Définition de l'entrée

Les tables de quartier sont des espaces d’échanges, de débats et d’actions collectives qui rassemblent des habitant·es et des associations dans l’objectif est d’agir ensemble à l’échelle du quartier. Ces espaces d’échanges et d’actions collectives portés par le tissu associatif existent à Montréal depuis les années 1980, avant d’être importées en France, dans le cadre de la politique de la ville, dans les années 2010.

Pour citer cet article :

Louis, J. (2022). Tables de quartier. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/tables-de-quartier-2022

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Les tables de quartier, une exportation montréalaise

Les tables de quartier sont des espaces de participation nées dans les années 1980 à Montréal. Elles partent de la volonté d’acteurs associatifs d’agir ensemble pour résoudre les problématiques à l’échelle de leur quartier. A partir des années 1990, elles s’institutionnalisent dans le cadre de divers plans de développement social communautaire. De plus en plus, elles sont financées et investies par les pouvoirs publics et les bailleurs privés, tels que les fondations philanthropiques. Une trentaine de tables co-existent aujourd’hui sur le territoire montréalais. Elles sont définies par leur échelle d’action, le quartier, ainsi que par leur dimension « intersectorielle et multiréseaux » qui indique qu’elles mettent en place une concertation entre les diverses parties prenantes du quartier : principalement le tissu associatif mais également, dans la plupart des cas, toute une diversité d’acteurs privés et publics qui agissent sur le territoire.

En France, la sociologue Marie-Hélène Bacqué et le militant associatif Mohamed Mechmache mentionnent les tables de quartier montréalaises comme une piste à suivre dans leur rapport remis en 2013 au ministre de la Ville. Ils les présentent comme des « espaces citoyens » d’échanges, de débats et d’actions collectives, qui rassemblent les associations et les collectifs à l’échelle du quartier. Par la suite, une expérimentation nationale est lancée en 2014, parallèlement à la mise en place des conseils citoyens prévus par la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine. Financée par le Commissariat général à l’égalité des territoires, elle est portée par deux coordinations associatives nationales, la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France (FCSF) et la coordination Pas sans Nous (PSN). Une douzaine d’associations locales se portent volontaires pour participer à l’expérimentation. Aujourd’hui, malgré la perte de financement national par la politique de la ville, une dizaine de tables de quartier restent actives, en lien étroit avec PSN.

Les dynamiques montréalaises et françaises divergent en de nombreux points. Les tables de quartier montréalaises sont des structures ad-hoc, qui ont la plus souvent un statut d’organisme à but non lucratif. Elles maillent tout le territoire métropolitain. Elles visent principalement à rassembler les organismes collectifs du quartier, bien que des habitant·es puissent parfois y siéger plus directement ou dans le cadre de comités. Les tables de quartier françaises sont bien souvent – à l’origine du moins – portées par une seule structure pré-existante, comme un centre social. Elles mobilisent en priorité directement des habitant·es, et bien plus rarement d’autres associations sur le quartier. Enfin, elles sont situées exclusivement dans des territoires prioritaires de la politique de la ville.

Malgré ces différences, à Montréal comme en France, les tables de quartier ont en commun d’être une dynamique participative originale dans sa façon d’intégrer des associations au cœur de son projet, loin des dispositifs institutionnels qui, particulièrement en France, bien souvent les évitent ou les instrumentalisent (Rui et Villechaise-Dupont, 2006). Prendre en considération ces espaces permet de sortir d’une opposition duale entre État et mouvement social, pour appréhender la multitude des configurations et des articulations entre acteurs publics et privés dans l’institutionnalisation de la démocratie participative (Neveu, 2011). Or, en France comme à Montréal, ces tables de quartier sont prises dans des logiques d’institutionnalisation, qui les voient se rapprocher des pouvoirs publics et de leurs logiques d’action. Dans un contexte où la « participation » et le « pouvoir d’agir » sont devenus des leitmotivs des institutions, les tables de quartier sont défendues comme un moyen d’agir à l’échelle du quartier et de la ville en partant des premier·es concerné·es. Dès lors, l’action des institutions sur ces tables est ambiguë : elles reconnaissent l’intérêt de ces dynamiques basées sur le volontariat et l’autonomie, et en même temps elles cherchent à les faire intégrer leurs propres objectifs politiques et à mieux contrôler leur activité.

