Définition de l'entrée

Sens 1 : Fusion de science et de technique dans la recherche.


Sens 2 : Pratiques scientifiques imprégnées d’enjeux et de valeurs économiques et sociaux. Elles provoquent des réactions de rejet autant que des efforts de participation.

Pour citer cet article :

Bensaude Vincent, B. (2013). Technoscience. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/technoscience-2013

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Ce terme semble voué à mobiliser, à provoquer des réactions qui peuvent déboucher aussi bien sur des phénomènes de rejet que sur des efforts de participation.
Le mot composé de deux termes usuels habituellement pensés sous forme d’une séquence (science-d’où-technique) a été forgé dans les années 1970 par le philosophe belge Gilbert Hottois dans le dessein de signaler un « foyer de problèmes » à l’attention des philosophes des sciences qui, pour la plupart, considéraient les sciences comme des jeux de langage (des suites de propositions ou d’énoncés) ou comme des constructions essentiellement conceptuelles et théoriques. Hottois entendait souligner les dimensions opératoires – technique et mathématique – des sciences contemporaines. La recherche est à la fois mue par la technique comme par une force motrice et immergée dans la technique, dépendante des grands instruments, des organisations. C’est précisément cette dimension opératoire de la science qui faisait dire à Martin Heidegger que « la science ne pense pas », car les théories ne sont pas des « visions », mais des « visées » de prise en main, des tentatives d’arraisonnement du monde par la mesure et le calcul plutôt que de révélation de la vérité.
Le terme « technoscience » a donc vocation à ébranler le modèle linéaire caractérisé par la séquence : recherche fondamentale à innovation industrielle, à production, à commercialisation, à usage et consommation. Ce schéma, qui va de la découverte scientifique à l’application industrielle puis au marché sans action en retour, consacre la science comme moteur de l’innovation technologique, laquelle peut en outre être légitimée par une demande sociale. D’où suit une sorte de distribution des tâches bien réglée : le gouvernement finance, soutient et régule la recherche académique, sans espoir de retour immédiat sur investissement ; les instituts de recherche universitaires ont la charge d’accroître les connaissances, de publier leurs résultats avec le système de contrôle par les pairs ; les experts sont chargés de « parler vrai » aux pouvoirs publics et de les conseiller ; quant aux groupes industriels, ils se chargent du développement, avec brevets à chaque étape et une approche coût/bénéfice. La technoscience brouille ainsi les cartes et conteste tous les grands partages : entre nature et artifice, entre science et technique, entre science et société, entre économie et connaissance.
Le terme est devenu une sorte d’étendard dans le courant d’étude des sciences qui a déplacé l’attention des discours vers les pratiques de savoir. La technoscience apparaît alors comme une arme de combat contre la rhétorique de la science pure. Elle montre que la science n’est pas détachée du milieu social où elle se développe. Tout est hétérogène, hybride, sans couture repérable entre le social, le scientifique et le technique. Bruno Latour en particulier utilise le terme « technosciences » (toujours au pluriel) afin de souligner la prolifération des acteurs qui pullulent dans l’entreprise scientifique : non seulement les chercheurs et leurs laboratoires avec des instruments techniques qui deviennent eux-mêmes objets de recherche, mais aussi les médiations sociales et surtout la participation trop souvent occultée des acteurs non humains. Ces derniers font partie intégrante d’une organisation scientifique, industrielle, gérée par des humains, avec qui ils nouent des relations d’alliance ou de récalcitrance. Le terme « technosciences » prend ainsi un tour polémique.

 

