Définition de l'entrée

La « smart city » ou « ville intelligente » est une formule utilisée par une diversité d’acteurs publics et privés issus de domaines aussi variés que l’urbanisme, le numérique, les industries créatives. Elle désigne des modèles de ville reposant sur des technologies numériques et permettant de capter, de gérer et de valoriser des données massives afin de concevoir des services urbains, dans lesquels la participation des habitants joue un rôle prépondérant.

Pour citer cet article :

Cambone, M, Petters, L. (2022). Smart city. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/smart-city-2022

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La smart city : une notion floue convoquée dans différentes dimensions de la ville

Employée pour la première par Bill Clinton en 2005, à l’occasion d’un défi lancé par sa fondation à l’entreprise Cisco, la formule « smart city » ou « ville intelligente » a rapidement été reprise par des acteurs économiques qui promeuvent les technologies numériques pour le développement d’expériences urbaines (Bernardin, Jeannot, 2019 : 14). Dès le départ, les services relevant de la smart city reposaient sur l’usage des masses de données (big data), encouragé entre autres par l’ouverture des données publiques (open data) mise en place à partir de la directive européenne Inspire (2007). La mise en circulation des données urbaines est décrite par ses promoteurs comme devant favoriser le développement économique, la transparence administrative et la participation citoyenne (Courmont, Le Galès, 2019 : 14).

En quinze ans, on observe un élargissement sémantique de la formule, partant du secteur de l’innovation et de l’expérimentation vers celui de la participation citoyenne, tout en se rapprochant de la thématique du développement durable. Or, à la différence de l’expression ville durable, celle de smart city n’a pas de référents précis dans les champs législatifs et institutionnels (Paquienséguy, Dymytrova, 2018) et a été peu interrogée par les institutions internationales, les pouvoirs publics et les chercheurs (Eveno, 2018). Cette quasi-absence de lutte définitionnelle en fait une notion peu problématisée, renvoyant à un ensemble plus ou moins cohérent et articulé « de technologies, de services et de principes d’actions centrés sur la ville sans que l’on sache très bien comment s’en saisir » (Ménard, 2017 : 32). Ce flou définitionnel se manifeste également dans le manque de précision quant à ce que le terme city ou ville désigne : l’institution administrative ou l’espace urbain ; tout autant que smart renvoie indifféremment aux recours aux dernières nouveautés technologiques (« smart city » résonnant avec smartphone) ou à l’intelligence dans toutes ses dimensions, des pratiques communautaires aux activités économiques innovantes en passant par des efforts pour le développement durable. Lancé en 2016 et toujours d’actualité, le programme d’innovation Smart cities and communities de la Commission européenne illustre tout particulièrement la fructification de cette ambiguïté, par la promotion de solutions technologiques directement commercialisables et la mise en récit de l’importance des pratiques démocratiques des « communautés » de quartiers (Bernardin, Jeannot, 2019 : 11).

Actuellement, les objectifs défendus par les acteurs de la smart city sont l’efficacité environnementale, l’optimisation du quotidien des individus (automatisation des tâches récurrentes à faible valeur ajoutée), la modernisation voire la transformation des services urbains pour les collectivités. Les projets se revendiquant de la smart city se sont diversifiés : si dans un premier temps ils relevaient surtout des transports, de l’aménagement urbain ou de l’énergie, ces projets relèvent maintenant de la qualité de vie, de la gestion des ressources naturelles, de la participation citoyenne, de la culture et du patrimoine.

La place des citoyens dans la smart city : de l’implication des habitants à l’instrumentalisation démocratique

Le déploiement d’une offre de services numériques impliquant les administrations municipales et leurs publics se retrouve au cœur des projets des smart cities. L’élaboration de cette offre compte en général sur la participation des citoyens, soit en qualité de bénéficiaires des services proposés, soit aidant de manière passive à la collecte massive de données (par exemple par l’utilisateur d’un compteur connecté), soit encore comme des coproducteurs de services et de « repères chiffrés de la ville » (Bernardin, Jeannot, 2019 : 13). Alors que la question de l’implication des habitants est intrinsèque à la définition même de la smart city, évoquant la capacité de celle-ci « […] à attirer le capital humain et à mobiliser ce capital dans le cadre d’une collaboration entre les différents acteurs (organisés et individuels) en recourant aux technologies de l’information et de la communication » (Meijer, Rodríguez-Bolívar, 2015 : 7), elle est également envisagée comme « […] l’une des plus compliquées » à cerner (Eveno, 2018 : 37). 