A Montréal : qui est autour de la table de quartier ? Un enjeu de pouvoir

A Montréal, les tables de quartier se situent dans la lignée des premières formes de concertation entre organismes communautaires à l’échelle du territoire. Jusque dans les années 1990, elles regroupent, dans la plupart des cas, le réseau des organismes communautaires d’un quartier. La participation des institutions publiques y est limitée. A partir de cette décennie cependant, le programme « Vivre Montréal en Santé » va s’appuyer sur ces dynamiques pour améliorer la coordination des acteurs locaux à l’échelle des quartiers, pour mieux évaluer les besoins et agir sur la qualité de vie (Cloutier et Sacco, 2012). Se développent ainsi des « Tables inter-sectorielles de concertation », qui rassemblent cette fois-ci l’ensemble des acteurs collectifs à l’échelle du quartier : organismes communautaires, institutions publiques, acteurs privés et, parfois, des groupes de citoyen·nes mobilisés par des agent·es de développement.

Si certaines tables pré-existantes évoluent au contact de ce modèle, d’autres au contraire réaffirment leur autonomie. Elles se dotent pour cela de règlements qui restreignent la participation d’organismes publics, par exemple en leur refusant le droit de vote lors des prises de décision. Ces deux modèles vont être reconnus en 1994 avec un accord tripartite entre la ville de Montréal, la Direction de la Santé publique de Montréal et la fondation Centraide du grand Montréal. L’« initiative montréalaise de soutien au développement social local », crée en 2006, met la priorité sur le modèle organisationnel inter-sectoriel souhaité par les bailleurs de fonds. Néanmoins, les tables plus autonomes parviennent à négocier leur reconnaissance au sein de cette initiative.

Derrière ces deux modèles, on retrouve un ensemble de fonctions communes attribuées aux tables de quartier : s’informer collectivement sur les actualités à l’échelle du quartier, effectuer un travail partagé de diagnostic du territoire et de ses besoins, se rassembler pour produire de l’action collective. Néanmoins, une partie de ces tables assume un rôle plus proche des institutions : elles peuvent ainsi être sollicitées dans les comités de sélection de projets, même si cela leur donne un rôle ambigu qui les assimile à des instances décisionnelles et leur attribue des capacités de régulation. Ce type de table vient ainsi « endosser l’identité d’une structure gestionnaire de projets » (Sénécal et al., 2010 : 27)

Ainsi, en s’institutionnalisant, les tables de quartier montréalaises ont gagné en reconnaissance et en pérennité de financement. Certaines d’entre elles, inscrites dans une histoire militante propre à l’action communautaire québecoise (White, 2012), ont su conserver une grande part d’autonomie. D’autres, plus jeunes ou assises sur un tissu associatif moins important et militant, ont adopté le modèle « intersectoriel et multiréseaux » promu par les bailleurs qui ouvre la concertation à l’ensemble des acteurs du quartier, et un rôle de gestionnaire de projet. D’un modèle à l’autre, c’est le rôle de la table qui évolue, de l’auto-organisation de la société civile à la concertation entre tous les acteurs du territoire. Cette évolution donne à voir les effets de l’institutionnalisation des relations entre associations et démocratie participative institutionnelle.

En France : l’expérimentation d’une initiative, entre dynamique et dispositif

En France, l’élaboration même de l’expérimentation nationale des tables de quartier va donner lieu à des négociations, entre la vision défendue par Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache dans leur rapport, les volontés de la FCSF et les contraintes imposées par le commissariat général à l’égalité des territoires (CGET, auquel succède l’agence nationale de la cohésion des territoires en 2020) (Louis, 2019). Face à l’« activisme délibératif » promu par les auteur·rices du rapport, le ministère de la Ville met en avant la logique du partenariat, tout en négligeant les inégalités entre ces « partenaires » (de Maillard, 2002). Par exemple, contre le souhait initial d’un financement national, qui aurait permis une certaine autonomie vis-à-vis des partenaires locaux, chaque table de quartier est contrainte de trouver son propre équilibre et ses marges de manœuvres vis-à-vis de ses partenaires locaux, entre autonomie et dépendance financière. Ces évolutions tendent à mettre de côté les approches plus contestataires et les organisations qui les portent, processus déjà analysé dans d’autres arènes participatives (Bacqué, Rey, et Sintomer, 2005). Néanmoins, l’influence de PSN et la réflexion entamée par la FCSF autour du « pouvoir d’agir » vont permettre de faire subsister une approche des tables de quartier comme d’un contre-pouvoir potentiel : on peut particulièrement citer l’idée que, si les pouvoirs publics peuvent être invités à participer aux échanges, ils ne disposent pas de droit de vote sur les décisions prises.

