Définition de l'entrée

La notion de savoir d’usage se réfère à la connaissance qu’a un individu ou un collectif de son environnement immédiat et quotidien, en s’appuyant sur l’expérience et la proximité.

Pour citer cet article :

Nez, H. (2013). Savoir d'usage. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/savoir-d-usage-2013

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Les différentes dimensions de l’usage

Aussi appelé « savoir local », « savoir de terrain » ou « savoir riverain », le savoir d’usage vient d’une pratique répétée d’un environnement (un quartier, un mode de transport, un service social, etc.), qui donne aux citoyens une fine connaissance de ses usages et de son fonctionnement permanent. C’est l’idée, largement répandue et parfois admise par les théories élitistes de la démocratie (Sintomer, 2008), selon laquelle les usagers connaissent mieux que quiconque leurs intérêts : « C’est la personne qui porte la chaussure qui sait le mieux si elle fait mal et où elle fait mal, même si le cordonnier est l’expert qui est le meilleur juge pour savoir comment y remédier » (Dewey, 1954 [1927], p. 207).
Selon la sociologie pragmatiste, le savoir d’usage s’appuie sur différents éléments : la coutume, l’utilisation, la consommation et le maniement (Breviglieri, 2002). Il s’agit ainsi d’un « savoir multiple, à la fois lié à l’expérience sensible et concrète du lieu (l’habitant en connaît les dénivelés, les végétations, les cavités, les changements des sols en fonction de la météo), à la coutume révélant une expérience temporelle plus longue du lieu (il sait qu’en certaines périodes le lieu sert plutôt de jeu, que tel jour est jour de marché, qu’il abrite un monument historique) ou encore à l’utilisation (il sait que le parking n’est utilisé qu’épisodiquement) » (Damay, 2009, p. 298).
Les dispositifs de démocratie participative font surtout appel au savoir d’usage sur les questions d’urbanisme. Il est alors mobilisé par des individus, qui s’appuient sur leur expérience personnelle et l’expriment à travers le témoignage, ou par des collectifs, qui le formalisent davantage (Nez, 2010). On peut ainsi distinguer un savoir d’usage individuel et un savoir d’usage collectif, ce dernier pouvant être davantage conceptualisé et structuré car mis en débat collectivement. C’est le cas des diagnostics partagés d’un territoire, élaborés par exemple lors de visites collectives d’un quartier, qui permettent de mettre en commun des savoirs d’usage individuels. La composition sociale du collectif, plus ou moins représentative de la population, peut toutefois exclure certaines pratiques du territoire. La mobilisation de savoirs d’usage individuels permet alors de faire émerger d’autres logiques d’usage : c’est la figure classique de l’handicapé ou du parent d’élève, qui explique en réunion publique les difficultés de mobilité qu’il rencontre dans la ville. On observe ainsi des usages différenciés du territoire et des conflits d’usage.
 

