Définition de l'entrée

Pour citer cet article :

Faure, A. (2013). Territoire. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/territoire-2013

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Le territoire est une notion particulièrement polysémique dans ses usages savants au sein des sciences sociales et il semble quasiment impossible de trouver des points de convergence entre les définitions proposées par les ethnologues, les géographes, les juristes, les économistes et les politistes. La question se complique encore avec une entrée par les cultures nationales, à l’image de la lecture républicaine singulière du territoire adoptée en France depuis la Révolution française (Alliès, 1980), et que l’on retrouve dans la variété des traditions sur le local government en Europe et dans la diversité des conceptualisations de la spatialité politique dans les cinq continents (Lévy, 2009). Cette hétérogénéité des grilles de lecture par sous-discipline académique et par tradition nationale entraîne un foisonnement d’usages allant du territoire géographique des espaces vécus au territoire politique des institutions, du territoire naturel des espaces protégés au territoire ritualisé des communautés, du territoire militaire des relations internationales au territoire mental du subconscient… La genèse du terme paraît impossible, d’autant plus que le mot est particulièrement évocateur et polysémique (il suffit d’accoler l’adjectif « territorial » à un nom commun – développement, excellence, identité, administration, gouvernance, compétition, gestion, diversité, collectivité, continuité… – pour mesurer cette puissance signifiante).

Malgré ce foisonnement, une convergence langagière semble se dessiner depuis quelques années, notamment en Europe, sur ce que les politistes nomment la territorialisation de l’action publique. Ce virage s’opère sous la pression conjuguée de trois évolutions : le ciblage de certaines politiques européennes sur des espaces infranationaux en difficulté ; le développement de savoir-faire professionnels spécifiquement appliqués aux enjeux de développement local et de développement durable ; les réformes institutionnelles qui transfèrent des compétences considérables aux échelons des régions et des villes. Cette triple dynamique de rationalisation et de professionnalisation des interventions publiques constitue des indices probants de transformation de l’action publique et elle consacre, en France, de l’apparition de la catégorie « action publique territoriale » dans le langage des professionnels (Faure et Négrier, 2007). L’évolution se formalise avec la structuration de filières spécialisées et de nouveaux métiers dans les champs de l’aménagement, de l’environnement ou de l’action sociale (recrutement d’agents plus qualifiés dans les collectivités locales et invention de formes spécifiques d’expertises localisées, création de cursus universitaires et de formations techniques, mise en place de dispositifs publics ciblés sur le rural en déclin, l’urbain en crise, les zones de reconversion industrielle, les zones littorales, les centres-villes, les régions périurbaines, les territoires de montagne…). L’évolution s’est récemment cristallisée sur des mots valise comme le « projet de territoire » et la « gouvernance territoriale » (Pasquier, Simoulin, et al., 2007), notions qui véhiculent l’idée que l’efficacité des programmes dépend de formes renouvelées de coordination, de contractualisation et de régulation collectives à l’échelon local. Cet engouement est à la fois analysé et encouragé par de nombreux travaux en sciences sociales appliquées (urbanisme, management, environnement, sciences économiques, développement durable…) sur le constat que les territoires deviennent des acteurs du changement parce qu’ils interviennent en tant qu’opérateurs, vecteurs ou encore opportunités mobilisant des ressources, des énergies et des potentialités de toute sorte (Vanier, 2009).

Cette perception d’une modernité par la performance territoriale nous entraîne sur un autre registre discursif émergent depuis une décennie, celui de la citoyenneté par la proximité. Nombreux sont les cercles savants et experts qui diffusent des diagnostics insistant sur le fait que les collectivités locales sont les mieux placées pour prendre le pouls des citoyens en matière de programmation et de gestion des services publics. En quelques années, l’argument de la proximité s’est imposé comme un sésame de la légitimité des politiques publiques et ce souvent au détriment des arènes traditionnelles de médiation investies par les instances représentatives et les corps intermédiaires (syndicats, partis, chambres consulaires, associations, corporations). Pour bien gouverner, il faudrait donc se situer au plus près des individus, en prise directe avec leurs attentes et leurs besoins. Les élus placés loin du terrain ou sans ancrage territorial seraient même disqualifiés pour poser les bons diagnostics. On retrouve ce message à la fois dans de nombreuses arènes militantes et au cœur de toutes les réformes engagées depuis les années 1980 par les États nationaux en matière de décentralisation et de déconcentration. La volonté de transférer aux collectivités locales des compétences conséquentes repose d’abord sur l’argument que la focale des administrations locales permet un traitement plus juste de la demande sociale. On constate à cet égard que pratiquement tous les niveaux de collectivité locale expérimentent dorénavant des dispositifs locaux de participation et de concertation, sur la conviction qu’une bonne politique publique passe par une appréhension directe et sans intermédiaire des problèmes individuels à résoudre.

