Pouvoirs citoyens et mouvements sociaux

Samuel Hayat, Chargé de recherche en science politique, CNRS (CEVIPOF).

Pouvoirs citoyens et mouvements sociaux

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Le temps est désormais loin où la participation démocratique était considérée exclusivement sous l’angle institutionnel, en particulier électoral. Comme nombre de notices réunies ici en témoignent, les études de la participation accordent désormais une place importante aux formes non institutionnelles d’engagement des citoyen·nes, y compris les plus conflictuelles, qu’on regroupe parfois sous les termes de mouvements sociaux, d’interpellation citoyenne ou d’activisme. Peu valorisés par les formes les plus iréniques de démocratie délibérative, reposant sur l’institutionnalisation de procédures de délibération pour prendre des décisions orientées par l’intérêt général, les mouvements sociaux prennent tout leur sens dans la perspective d’une démocratie agonistique, qui postule l’impossibilité de mettre en place des institutions qui règlent entièrement les désaccords, et défend la transformation permanente des termes mêmes du débat démocratique par la participation toujours en partie incontrôlée des citoyen·nes.

Cette participation hors des institutions peut prendre de nombreuses formes, explorées dans différentes notices réunies ici. Il peut s’agir de l’envoi de pétitions aux responsables politiques, de la surveillance de leur action, de l’organisation de manifestations, de la réalisation d’audits citoyens, de l’animation de médias participatifs, de pratiques de désobéissance civile ou civique, voire de la création d’espaces ouvertement oppositionnels comme les ZAD. Dans tous les cas, des personnes qui n’ont pas reçu de mandat spécifique, parfois mais pas nécessairement membres d’une association, tentent de peser en tant que simples citoyen·nes sur le cours des choses par des moyens différents de ceux prévus par les institutions. Ces mouvements sociaux peuvent avoir des objectifs très différents, comme l’empowerment individuel ou collectif, la reconnaissance de droits (ou leur application), l’extension de logiques d’égalité, la justice, la reconnaissance, l’émancipation, voire la révolution, ou au contraire l’opposition à des politiques transformatives ou égalitaires dans le cas de la participation conservatrice, ou la participation au maintien de l’ordre par le vigilantisme. Ce qu’ils ont en commun, au-delà de la diversité de leurs modes d’action et de leurs objectifs, c’est de faire participer directement des citoyen·nes, mais sans recourir principalement aux moyens institués de participation, implicitement ou explicitement pensés comme n’étant pas suffisants pour permettre aux citoyen·nes d’exercer leur pouvoir, dans une perspective souvent de critique de la participation.

S’active alors, dans ces mouvements sociaux, une conception critique de la citoyenneté, qui refuse de la percevoir et de la pratiquer comme un pur assujettissement aux seules procédures de participation prescrites par l’État, souvent objet de défiance, pour ouvrir vers la possibilité d’une véritable autonomie, souvent conquise contre les institutions et parfois la répression. La citoyenneté dont il est ici question n’est donc pas affaire d’identité nationale ou d’appartenance prescrite, mais bien plutôt d’invention d’un espace propre d’action collective – ce qui pose toujours la question des frontières de cette citoyenneté critique et des mécanismes de reconduction d’exclusion des sans-parts de ces formes de participation. Cette participation citoyenne non institutionnelle peut se déployer à différentes échelles. Il peut s’agir d’actions très locales, au niveau du quartier ou de la ville, comme les initiatives de community organizing, les tables de quartier mises en place dans les années 1980 par les associations montréalaises, les parlements de la rue qui se multiplient dans différents pays africains dans les années 1990, ou, de manière plus agonistique, les occupations caractéristiques des mouvements des places du début des années 2010, comme les Indignés espagnols en lutte pour une démocratie réelle. Mais l’action collective peut aussi être pensée jusqu’au niveau le plus global, comme les forums et les contre-sommets du mouvement altermondialiste ou les marches des jeunes pour le climat.

