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Le théâtre-forum est l’une des techniques du Théâtre de l’opprimé qui comprend également les jeux et exercices, le théâtre-images, le théâtre-journal, le théâtre invisible et l’arc en ciel du désir (techniques introspectives).

Pour citer cet article :

Brugel, F, Lénel, P. (2013). Théâtre-forum. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/theatre-forum-2013

Citer

Le Théâtre de l’opprimé, qui fait référence aux travaux de Paolo Freire (pédagogie des opprimés), a été inventé par Augusto Boal, au Brésil, dans les années 1960. Il s’agissait de mettre le théâtre et la culture au service du peuple comme un outil de lutte contre l’oppression politique. Après une période d’emprisonnement dont il sort grâce à la pression internationale, Augusto Boal est exilé. Il arrive en France en 1980 et y crée une première structure : le CEDITADE (centre d’expression et de diffusion des techniques actives d’expression) qui deviendra le centre du Théâtre de l’opprimé Augusto Boal. En 1985, Augusto Boal peut rentrer au Brésil où il met en place le théâtre législatif : les pistes de transformation élaborées au cours des spectacles de théâtre-forum joués par des groupes sociaux sont traduites en propositions de lois et portées au conseil des élus de la ville de Rio. Augusto Boal décède en mai 2009. Le mouvement du Théâtre de l’opprimé est aujourd’hui développé dans le monde entier.

La création d’un spectacle de théâtre-forum au sein d’un groupe passe par plusieurs étapes :

• des jeux et exercices visant à constituer le groupe, à permettre à chacun de prendre confiance en ses capacités à comprendre, dire et imaginer ;

• des récits de situations concrètes que vivent les participants du groupe en lien avec les questions à traiter ;

• des improvisations de ces situations ;

• le croisement des improvisations les unes avec les autres pour développer l’analyse et passer du singulier au général ;

• parfois la recherche à l’extérieur du groupe d’informations techniques concernant les procédures, la législation, les dispositifs, les fonctionnements théoriques et réels des institutions concernées ;

• les remplacements du personnage protagoniste (l’opprimé) pour s’entraîner à faire forum avec les spectateurs.

Ce faisant, le groupe se construit une vision commune de la situation et des objectifs communs. Cela se fait parfois dans une certaine conflictualité entre des points de vue qui se présentent comme antagonistes et qui doivent être re-questionnés pour que le désaccord soit éclairci ou que des déplacements s’opèrent. Le groupe arrivera ainsi à construire un discours commun et à faire le choix des situations concrètes qu’il va mettre en scène pour les porter au débat public par un spectacle de théâtre-forum.

Dans le cadre d’une opération de participation, le spectacle de théâtre-forum réunira les différentes parties concernées : élus, techniciens et citoyens d’une collectivité locale, ou usagers et salariés d’un service, ou encore adhérents et administrateurs d’une association.

Puis, le moment du spectacle de théâtre-forum constitue ses spectateurs en assemblée, réunie pour chercher des pistes concrètes afin de transformer la situation d’oppression sociale qui est présentée. Le spectacle de théâtre-forum doit alors être le lieu dans lequel se pensent les transformations à mettre en œuvre, Mais le spectacle n’est qu’une « répétition » ; l’action dans le monde « réel » reste à mener.

Dans un premier temps, les acteurs jouent une scène qui relate la situation du point de vue de l’opprimé, c’est-à-dire de celui qui veut changer les choses. Le terme d’opprimé n’est pas synonyme de déprimé, ou d’aliéné, bien au contraire. Un opprimé, qu’il soit une personne ou un groupe, a quatre caractéristiques : il vit une situation d’oppression reconnue et partagée par le collectif auquel il s’adresse ; il a une conscience aiguë de la situation ; il veut agir pour la transformer et il cherche la meilleure stratégie pour ce faire.

Dans un deuxième temps, les spectateurs sont invités à remplacer le protagoniste de la situation jouée avec lequel ils se sentent solidaires pour tester leurs stratégies et leurs pistes de transformation. Les antagonistes (généralement les oppresseurs) vont alors improviser avec la proposition du spectateur en la contrant avec les armes dont disposent les personnages qu’ils incarnent afin de l’amener à développer plus loin sa proposition, et lui permettre de s’affronter aux conséquences probables de son action. Ensuite un second spectateur vient tenter une autre proposition, soit en écho à la première, soit en rupture avec elle ; puis un troisième… jusqu’à ce que les propositions de l’assemblée semblent épuisées.

