Recherche partenariale
Deroubaix, J, De Conink, A. (2013). Recherche partenariale. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/recherche-partenariale-2013
Genèse d’une forme de recherche partenariale
Les années 1970 et 1980 sont marquées par un courant de remise en question des technosciences. On assiste à la mise en débat des produits des technosciences et du mode de production de la science (Habermas, 1990 [1973]). Cette critique va se retrouver sous des formes différentes dans les débats sur le rôle de l’expertise dans le développement des controverses sanitaires et environnementales dans les années 1990 et 2000 (sang contaminé, encéphalite spongiforme bovine, organismes génétiquement modifiés, déchets nucléaires…). Dans les sciences humaines et sociales, un ouvrage fera date, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, (Callon, Lascoumes, et al., 2009) qui propose une recherche de plein air, c’est-à-dire une recherche associant la rechercheconfinée dans les laboratoires et l’activité de mobilisation et de défense de causes orphelines propres aux associations. Ces auteurs forgent le terme de démocratie technique pour en appeler à des procédures permettant de construire des forums hybrides au sein desquels scientifiques et profanes peuvent échanger des connaissances de nature différente (connaissances expérimentales versus expertise d’usage). Tandis que dans les années 1970 la critique de la science avait plutôt conduit au développement d’un courant d’évaluation sociale des sciences, les travaux actuels de sociologie (politique) mettent en évidence et contribuent à l’institutionnalisation de forums hybrides destinés à révéler les tendances, les besoins, les risques sur l’environnement et la santé notamment.
Du côté de l’action publique, la multiplication des acteurs parties-prenantes au processus de délibération et de décision, la mise en concurrence des savoirs et des expertises (privées/publiques) et les incertitudes croissantes du contexte de prise de décision conduit à une transformation des modes d’action publique et à une transformation des attentes par rapport à la science et à l’expertise (De Coninck et Deroubaix, 2012). On prête désormais à celles-ci une visée prospective. Les conséquences incertaines des choix scientifiques et techniques conduisent les pouvoirs publics à demander à la science de les rendre intelligibles afin de pouvoir en évaluer les retombées. Nous en voulons pour preuve la multiplication des observatoires et autres structures visant à sonder les préférences et les inquiétudes des usagers.
Chercheurs et pouvoirs publics se trouvent ainsi à l’origine de ces nouvelles formes de partenariat. Pour les scientifiques la recherche partenariale est aussi une manière d’obtenir de nouveaux contrats de recherche et/ou de légitimer des postures et des pratiques innovantes dans le champ académique. « La recherche contribue donc de façon active et tangible, bien que souvent déniée, à dessiner les contours et les contenus du paysage participatif français » (Blatrix, 2008 ; Bagnati, Blatrix, et al., 2012).
Comment dès lors rendre compte de la diversité des formes de recherches partenariales qui se développent et des différents rapports qui se forgent entre scientifiques et profanes dans l’élaboration d’un savoir commun ? Quels profits pour les acteurs scientifiques et pour les associations ?
Les objets de recherche issus de la recherche partenariale sont-ils des objets différents, habituellement ignorés ? La recherche partenariale permet-elle un renforcement de disciplines scientifiques dominées dans le champ académique ? Permet-elle l’empowerment d’acteurs sociaux face à des groupes d’intérêts qui eux ont les moyens de leur expertise, en les familiarisant avec la démarche scientifique ?
Typologie des recherches partenariales
On peut distinguer, à ce stade de l’analyse, trois grands groupes de recherches partenariales plus ou moins institutionnalisées : les ARUC et les PICRI, la modélisation d’accompagnement et enfin les sciences citoyennes. Nous donnons d’abord une brève description de ces familles de projets avant de préciser les grandes logiques qui les sous-tendent.
