incarner le lieu vide de la démocratie (Lefort, 1994) préluderait toujours à l’autocratie et à la dissolution du politique.  Un peuple « de retour »  Malgré ce refoulement, le peuple semble être « de retour ». Deux évolutions contemporaines de la démocratie témoignent de ce retour, dont la presse s’est emparée avant que les sciences sociales du politique puissent en rendre compte de façon analytique : le nouveau national-populisme et sa politisation de l’ethnos guettent les démocraties européennes (Taguieff, 2012) ; d’autre part, le nouvel esprit « participatif » de la démocratie, réunissant tout un ensemble d’expérimentations et de formes de débat – jurys citoyens, sondages délibératifs, conférences de consensus, etc. – semble également convoquer, dans le tournant radical qu’il impose aux procédures et aux raisons de la démocratie, un retour du peuple. Une population de voisins ou d’usagers qui débat sur le bien commun, retrouve, par l’apprentissage d’une volonté générale, la latence d’un peuple. Le constat est d’une telle prégnance que nombre de spécialistes de la démocratie participative ont affiché le spectre de la « dérive populiste » de ces expérimentations démocratiques, dérive inscrite précisément dans les logiques d’un peuple débattant qui finirait par s’opposer à la technique, au droit, à la légitimité légale-rationnelle, tout en s’exposant à une instrumentalisation « par le haut » (Revel, Blatrix, et al., 2007, p. 20). Les introducteurs du recueil Le Débat public : une expérience française de démocratie participative se posent ainsi la question suivante, en écho aux travaux de Pierre Rosanvallon sur la « contre-démocratie » : « [Le débat public] peut-il échapper au populisme, cette pathologie de la surveillance, que certains tribuns manient avec brio dans ces arènes ? ». Les rapports paradoxaux entre peuple et démocratie semblent alors suivre un cheminement pour le moins curieux : le peuple sort par la porte d’une démocratie gestionnaire, ayant évacué définitivement la question de l’égalité, du conflit et des idéologies, pour rentrer par la fenêtre d’une démocratie participative, qui en constitue l’aboutissement en terme de procéduralisation (De La Torre, 2008). Mais un point de divergence majeure entre peuple « refoulé » de la démocratie gestionnaire et peuple « de retour » de la démocratie participative demeure : si le peuple est « de retour » dans la démocratie participative, c’est en vertu de la proximité de cette dernière au modèle de la « démocratie forte » de Barber, ou du moins, de la latence de ce modèle dans les pratiques participatives (Barber, 1984). Ainsi, la démocratie gestionnaire s’appuierait-elle sur un peuple purement « constitutionnel », chargé de consentir au pouvoir, en l’approuvant tout au plus (Koch et Lenoir, 2008, p. 8). La démocratie forte, a contrario, investirait-elle un peuple « excédentaire » chargé de s’opposer activement à l’institutionnalisation du pouvoir, devenue le paravent de l’oligarchie. Les formes de cette délégitimation convoquent tout un ensemble d’expériences publiques et de protestations, que la sociologie politique commence à investir à travers le prisme des identités collectives qu’elles contribuent à produire (Carrel, Neveu, et al., 2009). Ces lieux de production de publics de citoyens ne convoquent-ils précisément, par l’apprentissage civique d’un intérêt qui dépasse les volontés particulières, la production d’une volonté générale située, sorte de volonté « locale » du peuple (Zask, 2008) ? Peuple et public n’entrent-ils pas en contradiction à partir de la visée d’unanimité de l’un et de la condition de pluralité du second, du collectivisme juridique de l’un et de l’individualisme démocratique du second (Colliot-Thélène, 2011) ? Ces controverses sont constitutives de l’archéologie de la démocratie et de son sujet « absent », le peuple, et se retrouvent dans les débats contemporains sur la démocratie et son nouvel esprit « participatif ». Les résoudre est littéralement impossible, car c’est précisément l’espace d’indétermination qu’elles ouvrent qui est le gage d’une démocratie inachevable, toujours tendue vers la question de s’auto-définir par les pratiques qu’elle consent.  