Douze associations participent au lancement de l’expérimentation nationale, et s’engagent à mettre en place une table de quartier sur leur territoire. La moitié sont des centres sociaux, l’autre des associations ou collectifs mobilisés au sein de la coordination « Pas Sans Nous ». Si certaines de ces structures affirment, dans leur projet, un caractère militant, d’autres se présentent plutôt comme des équipements d’animation de la vie du quartier. On retrouve donc, au sein d’une même expérimentation une diversité de structures, qui divergent dans leur rapport au politique et dans les répertoires d’action qu’elles mobilisent habituellement (Louis, 2021).

L’ensemble des associations mobilisées emploie le même vocabulaire pour définir l’action des tables de quartier, comme le « pouvoir d’agir », la « participation » ou encore la posture d’ « accompagnement » (en opposition avec des logiques d’intervention sociale plus assistancielles). Néanmoins, ces termes communs masquent mal une diversité de définitions et d’approches. Dans certains cas, l’objet « table de quartier » est présenté comme un outil de responsabilisation des habitant·es, d’autres fois elle est vue comme un moyen de sensibiliser, d’informer, de concerter les habitant·es en lien avec les pouvoirs publics ; enfin, dans certains cas, elles sont pensées comme des outils de mobilisation, de défense, de lutte. Parfois, ces divers registres peuvent se succéder au sein d’une même table, en fonction des actions menées ou des évolutions dans les relations aux pouvoirs publics locaux.

Ainsi, à Montréal comme en France, la diversité des approches des tables de quartier renvoie à une diversité de définitions de ce qu’est la participation, qui dépend de l’histoire des structures et des formes de socialisation militantes et professionnelles de leurs membres. 

Ainsi, la participation peut être vue en premier lieu comme un enjeu de méthode et de posture à faire évoluer au service d’une meilleure gouvernance ; dans d’autres cas, l’accent est mis prioritairement sur les rapports de forces politiques locaux en défaveur du tissu associatif et des habitant·es du quartier. Ainsi, on retrouve d’un côté l’idée de la table comme d’un dispositif technique permettant de mieux agir sur le quartier en prenant en compte les avis, les besoins, la parole des habitant·es et des associations du quartier. De l’autre, elle est plutôt pensée comme une dynamique de mobilisation, dans l’idée d’être mieux entendus par les pouvoirs publics. Cette seconde option n’est pas sans risques. À Montréal, les tables plus autonomes subissent des pressions, notamment financières, pour inclure une plus grande diversité d’acteurs dans leurs discussions et leurs processus de décisions, tandis qu’en France, les tables plus militantes subissent des formes de répressions (Talpin, 2016 ; Bachir, 2018). Ce sort réservé aux démarches plus contestataires témoigne de la difficulté, pour le tissu associatif, de conserver une autonomie et une portée critique dans un contexte de gouvernance néolibérale (Dagnino, 2007).

***

La démocratie participative associative, une alternative aux concertations institutionnelles ?

Les tables de quartier sont donc une forme de concertation à l’échelle du quartier portée par le tissu associatif. Leur originalité tient dans leur existence en tension entre outil de gouvernance et outil de mobilisation. A côté des dispositifs plus institutionnels, leur force repose en partie sur l’idée que le milieu associatif est le plus à même d’organiser et d’animer des espaces de participation. Leur reconnaissance et leur survie dans le temps passe par la démonstration de leur capacité à renforcer la démocratie locale en publicisant des problèmes (Cefaï, 1996) et en obtenant des victoires concernant les conditions de vie concrètes des habitant·es, ce qui peut inclure des formes de conflictualisation (Blondiaux, 2008). Il y a, dans cette tension, du « jeu » pour des approches expérimentales de la démocratie, entre mouvement social et institutions publiques.