Un nouveau modèle

Après avoir servi de marteau pour dégonfler l’idole de la science pure, la technoscience est en passe de devenir un modèle, une sorte d’idéal-type activement promu par des politiques scientifiques énergiques. En effet, en ce début de XXIe siècle, la participation de la société à l’entreprise de connaissance n’est plus perçue comme une contamination de la science pure mais comme la science normale. Le nouveau régime – au sens politique et diététique – de production des connaissances se caractérise par le rôle important des politiques scientifiques et des agences de moyens qui alimentent la recherche sur projets. Cette nouvelle organisation brouille les frontières entre disciplines académiques et favorise leur convergence vers des buts assignés. La présence de la société se manifeste donc au sommet dans les gestes politiques qui décident des orientations et priorités de recherche. Mais la société participe également à la production du savoir de plusieurs manières. Elle introduit des valeurs à travers les finalités assignées à la recherche : les slogans tels que « énergie propre », « augmentation des performances humaines », « médecine personnalisée » qui escortent les grands projets de recherche démontrent que les valeurs proprement scientifiques (vérité, objectivité, simplicité, etc.) ne régissent plus seules le monde de la science : des valeurs non épistémiques telles que la pertinence sociale, la compétitivité économique, le développement durable sont explicitement convoquées pour justifier les initiatives de recherche et même pour en évaluer les résultats. Le rapport remis par deux économistes à la Commission européenne en 1998 est significatif du tournant sociétal des dernières décennies. Le titre Society, the Endless Frontier calqué sur celui du fameux rapport Vanevar Bush de 1945 – Science the Endless Frontier – qui avait inauguré aux États-Unis un régime de patronage généreux de la recherche académique laissant une grande autonomie aux chercheurs. Désormais la société pilote étroitement la recherche : la connaissance et l’innovation ne sont plus des buts en soi mais doivent répondre aux exigences des politiques et se déployer en interaction étroite avec les acteurs socio-économiques. L’agenda de Lisbonne fixé en mars 2000 entendait promouvoir l’« économie de la connaissance » grâce à une augmentation des budgets de la recherche et de l’éducation qui devait les porter à 3 % du produit intérieur brut (PIB). « Devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique […], capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale », tel est l’objectif. La connaissance n’est plus une fin en soi ; elle est une forme de capital intangible, considéré comme plus important que le capital matériel des moyens de production. Dès lors que la connaissance est une forme de capital, dont dépend la croissance future, il semble normal d’optimiser les performances de la recherche. Comme toute entreprise de production, la recherche et développement (R&D) doit produire des résultats effectifs et tangibles (effectiveness) ; elle doit être efficace (efficacy) et en plus rentable (efficiency) c’est-à-dire produire toujours plus avec moins de moyens.
La gestion rationnelle de la recherche technoscientifique inclut la participation du public dès l’amont. Sans attendre les réactions de la société quand les nouveaux produits arrivent sur le marché, les programmes de recherche en biotechnologie comme en nanotechnologie prônent une attitude proactive « d’innovation responsable ». Fini le temps où l’on pouvait tranquillement proclamer comme dans les années 1930 « Science finds, industry applies, man conforms » (la science trouve, l’industrie applique, l’homme s’aligne). Le public, souvent des profanes n’était pas supposé avoir l’accès au sacré de la science ; il devait suivre l’avis des experts, et embrasser toutes les nouveautés scientifiques et technologiques avec enthousiasme. Sont-ce les déboires qu’ont connus les organismes génétiquement modifiés (OGM) à leur arrivée sur le marché en Europe ou bien les mouvements de plus en plus visibles de contestation de certaines orientations technologiques par les associations de citoyens ou bien encore l’ébranlement manifeste de la foi dans le progrès qui ont inspiré de nouveaux mots d’ordre ? En tout cas, en bien des pays industrialisés, on affiche une volonté d’engagement du public dans la science.
 

Quelle science participative ?