Dans ce contexte, le potentiel démocratique des smart cities a été interrogé, notamment à partir du développement des dispositifs techniques en lien avec la démocratie participative, comme les budgets participatifs ou les « laboratoires urbains » (urban Labs) dont la mission principale serait de « recruter » des habitants pour le test de services ou d’actions de transformation urbaine (Eveno, 2018). Au détriment d’une co-construction de l’espace public, les dispositifs proposés viendraient plutôt confirmer la volonté des autorités publiques de concevoir des villes capables de répondre de manière immédiate et fluide aux demandes et aux besoins des citoyens, n’assurant pas forcément de contrepartie démocratique (Ménard, 2017).

Le potentiel créatif du numérique urbain a aussi été saisi, associé à des démarches individuelles et collectives rejoignant le mouvement de la civitech et proposant des formes d’investissement du politique en dehors des institutions au travers des dispositifs ouverts, décentralisés, gratuits, horizontaux. Malgré les promesses de « capacitation » (ici envisagée dans une logique d’empowerment) et de participation des citoyens, ces initiatives demeureraient pour la plupart marginales, n’arrivant pas à peser face aux grands acteurs privés du numérique (Courmont, Le Galès, 2019) et étant parfois absorbées par des politiques publiques déjà en vigueur.

D’autres travaux autour des smart cities montrent que les technologies peuvent être appréhendées comme une barrière excluant les habitants, notamment des processus décisionnels stratégiques consolidant de nouvelles formes de privatisation des villes (Huré, 2017). L’offre urbaine proposerait une organisation fonctionnelle de la ville au détriment de son organisation symbolique, fondée sur les vécus et les perceptions des citadins (Dymytrova, 2020). Elle déterminerait par-là une « […] ville qui se consomme plus qu’elle ne s’habite » (Peugeot, 2014 : 60), où l’expansion des logiques commerciales réduirait le citoyen à un consommateur-usager, oubliant de surcroît de nombreuses franges de la population. En ce sens, l’offre de services numériques produirait de nouvelles modalités de technocratisation urbaine, où les usages technologiques incarneraient des mécanismes de légitimation politique et constitueraient « […] une forme subtile et masquée de l’exercice du pouvoir, à l’opposé du conflit, du débat et de la délibération » (Ménard, 2017 : 34).

La place du « durable » dans la smart city : entre efficacité environnementale et solutionnisme technique

La notion de développement durable semble donner une nouvelle perspective à celle de la smart city : la ville intelligente est souvent promue comme une étape incontournable pour atteindre la ville durable, à partir du moment où elle s’inscrit dans la recherche d’une meilleure efficacité environnementale.

L’efficacité environnementale se justifierait, d’une part, par le développement des dispositifs connectés permettant « une intelligibilité des usages ». Ces dispositifs techniques apporteraient une meilleure connaissance des phénomènes environnementaux grâce à l’analyse massive de données, une amélioration de l’efficacité des installations, un appui au développement des énergies alternatives par une optimisation de la distribution et un gain en efficacité énergétique des villes. D’autre part, l’efficacité environnementale serait associée à une dimension participative de la culture numérique, envisagée comme vecteur de connaissances et générateur de nouvelles pratiques individuelles et collectives, de nouvelles formes de coordination nécessaires à la mise en pratique d’attitudes plus vertueuses vis-à-vis de l’environnement. Telle a été la justification avancée par EDF à l’appui de l’introduction de son compteur Linky, proposant aux usagers de réaliser des économies dans leur consommation. La smart city viserait ainsi une « […] fusion entre numérique et environnement, censée éliminer progressivement les erreurs de gouvernance et les mauvais comportements humains – dus à l’insuffisance de données et de feedbacks sur les comportements » (Felli, 2015 : 156). Elle constituerait une réponse aux questions environnementales fondée sur une sorte de solutionnisme technique (Picon, 2013) en limitant le rôle de l’habitant à celui de pourvoyeur de données.