Les ARUC et PICRI
Les alliances de recherche université-communauté sont nées au Canada en 1999, sous l’impulsion du CRSH (Conseil de recherches en sciences humaines du Canada). Il y a une réelle volonté du CRSH de mettre en évidence ce qui, dans la recherche, est profitable à la société, et d’établir des liens avec elle. Cette volonté se traduira par une tentative pour construire un cadre permettant d’élaborer des objectifs de recherche en commun. Les ARUC désignent ainsi un partenariat qui se veut égal entre une université et une communauté (un groupe représentant une collectivité locale ou une association). C’est en s’inspirant de cette procédure que certaines collectivités (et notamment l’Île-de-France), proposent de développer des partenariats institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation (PICRI). Selon la définition officielle les PICRI visent à « Promouvoir des programmes de recherche reposant sur une collaboration entre les laboratoires de recherche publics et les organisations de la société civile à but non lucratif. En favorisant la participation de la société civile à la production des connaissances, ce dispositif vise à renforcer les processus de démocratie en Île-de-France, ainsi qu’à diversifier les sources potentielles d’innovation sociale ». Ce dispositif, lancé en 2005 par le vice-président de la région Île de France, peut être qualifié de participatif dans le sens où il cherche à changer le processus habituel de production de connaissances, en y faisant contribuer des personnes ou groupes dont ce n’est habituellement pas le rôle.
La modélisation d’accompagnement ou modèles multi-agents
La modélisation d’accompagnement est un processus d’apprentissage collectif où les acteurs (de terrain) participent, avec des chercheurs, à l’élaboration d’un modèle de simulation multi-agents, permettant de formaliser des relations entre un territoire et ceux qui l’occupent, de simuler et d’évaluer des scénarios de gestion et d’analyser les transformations des représentations des acteurs ayant pris part à l’expérience. Par rapport à l’acception classique du modèle comme simplification d’une réalité perçue nous aidant à appréhender le monde, dans les systèmes multi-agents le modèle se voit doté d’un autre statut, celui d’une représentation du réel socialement construite, mobilisée pour nous interroger sur les conséquences de nos actions sur les autres et sur notre environnement (Gilbert et Troitzsch, 2005).
Historiquement, les projets de modélisation d’accompagnement ont été menés dans les pays du Sud, où les conflits d’appropriation de la ressource sont particulièrement exacerbés (Le Page, Abrami, et al., 2010). Ces méthodes ont ensuite été importées vers l’Occident, par les mêmes chercheurs, pour des problématiques et des controverses autour de la gestion de l’environnement. En France, on peut citer le projet Concert’eau mis en place au début des années 2000 sur les bassins versants de la Lentilla et du Llech, deux rivières situées dans les Pyrénées orientales. L’objectif était de comprendre les difficultés de la gestion concertée de ces cours d’eau, en modélisant et mettant en débat les valeurs que les acteurs attachaient à la ressource en eau (Richard-Ferroudji, 2008).
Les sciences citoyennes (Irwin, 1995) ou Public Participation in Scientific Research (PPSR)
Ces termes ne désignent pas une procédure en soi mais regroupent tous les projets associant des amateurs ou des citoyens (et non des membres d’associations ou de groupes d’intérêts) à la conduite d’un projet scientifique. En 2012, on dénombre pas moins de 17 programmes de science citoyenne dans lesquels est engagé le Muséum d’histoire naturelle. Selon Cohn (2008) et Silvertown (2009) la science citoyenne peut être définie comme une activité scientifique dans laquelle des scientifiques non professionnels se portent volontaires pour participer à la collecte de données, l’analyse ou la diffusion d’un projet scientifique. Dans certains projets, les chercheurs vont uniquement recruter des volontaires chargés de recueillir des données. Ceux-ci participent au projet scientifique sans forcément en comprendre les tenants et les aboutissants dans leur totalité.
Comment qualifier les impacts de la recherche partenariale ? Risques et transformations des mécanismes de production des connaissances
La promotion de ces recherches partenariales n’est pas une activité sans risque pour ceux qui cherchent à les promouvoir.
Du côté du politique, la mise en œuvre des PICRI ne s’est pas faite sans heurts au sein des assemblées délibératives des collectivités qui proposent aujourd’hui ces procédures.
Du côté des chercheurs, l’investissement dans ce type de recherches n’est pas forcément reconnu par les pairs comme une véritable activité de recherche. Le PICRI « Un pain bio de qualité » (2006) mené par une généticienne de l’INRA, est, de son propre aveu, mal perçu par son institution : « Au début, dans mon laboratoire, on m’a regardé comme si j’étais un ovni […] dans mon domaine, la génétique, l’idée qu’une recherche scientifique valable puisse être réalisée en dehors du laboratoire et que des citoyens y fourrent leur nez ne passait pas du tout. Alors que ça se fait couramment en sciences sociales ou dans les sciences médicales… ». Elle a dû renoncer à sa participation à ce PICRI car ce projet n’était pas suffisamment dans la ligne de son laboratoire.
