Vote
Acte de participer aux consultations électorales organisées par les pouvoirs publics. Le vote constitue donc la réponse à une sollicitation externe, le plus souvent ritualisée quand le vote n’est pas obligatoire, de laquelle dépend en grande partie la légitimité des gouvernants depuis que le suffrage universel a été institué en mode d’expression essentiel de la souveraineté populaire.
Braconnier, C. (2013). Vote. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/vote-2013
La prise en charge étatique des dispositifs de mobilisation électorale explique que le vote constitue, encore aujourd’hui et de très loin, le mode de participation politique le plus diffusé dans l’espace social. En France, ce sont plus de 8 citoyens sur 10 qui ont pris part à l’élection du président de la République en 2007, quand nettement moins d’1 sur 10 milite dans un parti, prend part à des manifestations ou participe à des réunions publiques. À cette occasion, les plus jeunes, les moins diplômés, les plus fragiles professionnellement ce sont rendus massivement aux urnes dans des proportions presque identiques à celles des autres catégories de la population. Certains scrutins, encore aujourd’hui, manifestent donc une capacité qui les distingue à abaisser le « cens caché » en stimulant la participation des catégories les moins bien pourvues en ressources pour prendre la parole, et qui se tiennent habituellement à distance de la politique institutionnelle (Gaxie, 1978). C’est que voter peut concrètement recouvrir le fait de consacrer quelques minutes à déposer un bulletin dans une urne, sans pour autant forcément l’investir politiquement, ni même moralement ou affectivement (Gaxie, Ihl, et al., 1993). Si le vote dépossède les citoyens de leurs propres mots au profit de ceux des candidats dans le mouvement même où il leur donne la parole (Bourdieu, 1984 ; Déloye et Ihl, 2008), il fournit donc aussi à ceux qui sont habituellement silencieux des mots d’emprunts sans lesquels la plupart ne s’expriment tout simplement pas dans l’espace public.
Et son caractère potentiellement expressif et donc subversif malgré tout n’a pas échappé aux républicains du XIXe siècle qui offrirent le droit de vote avec parcimonie, en en limitant l’accès à ceux susceptibles d’en faire un usage conforme aux attentes du pouvoir établi. Aux États-Unis, la procédure d’inscription sur les listes électorales, particulièrement restrictive dans certains États qui imposaient des conditions de résidence drastiques ou la maîtrise de l’écriture, eut pour effet de tenir certaines catégories de la population à distance du vote bien après la proclamation de leur droit à participer. Encore aujourd’hui, les Américains originaires d’Afrique votent beaucoup moins que les autres du fait de leur toujours très faible inscription sur les listes électorales. Et si les femmes votent aujourd’hui autant que les hommes, elles se virent longtemps refuser l’accès aux urnes, notamment en France où on ne leur reconnaissait pas une capacité à incarner la nation et à défendre l’intérêt général au même titre que leurs concitoyens de sexe masculin.
Pour autant, le vote des citoyens plus immédiatement désirables ne se produisit pas du jour au lendemain. Après l’instauration du droit de vote, il fallut produire les électeurs, ce qui prit des décennies (Offerlé,1989). Il fallut ainsi convaincre les milieux populaires du bien fondé d’un répertoire d’action qui devait se substituer à ceux plus traditionnels de la revendication par l’émeute (Tilly, 1986). Puis les mobiliser politiquement, au nom de valeurs et de programmes, pour qu’ils procèdent à leur inscription et qu’ils se rendent effectivement, par la suite, jusqu’aux bureaux de vote. Entreprise par les notables en concurrence avec les militants des partis naissants, cette mobilisation du plus grand nombre vers les urnes a pris plusieurs formes qui continuent de faire sens aujourd’hui (Déloye et Ihl, 2008).
La mobilisation électorale fut d’abord collective : les villageois allaient voter au sortir de l’office religieux, rangés derrière le prêtre et les grands propriétaires terriens ; les ouvriers subissaient l’influence de leurs patrons (Garrigou, 2002). Ceux qui, plus tard, se sont installés dans les périphéries industrielles des grandes villes ont bénéficié d’un encadrement partisan qui allait trouver son incarnation la plus aboutie dans les cellules communistes de la banlieue rouge parisienne. Dans tous les cas, le vote renvoyait à une forme collective de participation qui ne faisait que prolonger d’autres modes, plus quotidiens, du vivre ensemble (Pudal, 2009 ; Mischi, 2010).
Mais le vote fut aussi construit en France, notamment par la troisième République, comme une forme d’expression individuelle qui devait être produite sur un mode individuel à partir d’une analyse raisonnée de l’offre électorale. Pour déconstruire l’influence des notables, de l’Église puis des partis radicaux, les pratiques électorales furent codifiées ; on eut recours à l’impression des bulletins de vote, la distribution d’enveloppes, la mise en place d’urnes fermées et d’isoloirs censés couper les individus de tout type d’influence, y compris celle de leurs milieux d’appartenance (Garrigou, 1988). Dans le même temps, l’école gratuite et obligatoire pour tous eut pour mission de produire des citoyens éclairés par la maîtrise de la lecture et de l’écriture et donc autonomes dans leur appréhension des promesses des candidats.