Peuple et espace public

 Horizon d’action et nom collectif du litige   L’espace public, espace de publicité et de rationalité dialogique (Habermas, 1988 [1962]) ainsi que de mise en égalité des individus (Arendt, 1983 [1961]), permet d’accueillir à nouveaux frais la question du peuple en démocratie. En effet cet espace requiert, de par son existence même, l’activation de pratiques civiques (Eliasoph, 1996) où l’individu pose son entrée dans un collectif d’action sans se déposséder de sa condition d’individu. Mais comment concilier individuel et collectif, volonté particulière et volonté collective ? La séparation entre individuel et collectif dans la production, par un peuple réuni, d’une volonté générale remonte à Rousseau. Pour la dépasser, le philosophe genevois avait dû recourir à un artifice peu réaliste : celui de la socialisation automatique des individus en situation contractuelle à la volonté générale, et donc de l’instantanéité du passage de l’individuel au collectif. Cependant, cette instantanéité demeure une fiction philosophique (comme celle du contrat). Le problème de l’articulation entre volontés individuelles et volonté générale doit être résolu, pour ouvrir à une sociologie de l’espace public où le peuple ait sa place, de manière différente. L’anthropologie de la citoyenneté de Nina Eliasoph, construite à partir d’une analyse des conversations ordinaires dans des espaces publics « potentiels », semble alors déplacer l’incommensurabilité rousseauiste entre individuel et collectif par la notion de « pratique civique ». Prise de parole indissociable de l’horizon d’un collectif de spectateurs, et pratique collective individualisée dans l’engagement, la « pratique civique » pose la question du collectif comme horizon d’action du citoyen, sans abandonner la singularité de chaque prise de parole, de chaque parcours d’engagement. Le passage du « je veux » à « j’ai le droit » pose alors d’emblée le dépassement de la dichotomie individuel-collectif dans laquelle s’était empêtrée la théorie rousseauiste de la volonté générale et, par là, l’articulation entre peuple et démocratie. Cependant, si la singularisation de chaque prise de parole peut être étudiée avec un protocole d’enquête ad hoc, dont la sociologue n’hésite pas à faire usage, la question de l’horizon collectif demeure quelque peu obscure. De quelle manière des citoyens ébauchant par leurs pratiques rhétoriques et politiques un espace public « potentiel », pensent l’horizon collectif de leur action ? C’est sur ce dernier point que la question du peuple se pose avec profit : dans la genèse d’un espace public, le peuple est souvent cet horizon complexe et contradictoire d’action, d’identification et de résistance. Mais son opérativité ne s’arrête pas là : le peuple est aussi, comme Rancière l’a justement remarqué, le nom collectif du litige porté par des « sans-part », c’est à dire des membres paradoxaux de la communauté, dotés d’un droit de résidence mais sans « droit à avoir des droits » (Rancière, 1995). L’espace public est alors avant tout un espace d’opposition au pouvoir (Negt, 2007), dans lequel places et parts sont repartagées à l’aune d’un nouveau conflit et d’une épreuve d’égalité. Le pouvoir du peuple dans l’espace public se présente alors comme un être bifront : à la fois horizon collectif d’une citoyenneté active au moyen duquel l’individu peut dire le commun, à la fois fondement conflictuel de la démocratie. Comme le synthétise Norbert Lenoir « L’espace public est la formation d’un espace oppositionnel dans lequel se constituent des publics de citoyens qui réagissent à des décisions politiques. […] Le propre de la démocratie est alors de se définir par la présence en son sein d’un peuple excédentaire qui renvoie à la composante sociale qui a été écartée de l’exercice du pouvoir » (Koch et Lenoir, 2008, p. 11). Ces perspectives sont heuristiquement fécondes pour penser l’opérativité du peuple dans les pratiques participatives, dans la mesure où ces dernières appartiennent au champ des pratiques civiques. Cela d’autant plus que la question d’un « peuple qui veut », lourde de contradictions en philosophie politique, y compris dans une tradition « actionnaliste » et « an-archique » comme celle d’Hannah Arendt (Tassin, 2006), cède à un questionnement sociologique plus général : comment un acteur-citoyen éprouve le « peuple qui veut » ? Sous quelles formes ? Comment son propre vouloir individuel (le « je veux » de Pitkin) aspire à une volonté collective par l’entremise du « droit à avoir des droits » (le « j’ai le droit de » de Pitkin). En quoi ses pratiques participatives convoquent le peuple comme opérateur de mobilisation ? Dans quelle mesure les contradictions du peuple, dont témoigne son archéologie philosophique, se retrouvent dans ces pratiques participatives (par exemple la latence jacobine du Peuple-un, ou la proximité conceptuelle avec la Nation ou l’ethnos) ? D’un ensemble de contradictions de la philosophie politique on a produit des questionnements pour une sociologie des pratiques participatives.  