L’enjeu est grandiose car il s’agit de remettre en question le modèle dominant et bien implanté du public passif et réceptif et de prêter un rôle actif des citoyens. Il n’est plus guère question de diffuser les résultats des sciences et les avancées de la technique dans le public en les vulgarisant que de concerner les citoyens en exposant les enjeux, les impacts et les problèmes environnementaux, éthiques, juridiques et sociétaux des innovations poursuivies dans la recherche. La médiation scientifique au nom de la science a fait place à un engagement au nom de la démocratie.
Plusieurs formules de participation ont été expérimentées au cours des dernières décennies qui tendent à des degrés divers d’impliquer les citoyens dans le processus de recherche et d’innovation. Déjà nombreux sont les journalistes et médiateurs scientifiques qui abandonnent le style de la vulgarisation scientifique traditionnelle pour devenir des critiques de science, analogues aux critiques littéraires ou critiques d’art. Les cafés de sciences, initiés en France dans les années 1980, prolifèrent et prospèrent en bien des pays. Cette formule tend à donner voix au public en réactivant un mode de sociabilité qui fut le berceau de l’opinion publique au siècle des Lumières. Les conférences de consensus, d’abord développées au Danemark dans les années 1980 donnent la parole à un panel de citoyens jugé représentatif de la population afin que leur avis, éclairé par une formation volontaire et accélérée, pèse sur les décisions politiques. Elles ont été adaptées sous la forme de jurys citoyens en Angleterre et de conférences de citoyens en France. En revanche, la coutume des « votations » sur des choix scientifiques ou techniques dans la Confédération helvétique, introduisant la démocratie directe dans un territoire jusqu’ici placé hors du débat public, ne semble pas susceptible de transposition ou d’appropriation en d’autres contextes.
La volonté manifeste d’ouverture à la société se traduit-elle par une véritable participation des citoyens aux affaires scientifiques et techniques ? Dans la plupart des formules évoquées plus haut – votations, conférences de consensus, jurys citoyens, débats nationaux – les citoyens sont investis d’un rôle d’évaluateurs. Les citoyens sont invités à exprimer leur opinion sur l’opportunité de poursuivre des programmes de recherche ou des innovations scientifiques et technologiques, à l’échelle régionale ou nationale. Sauf dans le cas des votations helvétiques, ce sont seulement quelques dizaines de citoyens qui donnent un avis. On est loin d’un vaste débat démocratique. De plus, dans les jurys citoyens comme dans les conférences de consensus, les recommandations du panel de citoyens ne pèsent jamais vraiment sur les décisions politiques. Enfin, les panels de citoyens excluent généralement les citoyens militants ou engagés : on encourage la fiction d’un citoyen « moyen », raisonnable, dans le but explicite de favoriser un consensus.
Les focus groups et les forums hybrides sur des innovations technoscientifiques vont un cran plus loin dans la mesure où experts et non experts – individus et groupes concernés – coopèrent à la construction du savoir. Cette co-construction réactualise le modèle de l’amateur éclairé qui fleurissait au siècle des Lumières. Les amateurs ne se contentent pas toujours de contribuer gratuitement à la solution des problèmes posés par les scientifiques (crowdsourcing) et de former ainsi un tiers secteur de recherche. En bien des cas, les amateurs visent moins la co-construction du savoir officiel que la promotion d’une science alternative. Des groupes de citoyens concernés peuvent même s’organiser pour disposer de laboratoires propres et constituer des centres d’expertise susceptibles d’interpeller, voire de contester les experts officiels. Ainsi la CRIIRAD (Commission de recherche et d’information indépendantes sur les radiations) fonctionne-t-elle en France sur les questions relatives au nucléaire et le CRIGEN (Comité de recherche et d’information indépendantes sur le génie génétique) sur les questions relatives aux OGM. En démultipliant les pôles d’expertise la participation des citoyens favorise une expertise plurielle qui affaiblit l’autorité exclusive des experts traditionnels. Et ils ne se contentent pas toujours de la posture de vigiles ou de veilleurs ou de lanceurs d’alerte quand ils perçoivent des dangers menaçants. Ils esquissent des pratiques de recherche en rupture avec le modèle économique dominant. Par exemple les informaticiens amateurs qui ont promu les logiciels libres incluent non seulement des citoyens volontaires capables de maîtriser la science de l’information, mais aussi des militants politiques qui défendent des biens communs.

Lorsqu’ils sont invités à participer en amont de la R&D, et non plus en aval au moment de la mise sur le marché, les citoyens peuvent espérer influencer les décisions de politique scientifique et inspirer des normes et réglementations. Toutefois, les efforts d’inclusion de la société civile masquent difficilement l’hégémonie de l’économie sur les politiques scientifiques. Non seulement la compétition économique domine les objectifs et finalités des projets de recherche, mais elle tend aussi de plus en plus à la privatisation et à la marchandisation du savoir. Ainsi l’Union européenne favorise l’engagement des citoyens concernés suivant le schéma d’implication des partenaires dans la gestion des entreprises. Les citoyens concernés de près ou de loin par les nanotechnologies ou les cellules souches par exemple sont invités à s’asseoir autour d’une table au titre de parties prenantes (stakeholders). Ce terme emprunté au vocabulaire de la finance rappelle que la société civile elle-même est objet de management. Le modèle managérial qui marque l’économie néolibérale imprègne jusqu’aux efforts d’inclusion des citoyens dans la technoscience.

Bibliographie
BENSAUDE-VINCENT B., 2009, Les Vertiges de la technoscience, Paris, La Découverte. BRUNO I., 2008, À vos marques, prêts, cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne : vers un marché de la recherche, Paris, Éd. du Croquant. FORMAN P., 2007, « The Primacy of Science in Modernity, of Technology in Postmodernity and of Ideology in the History of Technology », History and Technology, vol. 23, no 1, p. 1-152. GOFFI J.Y. (dir.), 2006, Regards sur les technosciences, Paris, Vrin. HEIDEGGER M., 1973, Essais et conférences [trad. par PRÉAU A.], Paris, Gallimard, « Tel ». HOTTOIS G., 1984, Le Signe et la technique. La philosophie à l’épreuve de la technique, Paris, Aubier. LATOUR B., 2001, L’Espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte. NOWOTNY H., SCOTT P., et al., 2003, Repenser la science. Savoir et société à l’ère de l’incertitude, Paris, Belin.