En termes de science politique, cette double évolution nous incite à souligner les éléments de croyances que l’action publique territoriale génère dans le champ du politique et des pratiques démocratiques par rapport aux modèles canoniques de l’État-providence et de la légitimité par les gouvernements représentatifs (Smith, 2008). Dans la lignée des travaux pionniers d’Edward E. Evans-Pritchard, l’ethnologue Marc Abélès avait étudié dans les années 1980 comment les scènes politiques communales et départementales généraient sur le cas français leurs propres critères d’éligibilité territoriale pour sélectionner les élus locaux (Abélès, 1988). L’auteur avait identifié les attributs sociaux et culturels permettant aux candidats d’incarner une évocation précise du territoire tout en l’insérant dans l’univers des réseaux de pouvoir professionnels et étatiques balisés par des événements fondateurs et des marquages cérémoniels. Cette façon de décrypter le territoire comme « producteur et manipulateur de territorialité » prend une importance particulière à l’heure où les élites politiques locales acquièrent des responsabilités considérables dans le pilotage des politiques publiques. La potentielle territorialité du politique est une piste stimulante pour décrypter le sens des récits locaux sur le bien commun. Si l’on opère un bref retour sur les hypothèses de l’École de Chicago concernant l’esprit des lieux et l’analyse des phénomènes de socialisation, il faut convenir que le lien qui s’établit entre les mondes sociaux locaux et les identités collectives conditionne pour partie les enjeux de domination et de représentations politiques. Cette perspective située et historicisée permet alors de questionner les fondations démocratiques de la vie dans la cité sur trois facettes : la façon dont les gouvernements nationaux tentent de contrôler le double processus contemporain de territorialisation et d’institutionnalisation de l’action collective ; les mécanismes inédits de subsidiarité qui placent différents niveaux d’intervention publique en concurrence et en tension ; l’enchevêtrement des ordres politiques générés sur différents espaces géographiques institutionnalisés (la représentation politique, les politiques publiques, les appartenances). Tous ces débats académiques participent d’une réflexion sur ce que l’on pourrait qualifier comme un différentiel démocratique en formation, au sens où les mécanismes de participation dans la construction sociale et politique de l’action publique s’avèrent très différents selon chaque contexte spatial et temporel. Cette focale permet d’orienter la réflexion sur la façon dont les pratiques sont pensées et délimitées dans chaque ordre local, sur les registres différenciés de participation et donc sur les appréhensions territorialisées de l’idéal démocratique.

Bibliographie
ABÉLÈS M., 1988, Jours tranquilles en 89. Ethnologie politique d’un département français, Paris, Odile Jacob. ALLIÈS P., 1980, L’Invention du territoire, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble. FAURE A., NÉGRIER E., 2007, Les Politiques publiques à l’épreuve de l’action locale. Critiques de la territorialisation, Paris, L’Harmattan. LÉVY J. (dir.), 2009, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin. PASQUIER R., SIMOULIN V., et al., 2007, La Gouvernance territoriale. Pratiques, discours et théories, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, « Droit et société, série politique ». SMITH A., 2008, « À la recherche du territoire. Lecture critique de quatre ouvrages sur la France infranationale », Revue française de science politique, vol. 58, no 6, p. 1019-1027. VANIER M. (dir.), 2009, Territoires, territorialité, territorialisation. Controverses et perspectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Espace et territoires ».