Peuple et pratiques participatives

 Démocratisation de la démocratie ou « dérive » populiste ?   Si l’espace public permet de repenser la question démocratique du peuple à partir du « pouvoir du peuple », les théories de la démocratie participative semblent poser la même question dans les termes du « pouvoir au peuple ». Or, si le pouvoir du peuple convoque les questions « saines » de la citoyenneté, de la critique, de la résistance au pouvoir, le pouvoir au peuple, quant à lui, semble préluder à la résurgence de nouvelles formes de domination. Parmi elles, la domination populiste qui asservit le « pouvoir au peuple » par la flatterie et l’instrumentalisation – donc la démagogie. Cependant, le « pouvoir au peuple » n’est pas sans convoquer toute une batterie de dispositifs participatifs, allant des conférences citoyennes aux budgets participatifs (Sintomer, 2007), qui constituent des formes d’expérimentation démocratique. Comment concilier alors une vision tendant à voir dans le « pouvoir au peuple » le fantasme de la « dérive populiste » et une autre qui en fait le pilier d’une démocratisation de la démocratie, selon l’expression désormais usée (et donc éminemment plurivoque) de Boaventura de Sousa Santos ? La question se pose avec une force particulière pour un ensemble d’expériences latino-américaines contemporaines, qui articulent non sans contradictions un héritage national-populaire et la mise en place de dispositifs participatifs dans le prolongement de l’expérience fondatrice des budgets participatifs de Porto Alegre. Les Consejos comunales de planificación pública vénézuéliens, les Juntas vecinales boliviennes, les Comités cívicos équatoriens sont parmi les principaux exemples d’une jonction tout à fait nouvelle entre populisme et démocratie participative inscrite dans les tensions du « pouvoir au peuple ».  

Vers une pragmatique du peuple : le peuple-opérateur

  Afin de ne pas verser dans le paradoxe d’une explication de ces expériences dans les termes d’une conciliation plus ou moins contradictoire de raison démocratique et forme autocratique, en adoptant une vision misérabiliste de l’acteur populaire convoqué dans ces comités de démocratie participative, une solution semble s’imposer. En écho à la pragmatique de l’espace public défendue par une grande partie de l’anthropologie de la citoyenneté (Barril, Carrel, et al., 2003), une opportunité féconde pour restituer l’intelligence sociologique de ce « pouvoir au peuple » semble être la voie pragmatiste. Comment le peuple fonctionne dans l’actualisation pratique de son pouvoir ? Quelle est l’espace de son expérience (populaire) ? Quel type d’expérience du public contribue-t-il à produire ? C’est à ces questionnements qu’une sociologie des publics produits par le « peuple-opérateur » devra contribuer à répondre.
Bibliographie
BARBER B.R., 1984, Strong Democracy: Participatory Politics of a New Age, Berkeley, University of California Press. BARRIL C., CARREL M., et al. (dir.), 2003, Le Public en action. Usages et limites de la notion d’espace public en sciences sociales, Paris, L’Harmattan. BLONDIAUX L., 2008, Le Nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil, « La République des idées ». CARREL M., NEVEU C., et al., 2009, Les Intermittences de la démocratie. Formes d’action et visibilités citoyennes dans la ville, Paris, L’Harmattan. COLLIOT-THÉLÈNE C., 2011, La Démocratie sans démos, Paris, Presses universitaires de France, « Pratiques théoriques ». DE LA TORRE C., 2008, El retorno del pueblo. Populismo y nuevas democracias en América latina, Quito, Facultad latinoamericana de ciencas sociales Sede Ecuador. ELIASOPH N., 1996, « Making a Fragile Public: A Talk-Centered Study of Citizenship and Power », Sociological Theory, vol. 14, no 3, p. 262-289. KOCH I., LENOIR N., 2008, Démocratie et espace public : quel pouvoir pour le peuple ?, Hildesheim, Olms. LEFORT C., 1994, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, « L’Espace du politique ». NEGT O., 2007, L’Espace public oppositionnel, Paris, Payot, « Critique de la politique ». RANCIÈRE J., 1995, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée. RANCIÈRE J., 2005, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique. REVEL M., BLATRIX C., et al. (dir.), 2007, Le Débat public : une expérience française de démocratie participative, Paris, La Découverte, « Recherches ». SINTOMER Y., 2007, Le Pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, Paris, La Découverte. TASSIN E., 2006, « Le peuple ne veut pas », colloque international, Hannah Arendt. Cent ans après sa naissance, université Paris 7 Denis Diderot. ZASK J., 2008, « Le public est-il un espace ? Réflexions sur les fonctions des publics en démocratie », in KOCH I., LENOIR N., Démocratie et espace public : quel pouvoir pour le peuple ?, Hildesheim, Olms.