Définition de l'entrée

Souvent confondu avec la pluralité, qui décrit un fait, le pluralisme est on concept normatif qui prend position sur le devoir-être. À côté des pluralismes politiques et épistémiques, le pluralisme moral des valeurs ou des théories se distingue du monisme et du relativisme. Il estime que vivre une vie bonne demande d’arriver à établir un ordre cohérent parmi d’autres, de valeurs, ou d’autres éléments normatifs, pluriels et conflictuels.

Pour citer cet article :

Reber, B. (2013). Pluralisme. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/pluralisme-2013

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Le problème du pluralisme est solidaire de celui de la participation ; il permet de la justifier. En effet, en dehors de l’autonomie, c’est souvent au nom du respect du pluralisme qu’on exige une inclusion plus large de porteurs d’enjeux, de publics affectés ou de citoyens ordinaires. En effet l’intérêt d’associer un plus grand nombre de personnes à des processus politiques est très limité si ceux-ci défendaient le même avis ou les mêmes causes. C’est bien pour répondre à la diversité de ceux-ci que les systèmes politiques contemporains imaginent des solutions honorant plus ou moins bien la requête du pluralisme, tout en veillant à une certaine stabilité de la société. Si le pluralisme peut mettre cette dernière au défi, le multipartisme et certaines garanties constitutionnelles sont une expression et la preuve du rôle central de celui-là dans l’exercice démocratique, voire pour son perfectionnement.

Une notion multiforme

Pourtant la notion de pluralisme indique des problèmes très différents qui sont malheureusement confondus. Il y a premièrement la perspective souvent implicite qui est empruntée, qui modifie considérablement l’approche du pluralisme, si elle est individuelle, intersubjective ou au contraire politique et se situant au point de vue de l’État. Deuxièmement, le pluralisme dépasse largement la simple reconnaissance de la pluralité qui est un fait dans nos sociétés composites, complexes et mondialisées. Il est une prise de position normative et ne relève donc pas de la simple description de cette diversité. Il concerne donc le devoir être et pas uniquement ce qui est ; certains voudront même ne pas prendre en compte ce qui est pour ne défendre que ce qui doit être. Cette prise de position intéresse donc au premier chef le droit et les philosophies morales et politiques. Certains juristes pensent que le pluralisme est inhérent au droit comme la grammaire au langage (Reber et Sève, 2005) puisque le droit organise les rapports entre individus et/ou groupes. C’est parce qu’il y a différences qu’il y a droit, qui serait superflus dans une société utopique homogène. Le respect du pluralisme est devenu une norme dans les théories politiques contemporaines, souvent démocratiques et libérales, dans le sens politique du terme. Pourtant, il existe un autre pluralisme, moral, distinct du pluralisme politique, qui oblige à remettre sur le métier les solutions libérales, parce que celles-ci favoriseraient une échelle de valeurs libérales (Kekes, 1993). Appelé pluralisme moral en anglais, on peut lui préférer la terminologie française de pluralisme éthique. Ce qui importe dans le choix entre moral ou éthique est de savoir où on se situe sur les niveaux allant des références morales partagées par une société ou un groupe, à l’éthique appliquée et aux théories morales pour arriver à la méta-éthique (Kagan, 1998 ; Ogien, 2003). Ce pluralisme est relativement négligé en théorie politique, avec lequel les relations entre les concepts sont si tortueuses que les politologues peuvent être tentés de rester à l’écart de ces sables mouvants (Leca, 1996). Une dernière difficulté est tributaire du fait que le pluralisme traverse toutes les sphères des savoirs. Il y a donc autant de risques de confusions qu’il y a de sphères impliquées dans la discussion ou la controverse, de tentations de réduction de la compréhension du pluralisme d’une ou de plusieurs sphères par une autre comme nous le verrons avec la sphère politique, voire d’arrangements et de pondérations possibles entre ces sphères selon des types de gouvernance plus au moins hospitalières au pluralisme. Ces différentes voies de résolutions sont particulièrement importantes pour la structuration de la participation. En effet, si honorer et favoriser la pluralité grâce à la participation est une chose, le faire de façon pluraliste en est une autre. Or, ceux qui plébiscitent le pluralisme s’arrêtent souvent à la pluralité, et sont ignorants des contours du pluralisme moral.