Pour autant, la dimension collective de la pratique électorale ne fut jamais véritablement éradiquée. Et c’est la mise en lumière, par une partie des sciences sociales, de ce qui sépare précisément cette mythologie démocratique (une participation généralisée, égalitaire, individuelle et éclairée) de ce que recouvre en pratiques la participation électorale aujourd’hui qui alimente le débat scientifique sur le vote.
D’abord, certains chercheurs montrent qu’on continue, aujourd’hui comme hier, de voter en groupes, et notamment en famille (Lazarsfeld, 1968 ; Braconnier et Dormagen, 2007). L’entraînement des moins intéressés par la politique par ceux qui le sont un peu plus met en exergue l’existence de votes produits par incitation des proches, par conformisme, par imitation beaucoup plus que par conviction ou par évaluation par chaque individu des risques et avantages respectifs d’un programme. Quand ils sont sans famille, sans amis, sans travail, les moins politisés demeurent le plus souvent en retrait du vote (Lancelot, 1968 ; Burns, Lehman-Schlozmann, et al., 2001). Des travaux anglo-saxons mettent également bien en évidence l’impuissance à faire voter de toutes les méthodes qui ont pour effet d’ individualiser l’exercice du suffrage. Le vote anticipé destiné à éviter les files d’attente le jour J, le vote par correspondance ou par mail qui exonère pourtant des déplacements, le vote délocalisé en de multiples points du territoire qui réduit les distances séparant les électeurs du bureau de vote mais les prive du rituel électoral : autant de procédures essayées en Grande Bretagne ou aux États-Unis au cours des années 2000 qui ne sont pas parvenues à modifier les contours du corps électoral effectif parce qu’elles neutralisent la dynamique d’entraînement inhérente au vote en groupe (Leighley, Stein, et al., 2004 ; Norris, 2004).
De ce premier constat, il résulte que le vote ne constitue pas une modalité d’expression politique plus univoque que les modalités moins conventionnelles. L’offre électorale telle qu’elle est cristallisée dans des discours, des slogans de campagnes, des professions de foi, des noms de candidats imprimés sur des bulletins peut n’entretenir qu’un rapport lointain avec l’appréhension qu’en ont les votants et donc les raisons qui ont pu les pousser à participer. Même si elle est encore très largement diffusée, la théorie de l’électeur rationnel, importée de l’économie et qui considère l’électeur comme un consommateur évaluant un produit et se prononçant en fonction des avantages individuels qu’il en attend, pêche par son incapacité à rendre compte de la grande diversité des usages du vote (Downs, 1957 ; Blondiaux 1996 ; Lehingue, 1997). Les scrutins qui mobilisent le plus massivement mêlent des électeurs stratèges très politisés à de jeunes adultes se déplaçant sous pression parentale, à des personnes âgées qui, pour être parfois politiquement désenchantées, n’en continuent pas moins d’ accomplir régulièrement leur devoir électoral.
De ce constat, il résulte également que l’on vote moins aujourd’hui qu’hier. Car des plus institutionnalisés aux plus informels, les dispositifs anciens d’encadrement du vote ont subi de larges déstructurations au cours des trois dernières décennies. D’une part, les partis politiques de masse qui encadraient le vote populaire, notamment ouvrier, ne sont désormais plus en état de le faire faute de militants en nombre suffisant. D’autre part, la diffusion du modèle familial monoparental prive les conjoints et les enfants d’un entraînement au vote dans l’enceinte du foyer. Sauf conjoncture exceptionnelle de campagne susceptible d’affecter jusqu’à ceux qui sont les moins intéressés par la politique, ces citoyens alimentent désormais la démocratie de l’abstention en ne participant que de façon très intermittente au rituel électoral (Braconnier et Dormagen, 2007 ; Clanché, 2003). Or, ceux qui votent le moins ne se distribuent pas au hasard dans l’espace social : les plus jeunes, les moins diplômés, les plus instables professionnellement sont désormais largement sous-représentés dans les urnes. Leur éloignement du vote rend compte d’un retour du cens caché qui, même s’il est moins fort que pour les autres répertoires d’action politique, n’en fragilise pas moins les fondements de la démocratie électorale.
Face à ce risque de l’abstention, les pouvoirs publics réagissent plus ou moins. La Russie post-soviétique imagine des substituts à l’ancienne contrainte policière que mettent en œuvre nombre de régimes autoritaires pour pouvoir afficher une mobilisation massive de leur population : concerts devant les files d’attente, buffets, rétributions symboliques diverses visent à empêcher que la démocratie naissante ne soit frappée d’une trop forte illégitimité par une abstention élevée (Champagne, 2001). D’autres font le choix de rendre le vote obligatoire, désormais en débat dans les démocraties anciennes. Ce type de dispositif, s’il est assorti de sanctions effectivement appliquées, se révèle efficace en matière de participation. Sa diffusion offre une garantie pour les plus fragiles de retenir l’attention des candidats, mais consacre aussi le vote comme échange entre des promesses d’amélioration des conditions matérielles d’existence et des voix (Braconnier, Dormagen, et al., 2013).
Le plus souvent cependant, les gouvernants peinent à affronter l’abstention, en en dissimulant l’ampleur ou en la déplorant occasionnellement sans vraiment la combattre par des dispositifs adaptés, laissant le vote devenir, comme c’est déjà le cas de bien d’autres formes de participation politique, l’instrument des mieux pourvus en ressources sociales et culturelles.