L’idée sous-jacente à la valorisation démocratique des mouvements sociaux est souvent que les simples citoyen·nes possèdent sur les questions politiques un sens du bien commun et de l’intérêt général, justement parce qu’ils ne sont pas des professionnels de la politique, détachés du réel, ou des représentant·es de groupes d’intérêt ou de lobbies qui ont des intérêts particuliers à défendre. Comme ils sont souvent les premiers concernés par les décisions prises, ils possèdent une expertise spécifique née de leurs savoirs d’usage ou savoirs expérientiels, sans pour autant se laisser influencer par des considérations de pouvoir ou d’intérêt. Tout l’enjeu est alors de trouver des formes d’organisation qui permettent à l’ensemble des citoyen·nes de s’exprimer et de participer à l’action collective, comme les assemblées générales, espaces de délibération collective, tout en réussissant à constituer une force suffisamment cohérente pour opposer un véritable pouvoir aux institutions que l’on cherche à influencer, contester ou renverser, ou au moins à construire des espaces d’autonomie, comme prônés par les défenseur·ses d’une démocratie du faire.

Pour toutes ces formes de participation non institutionnelle, la question se pose de l’horizon dans lequel elles se situent, au-delà des objectifs immédiats. Généralement, les mouvements sociaux cherchent à influencer les institutions de l’extérieur, en faisant pression sur les acteurs institutionnels, en vue de modifier les décisions prises, voire les dispositifs eux-mêmes, mais sans y participer formellement. Mais ils peuvent parfois chercher à se voir reconnaître et inclure par les institutions, comme l’ont été en leur temps les syndicats avec la mise en œuvre de différentes formes de citoyenneté industrielle – ce qui ne signifie pas nécessairement se soumettre à l’ensemble des règles préexistantes, car les institutions, notamment les dispositifs participatifs, ne cessent d’être travaillés par les usages discordants des citoyen·nes et des mouvements qui y prennent part. Ainsi le processus constituant chilien a pu représenter un débouché institutionnel à la forte mobilisation populaire de 2019-2020. De manière plus courante, les mouvements sociaux, notamment locaux, peuvent déboucher sur la constitution de listes citoyennes aux élections.

Enfin, au-delà de la dichotomie entre indépendance et institutionnalisation, les mobilisations peuvent, selon une logique de politique préfigurative, travailler à la réalisation d’un système différent, reposant sur la cristallisation des normes alternatives qu’elles mettent en œuvre, et en particulier la norme de pouvoir citoyen. Ainsi, des mouvements peuvent être inspirés par l’idée de démocratie directe, reposant sur des procédures de désignation ou de décision qui donnent un pouvoir égal à tous les citoyen·nes, telles que le référendum ou le tirage au sort. Au-delà des seules procédures, ces mouvements peuvent, dans une perspective de démocratie radicale en rupture avec les institutions représentatives, viser à instaurer le communalisme, qui situe ce pouvoir au niveau fondamental de la commune, l’autogestion, qui le pense plutôt au sein de l’entreprise, ou la démocratie des conseils, qui tente de fonder les institutions tant économiques que politiques sur l’intervention directe des travailleur·ses.

Ces différentes options ne sont pas exclusives, pas plus que ne le sont les modes d’action ou les espaces dans lesquels les mouvements sociaux se situent. Pour prendre l’exemple du mouvement des Gilets jaunes, auquel deux notices sont consacrées, l’une sur les pratiques de démocratie directe du mouvement et l’autre sur sa critique des institutions représentatives, on peut y voir s’y déployer toute une gamme d’actions et de perspectives. Les formes les plus conflictuelles d’action, lors des manifestations et lors des blocages routiers, y coexistent avec des moments délibératifs sur et entre les ronds-points, sur les réseaux sociaux ou sur la plateforme du Vrai Débat, ou lors des Assemblées des assemblées – voire avec des rencontres avec des élu·es ou la participation à des listes citoyennes. Certaines revendications centrales du mouvement, en premier lieu le Référendum d’initiative citoyenne, peuvent être vues à la fois comme une perspective d’amélioration du système existant, compatible avec les institutions représentatives, et comme une proposition radicale visant à fonder une véritable démocratie directe.

Ce que montrent en tout cas les notices rassemblées ici, malgré ou grâce à leur grande pluralité d’objets et d’approches, c’est l’importance fondamentale des mouvements sociaux et de ces formes non institutionnalisées de pouvoir citoyen pour le déploiement et l’approfondissement des logiques démocratiques, souvent à l’étroit dans les formes plus réglées de participation.

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