Ces solutions sociotechniques alimentent également le storytelling de certaines actions de marketing territorial, permettant d’offrir un récit positif de la résolution du conflit entre environnement et économie. Si, au départ, la figure de l’habitant avait disparu des représentations visuelles et narratives de la smart city au profit des schémas de réseaux et des dispositifs interconnectés, le lien entre durabilité et intelligence convoque à nouveau le vivant. Les approches sous l’égide du développement durable ont vu des représentations plus anthropocentrées devenir la norme : mise en scène des habitants dans les pratiques quotidiennes de l’espace public et des espaces verts (Paquienséguy, Dymytrova, 2018).

Le mariage entre ville intelligente et ville durable - consolidé par des discours promotionnels qui proposent des représentations harmonieuses entre vivant et technologie - présenterait encore d’autres problèmes. Il tend à faire oublier que le numérique a des impacts sur l’environnement, en termes de dépenses énergétiques et de pollution. Les processus d’éco-conception, recherchant un compromis environnemental et techno-économique dans la conception des dispositifs numériques, sont encore peu discutés au sein des projets de smart cities, et convoquent peu les citoyens dans les réflexions.

La gouvernance dans la smart city : de la gouvernementalité par les données à la dépolitisation

Limitée dans son exercice démocratique, la smart city pose la question « de qui gouverne » et « qui est gouverné » en pointant vers une évacuation progressive à la fois des habitants et des élus, accompagnés de leurs interlocuteurs des administrations municipales, au profit des entreprises, des start-ups (Bernardin, Jeannot, 2019 : 14). Les acteurs privés seraient de plus en plus engagés dans la construction et dans la conduite des politiques urbaines, mettant à l’épreuve le pouvoir des institutions publiques : prises de décisions régies par des données captées et traitées par des acteurs privés ; mise en œuvre d’outils stratégiques de régulation et de contrôle ; données, parfois sensibles, propriétaires d’acteurs privés, etc. Bien que cet engagement puisse être observé comme une opportunité de coopération entre les autorités municipales et les entreprises de l’économie numérique, ces dernières gagnant en légitimité en même temps qu’elles contribuent à endosser certaines responsabilités publiques, l’implication des acteurs privés est surtout perçue comme une menace contribuant au déploiement de nouveaux capitalismes urbains (Huré, 2017).

L’implication massive de ces acteurs privés échapperait en partie à la régulation politique et aurait comme effet la mise en place graduelle d’une gouvernementalité par les données et par les nombres ou encore une « gouvernementalité algorithmique », c’est-à-dire un processus qui se traduit par l’agrégation et l’analyse automatisée de données en quantité massive de manière à modéliser, anticiper et affecter par avance les comportements possibles. De visée normative, l’offre urbaine associée aux projets de smart cities rendrait alors invisible le pouvoir de contrôle et empêcherait la discussion des modèles de transformation de la ville et de ses fondements idéologiques (Dymytrova, 2020).

La sensation de faire des choix raisonnés appuyés sur des données massives chiffrées et le sentiment de maîtrise des enjeux environnementaux alimentent ainsi le mariage entre ville intelligente et ville durable. Ces deux phénomènes encouragent à la fois une responsabilisation individuelle des pratiques écologiques ainsi qu’une multiplication des expérimentations urbaines souvent éclatées, toutes les deux au détriment d’une mise en œuvre des politiques environnementales de grande ampleur (les poubelles connectées illustrant bien cette dynamique). En ce sens, la smart city pointe vers une accentuation du risque de gouvernementalité (Foucault, 1978), déjà observé auparavant dans le cadre de la gestion environnementale menée par les autorités publiques. La smart city favoriserait une tentative de « […] modélisation des comportements et des réponses à des modes de vie considérés comme enviables ou idéaux répondant à des standards nouveaux de qualité de vie » (Chopplet, 2018 : 77). Les enjeux écologiques y seraient souvent ramenés à une perspective individuelle, rationnelle et moralisatrice, le but étant de « gouverner des conduites » sans garantir une transformation pérenne des modes de vie.