Aux origines du savoir d’usage

L’idée de savoir d’usage émerge en France, à la fin des années 1970, dans le champ de l’urbain. Le décentrement des savoirs experts dans les politiques urbaines, la reconnaissance d’une maîtrise d’usage et le dialogue entre savoirs sont concomitants de l’émergence du projet urbain. Celui-ci est défini par l’un de ses premiers théoriciens, architecte engagé dans le réaménagement d’un quartier à Saint-Étienne, comme une démarche ayant pour but de « rendre l’espace à l’usage », impliquant une multiplicité d’acteurs qui ne peuvent être maîtrisés par une seule pensée (Devillers, 1994, p. 17). Face à la rationalité limitée des acteurs institutionnels, les habitants, qui entretiennent un « rapport intime » avec leur cadre bâti, sont « porteurs de ressources mobilisables dans la conception des espaces » (Pinson, 2004, p. 202 et 205). La critique des savoirs experts et sectoriels dans les politiques urbaines s’accompagne ainsi d’une valorisation des « ressources cachées » des territoires, à savoir la connaissance que les habitants et les acteurs de terrain ont de leur environnement (Pinson, 2004, p. 205).
En France, la prise en compte des usages se fait également, à la même époque, dans le cadre des opérations de réhabilitation des quartiers d’habitat social. Lancée en 1978, la réhabilitation de la cité du Petit Séminaire à Marseille est l’expérience fondatrice du centre d’études et de formations institutionnelles du Sud-est (Cerfise), fondé par Michel Anselme. Si l’émergence de la notion de maîtrise d’usage en France est souvent attribuée à ses premières interventions dans les quartiers d’habitat social, le sociologue n’utilise pas le terme. Il cherche pourtant à faire émerger la parole des habitants sur leurs usages des lieux, même si la prise en compte du point de vue des concernés est entendue dans un sens plus conflictuel que celui aujourd’hui associé à la notion de savoir d’usage : « Au travers de l’énonciation publique des demandes, ce qui était en jeu pour nous, c’était de faire percevoir la réalité irréductible du conflit social » (Anselme, 2000, p. 79). Ces prises de parole n’en sont pas moins des récits d’expérience du quotidien de la cité : « Il y a toujours été question de parler de soi (son appartement, son papier peint, son chauffage). […] Il n’y eut jamais d’autre enjeu au Petit Séminaire que d’adapter le logement à ceux qui y habitent » (Anselme, 2000, p. 57-60).
La question des usages est également présente dans les pratiques d’urbanisme participatif, qui émergent dès les années 1960 aux États-Unis, dans un contexte d’importants conflits liés aux inégalités sociales et raciales dans la ville. En théorisant le modèle de l’advocacy planning, l’urbaniste Paul Davidoff (1965) soutient que les différents groupes de la société ont des intérêts divergents, qui produiraient un urbanisme fondamentalement différent s’ils étaient pris en compte. Alors que les élites ont les compétences et les ressources pour dessiner un plan de ville qui serve leur intérêt, les besoins des citoyens éloignés des lieux de décision seraient mieux considérés s’ils étaient défendus par des professionnels. L’urbaniste « avocat » met ainsi ses compétences au service des dominés, pour que leurs demandes soient intégrées dans la planification de la ville. Il les informe des objectifs des politiques de planification urbaine et des enjeux sous-jacents, traduit leurs demandes dans un langage technique et propose des solutions alternatives qui prennent en compte le point de vue des groupes les plus éloignés des lieux de pouvoir (Davidoff, 1965).
La méthode du Planning for Real est paradigmatique des outils utilisés par les advocate planners. Mise au point par l’urbaniste Tony Gibson à la fin des années 1980 dans le quartier de Dalmarnock à Glasgow (Écosse), elle encourage les habitants à jouer un rôle moteur dans la transformation urbaine de leur quartier. Cette approche de l’urbanisme est centrée sur l’expression des besoins sur un territoire (the things we need) par les personnes qui sont les plus éloignées de la prise de parole. Directement concernées par le territoire en question, elles sont porteuses de deux formes de savoir : le savoir local (local knowledge) et le sens commun (common sense). Synonyme du savoir d’usage, le savoir local englobe ici les ressources disponibles dans le quartier : « On sait tous où sont les problèmes. On sait où sont les dangers de la circulation, on sait où sont les dépôts d’ordures. On sait où sont les adolescents désœuvrés, on sait où sont les dealers de drogue. Ce sont des experts. C’est un fait : les gens connaissent bien l’endroit où ils vivent » (Forester, 2008, p. 112-113).
Ces écrits, qui mettent en avant la spécificité des savoirs des populations concernées par les processus de planification urbaine, ont toutefois tendance à confiner les habitants à la question des usages, en laissant aux professionnels le soin de constituer des contre-expertises et des contre-projets. S’ils peuvent acquérir des savoirs spécialisés au contact des experts, les citoyens sont plus perçus, au départ, comme porteurs d’intérêts que de savoirs spécifiques – ce sont les professionnels les accompagnant qui possèdent les compétences techniques leur faisant défaut. Les travaux de la sociologie des sciences sur la démocratie technique dépassent ces limites, en montrant que les citoyens accèdent au débat sur les sciences et les techniques non seulement à partir de leur savoir d’usage, mais aussi de leur connaissance propre du champ scientifique. Au sein des forums hybrides – ces espaces associant des experts, des responsables politiques et des profanes qui s’estiment concernés –, les citoyens peuvent s’appuyer sur leurs savoirs indigènes locaux pour constituer des savoirs experts leur permettant d’être légitimes dans la mise en débat des choix scientifiques et techniques (Callon, Lascoumes, et al., 2001).

 

Les usages scientifiques et sociaux du terme

Le savoir d’usage fait l’objet d’un récent regain d’intérêt dans la littérature sur la démocratie participative, en s’insérant dans une réflexion générale sur les savoirs citoyens, qui inclut un ensemble plus large de savoirs sociaux et politiques (Deboulet et Nez, 2013 ; Fromentin et Wojcik, 2008 ; Topçu, Cuny, et al., 2008). Comme les notions d’habitants et de citoyens (Neveu, 2010), la catégorie de savoirs citoyens peut être mise au service de projets politiques très contrastés, voire contradictoires. La perspective est en effet radicalement différente si les habitants sont considérés comme porteurs d’un simple savoir d’usage, lié à l’utilisation pratique d’un espace, ou comme des citoyens et des experts porteurs de savoirs plus spécialisés et donc capables de produire des contre-expertises techniquement fondées. La catégorie de savoirs citoyens peut ainsi représenter un moyen de cantonner les habitants à la question des usages, en laissant la voie libre à l’expertise technique des responsables officiels, ou de mettre en avant une contre-expertise citoyenne (Nez, 2010).
La notion de savoir d’usage est également de plus en plus utilisée par les acteurs pour légitimer la mise en place de processus participatifs. Défendue dans des optiques autogestionnaires comme dans les réformes inspirées par le New Public Management, l’intégration du savoir d’usage constitue désormais une justification classique de la participation citoyenne, dans l’optique d’améliorer les politiques publiques, afin qu’elles correspondent davantage aux besoins de ceux auxquels elles s’adressent (Sintomer, 2008). Dans les dispositifs de démocratie participative, les élus et les techniciens reconnaissent la plupart du temps un savoir d’usage aux habitants et une légitimité basée sur une pratique du territoire, pouvant alors rejoindre des mobilisations citoyennes. Les conflits émergent lorsque les citoyens mobilisent des savoirs professionnels ou militants, qui entrent directement en concurrence avec la légitimité des savoirs experts et remettent en cause leur monopole de la technique et de la politique (Nez, 2010). Si le recours croissant au savoir d’usage risque d’enfermer ainsi la participation dans le proche et le sectoriel, il tend aussi à relativiser la coupure entre savoir professionnel et savoir profane, en montrant que l’efficacité de l’action des techniciens repose sur une collaboration avec les connaissances des usagers (Sintomer, 2008).

Bibliographie

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