Les règles du jeu sont établies en début de séance par l’animateur du débat (le joker) qui les énonce et est garant de leur tenue : la parole ne se prend pas dans la salle, mais en actes sur l’espace scénique ; chaque personne qui le souhaite peut intervenir pour faire ce qu’elle veut ; on ne remplace pas les oppresseurs (puisque, dans la réalité, on ne peut pas les remplacer et que le théâtre-forum sert justement à trouver des stratégies face à eux). Le joker fait une synthèse du contenu de chaque proposition d’action jouée qui la met en perspective et en invite une suivante. Il doit aider l’assemblée à accoucher de toutes ses idées d’action et chacun à organiser sa pensée et sa volonté.

Un théâtre-forum peut être créé et joué par toute personne qui se sent concernée par le sujet, qu’elle soit comédien (professionnel) ou non : le Théâtre de l’opprimé a été conçu pour permettre à tous d’utiliser le langage du théâtre – outil rare puisqu’il mêle le corps, l’intellect et les émotions – afin de comprendre collectivement le réel et de chercher concrètement comment le transformer.

Le théâtre-forum se veut être un outil avec lequel les opprimés peuvent s’entraîner à agir pour transformer leur réalité. La vocation du théâtre-forum – et du Théâtre de l’opprimé en général – est la transformation sociale avec le postulat que seuls ceux qui ont intérêt à cette transformation pourront la mettre en œuvre. Le Théâtre de l’opprimé concerne donc la sphère politique, il s’attache généralement à la critique de nos institutions et vise au travail démocratique en ce sens qu’il a vocation à renforcer la capacité d’action des opprimés.

En France, de nombreuses compagnies théâtrales se réfèrent au théâtre-forum, certaines le pratiquent dans la droite ligne d’Augusto Boal, d’autres se situent plutôt du côté du théâtre interactif en rejetant l’appellation Théâtre de l’opprimé et sa visée politique pour parler de gestion des conflits, de prévention ou d’éducation des publics.

Marion Carrel (2013) nomme les premiers « les artisans de la participation », terme auquel elle attribue cinq caractéristiques : ils interviennent temporairement sur un territoire à la commande d’institutions publiques ; ils revendiquent le souci de faire entendre les « sans voix » dans les débats publics et de faire évoluer les représentations sociales stigmatisantes qui pèsent sur eux ; ils rejettent les modes traditionnels d’expertise sur la pauvreté ou les politiques sociales « par le haut » ; l’ingénierie participative qu’ils mettent en place est de l’ordre de la concertation, à la différence de dispositifs comme le budget participatif dans lesquels les habitants ont un pouvoir de co-décision de l’action publique. L’objectif des artisans de la participation est de favoriser le passage « du bruit à la parole » à travers l’enclenchement de processus d’enquêtes et de délibération sur le vivre ensemble ; enfin, leur méthode évolue au fil des expériences sur un mode artisanal et réflexif.

 

Conçu pour être un outil utilisable par tous, il est également mis en œuvre par des groupes ou des associations qui veulent donner de la voix ou peser sur les décisions publiques : par exemple une organisation non gouvernementale pour la protection de l’environnement, un groupe féministe, une association de locataires qui veut peser sur une réhabilitation… Dans ce cas, il est plus souvent considéré comme un outil de contre-pouvoir.

Enfin, le théâtre-forum est parfois mis en œuvre directement par quelques structures institutionnelles : les travailleurs sociaux d’un département qui l’utilisent avec leurs usagers pour faire évoluer l’institution, une sectorisation psychiatrique avec un objectif plus centré sur le soin…

Ces caractéristiques nous conduisent à aborder de front la question de la participation. Car si le théâtre-forum consiste bien en un lieu de participation (participation pour la construction des scènes ou du spectacle, participation du public), il ne l’est sans doute pas au sens, classique, de la participation des citoyens à la vie de la cité centrée sur la construction de la décision publique. C’est que, dans la plupart des cas, on se situe en amont ou en parallèle de l’action publique.