A Montréal, les tables de quartier s’inscrivent dans une longue histoire des relations entre le mouvement communautaire et l’État et leur évolution témoigne de l’institutionnalisation de celles-ci depuis les années 1990. En France, cette forme de concertation par le bas est plus originale par rapport aux autres dispositifs participatifs ayant été mis en place dans le cadre de la politique de la ville, comme les conseils citoyens qui sont plutôt des lieux de « co-construction » de cette politique (Madelin, 2018 ; Demoulin et Bacqué, 2019). A l’inverse, le but des tables de quartier étant d’agir en fonction des problématiques des habitant·es, elles ne disposent ni d’une liste de conseiller·es attitré·es, ni d’un sujet prédéfini. Leur force repose entièrement sur leur ancrage dans le quartier – dans sa diversité – et sur leur capacité à mobiliser et agir. Elles se situent ainsi à côté, et potentiellement en complément, d’autres dispositifs participatifs plus institutionnels.

Bibliographie

Bachir, Myriam. 2018. Et si les habitants participaient ?: entre participation institutionnelle et initiatives citoyennes dans les quartiers populaires. Amiens, France: Édition Licorne.

Bacqué, Marie-Hélène, Henri Rey, et Yves Sintomer. 2005. « La démocratie participative : un nouveau paradigme de l’action publique? » In Gestion de proximité et démocratie participative, Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, et Yves Sintomer (dir.), 9‑48. Recherches. Paris: La Découverte.

Blondiaux, Loïc. 2008. « Démocratie délibérative vs. démocratie agonistique ? » Raisons politiques, no 30 (juin): 131‑47.

Cefaï, Daniel. 1996. « La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes publiques » Réseaux, vol. 14, n°75 : 43-66

Cloutier, Geneviève, et Muriel Sacco. 2012. « Les mouvements sociaux urbains dans les politiques socio-urbaines : le cas du quartier Sainte-Marie à Montréal ». L’Information géographique Vol. 76 (1): 58‑73.

Dagnino Evelina. 2007. « Participation, citizenship and democracy : perverse confluence and displacement of meanings », in Cultures et pratiques participatives, Neveu Catherine (dir.), 353-370. Paris : L’Harmattan.

Demoulin, Jeanne, et Marie-Hélène Bacqué. 2019. « Les conseils citoyens, beaucoup de bruit pour rien ? » Participations N° 24 (2): 5‑25.

Louis, Jérémy. 2019. « Un contre-pouvoir financé par l’État ? Les tables de quartier, une expérimentation à mi-chemin entre dispositif institutionnel et mouvement social ». Participations N° 24 (2): 195‑216.

———. 2021. « Le pouvoir d’agir dans les centres sociaux : un nouveau rapport au politique ? Étude à partir de l’expérimentation des « tables de quartier » ». Thèse en aménagement de l’espace et urbanisme, Nanterre: Université Paris Nanterre. http://www.theses.fr/s241166.

Madelin, Bénédicte. 2018. « Conseils citoyens ou tables de quartier ? » Revue Projet N° 363 (2): 38‑43.

Maillard, Jacques de. 2002. « Les associations dans l’action publique locale : participation fonctionnalisée ou ouverture démocratique ? » Lien social et Politiques, no 48: 53‑65. https://doi.org/10.7202/007891ar.

Neveu, Catherine. 2011. « Démocratie participative et mouvements sociaux : entre domestication et ensauvagement ? » Participations 1 (1): 186‑209. https://doi.org/10.3917/parti.001.0186.

Rui, Sandrine, et Agnès Villechaise-Dupont. 2006. « Les associations face à la participation institutionnalisée : les ressorts d’une adhésion distanciée ». Espaces et sociétés 1 (123): 21‑36. https://doi.org/10.3917/esp.123.0021.

Sénécal, Gilles, Geneviève Cloutier, Léa Méthé Myrand, Amélie Dubé, et Andréanne Chevalier. 2010. Les effets de la concertation: Étude sur les Tables intersectorielles de quartier de Montréal. INRS Centre-Urbanisation Culture Société.

Talpin, Julien. 2016. « Une répression à bas bruit. Comment les élus étouffent les mobilisations dans les quartiers populaires ». Métropolitiques. 22 février 2016. http://www.metropolitiques.eu/Une-repression-a-bas-bruit-Comment.html.

White, Deena, 2012. « L’institutionnalisation de la résistance : la politique québécoise de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire ». Cahiers de recherche sociologique, 53 : 89-120.

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