En résumé, l’action publique côtoie de plus en plus l’économie de marché au sein des smart cities (Courmont, Le Galès, 2019), en alimentant l’idéologie du libéralisme informationnel et en favorisant une exclusion des habitants dans la gouvernance des villes. Cette exclusion n’est que partiellement compensée, dans certains cas, par leur implication dans la co-création de services pour une « vie intelligente » ordinaire (Nesti, 2020). En ce sens, les projets de smart city, tels qu’ils prennent forme actuellement, semblent rimer avec une dépolitisation du monde social (Comby, 2017). Cette dépolitisation se matérialise dans l’individualisation des problèmes collectifs et dans la marchandisation des « solutions » urbaines, tout en négligeant les dynamiques et les déterminations spécifiques aux différentes stratifications sociales, en même temps qu’elle contribue à une évacuation du débat public et à la manutention des logiques de pouvoir déjà en vigueur.

Bibliographie

Bernardin, Stève, et Gilles Jeannot. 2019. « La ville intelligente sans les villes ? Interopérabilité, ouvertures et maitrise des données publiques au sein des administrations municipales ». Réseaux 218 : 9-37.

Chopplet, Marc. 2018. « Smart City : quelle intelligence pour quelle action ? Les concepts de John Dewey, scalpels de la ville intelligente », Quaderni. Communication, technologies, pouvoir 96 : 71-86.

Comby, Jean-Baptiste. 2017. « Dépolitisation du problème climatique ». Idées économiques et sociales 4 (190) : 20-27.

Courmont, Antoine, et Patrick Le Galès. 2019. Gouverner la ville numérique. Paris : PUF.

Dymytrova, Valentyna. 2020. « Mise en données de la ville. Quels dispositifs ? Quelles médiations ? ». Dans Données urbaines et smart cities. Entre représentations et pratiques professionnelles. Sous la direction Valentyna Dymytrova et al. Paris : Editions des archives contemporaines : 35-61.

Eveno, Emmanuel. 2018. « La ville intelligente : objet au cœur de nombreuses controverses ». Quaderni, Communication, technologies, pouvoir 96 : 29-41.

Felli, Romain. 2015. « La durabilité ou l’escamotage du développement durable ». Raisons politiques 60(4) : 149-160.

Flipo, Fabrice. 2017. « Peut-on croire aux TIC "vertes" ? ». Annales des Mines – Responsabilité et environnement 87(3) : 105-107.

Foucault, Michel. 1978. La gouvernementalité, Dits et écrits, 1954-1988, Paris : Gallimard.

Huré, Maxime. 2017. Les mobilités partagées. Nouveau capitalisme urbain. Paris : Ed. de la Sorbonne.

Meijer Albert, et Manuel Pedro Rodríguez-Bolívar. 2016. « La gouvernance des villes intelligentes. Analyse de la littérature sur la gouvernance urbaine intelligente. ». Revue Internationale des Sciences Administratives 82 (2) : 417-435.

Ménard, François. 2017. « Penser la ville intelligente ». Urbanisme, 406 : 32-36.

Nesti, Giorgia. 2020. « Définir et évaluer la nature transformationnelle de la gouvernance des villes intelligentes : observations issues de quatre cas européens », Revue Internationale des Sciences Administratives, 1 (86) : 23-40.

Paquienséguy, Françoise, et Valentyna Dymytrova. 2018. « Open data et métropoles, les enjeux d’une transformation à l’œuvre - Analyse sémio-pragmatique d’un corpus de portails métropolitains”, Questions de communication, 34 : 209-228.

Peugeot, Valérie. 2014. Devenirs urbains, Paris : Presses de Mines.

Picon, Antoine. 2013. Smart Cities. Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur. Paris : éditions B2.

Liens :

Programme Smarter cities for a smarter planet, IBM : https://www.ibm.com/ibm/history/ibm100/us/en/icons/smarterplanet/

Villes et communautés intelligentes, Commission européenne :
https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/policies/smart-cities-and-communities

Directive Inspire (Infrastructure for SPatial InfoRmation in Europe), Commission européenne : https://inspire.ec.europa.eu/

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