Même si ses effets précis semblent encore difficiles à établir, comme peut l’évoquer Yves Sintomer (2012) à propos de l’ensemble des dispositifs, nos expériences tendent à montrer qu’il permet ce que certains appellent aujourd’hui empowerment, augmentation des capacités d’agir, ou agency (voir également Talpin, 2011), en mettant au jour les logiques de la domination, et contribue à une meilleure représentation des logiques de pouvoir qui sont à l’œuvre dans la société et…dans les espaces de la participation qui n’échappent pas au fonctionnement global de la société. Contre la représentation de l’espace public pur (Habermas, 1978), le théâtre-forum montre que les espaces délibératifs ne sont pas exempts de rapports de force (de classe, de race, de sexe si l’on veut) et intègre en fait les critiques que Nancy Fraser avait portées à l’encontre de la conception habermassienne. Le théâtre-forum se donne ainsi à voir comme un espace public non pur, il promeut l’existence de contrepublics subalternes (Fraser, 2003) en autant d’arènes discursives parallèles. Contrairement à ce que Jürgen Habermas pouvait craindre, le théâtre-forum, via ces espaces, contribue à élargir l’espace discursif sans pour autant le fragmenter.

La scène du théâtre-forum n’est donc pas un lieu de participation au sens institué du terme. Et c’est bien logique : « répétition de l’action » selon son fondateur Augusto Boal, le théâtre-forum n’est pas tant un lieu de participation qu’un lieu de construction de l’espace public, un lieu de déploiement d’une société civile consciente d’elle-même (Hegel) : il permet des expressions multiples d’universalisation du particulier.

En effet, c’est bien l’action qui est visée dans le théâtre-forum, une action réflexive. L’oppression personnelle se transmue en matériau pour l’action collective. Articulation particulière de l’expérience vécue et de l’espace public, le théâtre-forum est en réalité un lieu qui permet, en termes habermassiens si l’on veut, d’actualiser les potentialités civiques des mondes vécus. Lieu de construction de l’autonomie politique le théâtre-forum peut alors être lu comme le lieu d’une participation réelle puisque langage, engagement corporel et praxis sont au cœur de sa pratique.

Ainsi, si le théâtre-forum n’est pas encore la preuve de la participation (démocratisation) au sens le plus classique, il en est au moins une des formes de sa possibilité. Aussi, il peut être vu comme un condensé magnifique de l’utopie de la participation : les personnes présentes délibèrent, dans le même temps décident (puisque leur proposition est mise en œuvre sur scène) et voient les conséquences de leurs propositions (puisque les antagonistes jouent les conséquences de la proposition du spectateur). Espace de débat en actes, lieu de délibération incarnée, il contribue à la construction d’une action collective à venir. Il montre ainsi combien la participation doit lier au sein d’un même espace délibération, décision et action. Il fait signe vers les conceptions d’une raison pratique (Descombes, 2011) qui ne sépare plus engagement et distanciation, décision et délibération, et, de ce point de vue, il pointe une des apories majeures des dispositifs en vigueur.

Sans doute à ses origines les ambitions du Théâtre de l’opprimé étaient bien différentes de ses développements contemporains au cœur de nos démocraties. En ce sens le théâtre-forum s’opposerait à la participation. Mais ce n’est sans doute pas le moindre de ses intérêts que de se confronter aux régimes démocratiques et de tenter des pistes de synthèse entre instrument de gouvernementalité au service du pouvoir et usage par les mouvements sociaux.

Bibliographie

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BOAL A., 2004, Jeux pour acteurs et non acteurs. Pratiques du Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte.

BOAL A., 2007, Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte.

CARREL M., 2013, Faire participer les habitants ? Les quartiers d’habitat social entre injonction participative et empowerment, Lyon, École normale supérieure Éditions.

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PIRIOU O., LÉNEL P. (dir.), 2011, Les États de la démocratie, Paris, Hermann.

SINTOMER Y., 2012, « Tirage au sort et démocratie délibérative. Une piste pour renouveler la politique au XXIe siècle ? », La Vie des idées, [en ligne] http://www.laviedesidees.fr/Tirage-au-sort-et-democratie.html (accès le 05/05/2014).

TALPIN J., 2011, Schools of Democracy. How Ordinary Citizens (Sometimes) Become More Competent in participatory Budgeting Institutions, Colchester, European Consortium for Political Research Press.