Pluralismes politiques et moraux

La thématique de la participation privilégie la pertinence des pluralismes politiques et moraux. Si la reconnaissance du pluralisme moral dans l’évaluation des faits et des normes s’est imposée tardivement dans l’histoire des démocraties et de leurs justifications théoriques, le respect et le traitement de celui-ci y sont minimaux. C’est sans doute par crainte de déséquilibre et de désordre dans la société ou de ne pas pouvoir arriver à solder la controverse morale que le pluralisme moral a été mis sous la contrainte politique, préférant privilégier la coopération entre individus libres et égaux et soumettre à l’exigence de la tolérance les sphères épistémique, morale et métaphysique. Cette stratégie est celle de John Rawls par exemple. Il s’appuie sur six caractéristiques des difficultés du jugement qui lui permettent de défendre ce qu’il appelle le fait du pluralisme raisonnable (Rawls, 2005 [1993]). Or, le fait ici peut porter à confusion puisqu’il est une constatation qui porte sur les capacités à évaluer des individus d’une société qui sont différents quand bien même ils sont rationnels ; il ne s’agit donc pas simplement de description mais d’évaluation. Pourtant, Rawls refuse de comprendre plus avant selon quels éléments spécifiquement moraux les jugements des individus diffèrent, mais s’intéresse plutôt à la défense d’un cadre institutionnel que tous pourraient vouloir accepter et soutenir. Or, non seulement le prix à payer est lourd, au prix d’une abstinence épistémique et morale qui est une fausse bonne réponse à la question du respect d’autrui, mais les controverses associées au pluralisme et à la divergence d’appréciation qui traversent nos sociétés et qui requièrent une participation accrue, concernent au premier chef le pluralisme moral.
Le pluralisme moral est souvent restreint à celui des valeurs (Rorty, 1990). Il entraîne avec lui une série de problèmes relatifs à celles-ci : incommensurabilité, incompatibilité, conditionnalité ou au contraire prépondérance, priorité, valeurs substantielles ou procédurales, types d’engagement à leur égard (Reber et Sève, 2005).
Le pluralisme moral est une position concurrente du monisme, d’une part, selon lequel il n’y aurait qu’un seul système de valeurs ordonné et raisonnable possible, et, d’autre part, du relativisme qui défend au contraire que toutes les valeurs sont conventionnelles. Dans ce second cas, les valeurs que les gens acceptent dépendent des contextes dans lesquels ils sont nés, de leur héritage génétique, des expériences, ou encore des influences politiques, culturelles, économiques et religieuses. Ce à quoi ils accordent de la valeur dépend de leur attitude subjective et non pas du caractère objectif des valeurs. Le pluralisme des valeurs sera alors la croyance selon laquelle la vie bonne exige la réalisation de types de valeurs radicalement différentes, et que bon nombre de celles-ci sont conflictuelles et ne peuvent être réalisées en même temps. Vivre une vie bonne demande d’arriver à établir un ordre cohérent de valeurs plurielles et conflictuelles, mais des ordres cohérents sont eux-mêmes pluriels et conflictuels. La pluralité des conceptions de la vie bonne est double. D’une part, elle incarne des valeurs différentes, et, d’autre part, celles-ci sont prises en compte selon des ordres différents. Les pluralistes moraux sont en désaccords sur l’accès aux valeurs morales et sur les relations qui existent entre elles ou les règles pour les traiter (Merrill et Pélabay, 2012 ; Crowder, 2002 ; Bellamy, 1999).
Les valeurs ne sont pas les seuls éléments qui permettent de soutenir des évaluations morales ou de les justifier, notamment en cas de désaccords. D’autres éléments sont candidats, comme les fins dans le cas du jugement pratique fins et moyens (Becker, 1992) ou toutes les théories morales (Rachels, 1998). Certains diront que c’est parce que ce pluralisme existe qu’il y a une place pour la méta-éthique qui doit réfléchir aux conditions que doivent remplir les théories morales (Railton, 1992). Nous avons donc un pluralisme moral des théories, beaucoup plus large que celui des valeurs, du simple fait que des théories aussi différentes que le déontologisme, le conséquentialisme ou l’éthique de la vertu existent pour ne prendre que les théories les plus répandues. Ce pluralisme est de deux types : à cause de chacune de ces théories ou par les compositions de leur différents éléments. On peut alors présenter ceux-ci, les règles pour les ordonner, ainsi que ce qui est évalué (les focalisations) pour faire une sorte de cartographie des évaluations des individus en contexte de justification (Kagan, 1998 ; Reber, 2011a). Ce pluralisme prend au sérieux ces évaluations et ne cherche pas à les expliquer par des biais cognitifs ou des facteurs exogènes (pressions économiques, politiques ou culturelles). En cela il se distingue du relativisme. Le pluralisme moral peut prendre en compte le contexte, si celui-ci n’escamote pas les dimensions proprement morales à l’œuvre.
Il existe un accord général parmi la majorité des philosophes pluralistes pour reconnaître des conflits parmi les valeurs ou les facteurs moraux qui sont incompatibles et incommensurables. Par contre, il y a désaccord pour savoir si on peut les résoudre. Williams et Isahia Berlin semblent en effet pencher pour dire qu’on ne peut pas y arriver. Moins tragiquement, d’autres prétendent que nous passons notre vie à résoudre certains de ces conflits de valeurs (Kekes, 1993). Nous pouvons ajouter que l’on peut vouloir viser plusieurs types d’accord par la participation. Le consensus n’est pas la seule issue possible ; compromis, désaccords délibératifs, acquiescements à la dissonance configureront diversement le traitement du pluralisme éthique.
De plus, si nous ne prenons que les valeurs, l’image de la peinture peut être aidante. Si les valeurs sont des couleurs pures, dans la nature elles sont mélangées. Cette image aide à entrevoir des accords qui nous mènent plus loin que les oppositions tranchées de conflits dramatiques entre valeurs pures.
Avec le souci de coopération entre recherches normatives et descriptives, le pluralisme des théories morales pourrait également réduire la grande hétérogénéité qui apparaît à l’étude des conceptions morales qui s’opposent dans les débats publiques (Reber, 2010, 2011b).

Véritable mille-feuilles allant de la pluralité sociale aux pluralismes moraux, le pluralisme constitue un défi dans la gouvernance des domaines sociaux, juridiques, économiques, éthiques et politiques, mais également ceux des sciences. En effet, la question du pluralisme se situe aujourd’hui au cœur de controverses scientifiques et pas simplement dans des questions liées au multiculturalisme, à la reconnaissance des identités (nationales, ethniques, religieuses, sexuelles), à la construction d’entités supra ou infra nationales, au droit des minorités et aux problématiques liées à la tolérance et à la laïcité. Les différentes acceptions, empiriques, théoriques et normatives, interpellent la théorie moderne de la démocratie en général et celle de la participation en particulier.

Bibliographie

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