On peut faire l’hypothèse que la forme partenariale est une pratique plus coûteuse pour certaines disciplines que pour d’autres. On s’aperçoit en effet que les différentes sciences sont inégalement représentées dans les PICRI. Les deux disciplines les plus représentées sont la sociologie et la médecine. Globalement il y a davantage de projets en sciences humaines (depuis 2005 il y a eu 41 projets en sciences humaines et 27 projets de sciences dures uniquement, ainsi que 4 projets pluridisciplinaires). Et parmi les sciences dures, on voit clairement que cette démarche est plus familière aux médecins (12 projets sur 27).
La question se pose en effet de savoir si, en travaillant avec des associations, le travail des scientifiques prend une dimension militante inacceptable par la communauté des pairs ? Qu’en est-il de la neutralité axiologique du chercheur ? Par exemple, le PICRI « Traitements hormonaux pendant la grossesse » (2007) auquel participe l’association Halte aux HORmones Artificielles pour les GrossessES, ne comporte-t-il pas un risque de biais dans la recherche ? Les résultats semblent quelque peu inscrits dans le nom même de l’association.
Les conditions de la recherche partenariale ne sont pas toujours respectées, ni faciles à mettre en œuvre
Les associations parties prenantes des PICRI ne sont pas toujours des associations représentant la société civile. Il s’agit parfois d’associations regroupant des chercheurs. L’objectif initial du PICRI est alors un peu détourné. Ainsi, le PICRI « La conférence de citoyens » (2005) est portée par la fondation Sciences citoyennes, composée pour grande partie de chercheurs, militants certes mais, d’après l’élu régional à l’origine des PICRI au sein du conseil régional d’Île de France, aussi et surtout chercheurs.
Lorsque la parité est au rendez-vous, et que l’on est effectivement en présence de chercheurs et d’associatifs, la répartition des tâches peut être inégale. Le dispositif des ARUC prévoit un « cadre de gestion et de responsabilisation axé sur les résultats (CGRR) », fixant des indicateurs pour que les projets puissent s’auto-évaluer, et fournir des rapports d’étape (CRSH, 2006). Ceux-ci ont révélé qu’il y a souvent un décrochage des associations, qui finissent par ne plus être très impliquées dans les projets (Barrington, 2005).
De plus, le travail en commun entre associations et chercheurs peut poser des problèmes de compréhension, il faut construire un vocabulaire et une méthodologie commune. Il faut que chacun trouve sa place dans l’élaboration du projet. L’objectif des PICRI (réaliser un travail scientifique en commun) est une tâche que maîtrisent les chercheurs bien plus que la plupart des associatifs. « On se retrouve dans des dialogues de sourds et des querelles de légitimité où les uns affirment : «Je le sais, je l’enseigne à l’université», tandis que les autres rétorquent : «Je le sais, je le constate tous les jours sur le terrain» ». Dans le champ des politiques environnementales, le principe de réductionnisme contrôlé des facteurs de causalité à prendre en compte, propre aux chercheurs, s’oppose au principe de globalisation des causes à défendre propres aux associations environnementalistes. Le mélange des catégories et des genres est dès lors un processus complexe et potentiellement conflictuel. Dans ce processus la temporalité longue de la science (les hypothèses doivent être mises à l’épreuve, les expériences répétables…) s’oppose à la temporalité courte des militants (la démonstration des impacts environnementaux d’un projet d’aménagement n’attend pas).
Changer la recherche grâce à la participation citoyenne ? Changer la participation citoyenne grâce à la recherche ?
La transformation des objets et des pratiques de recherche ne se décrète pas et les retours d’expérience montre que parfois les projets qui visent le moins cet objectif sont ceux qui y parviennent le mieux.
L’un des projets de science citoyenne, mené par Hand (2010) sur le pliage des protéines, avait pour objectif d’utiliser les ordinateurs des particuliers, qui téléchargeaient un programme, pour réaliser des calculs et permettre d’augmenter la puissance globale de ces calculs. Au fil de l’expérience, des participants ont écrit pour dire qu’ils avaient eux-mêmes trouvé des manières plus efficaces de replier ces protéines. Le programme de recherche a alors évolué pour ne pas faire faire ces opérations de calculs spatiaux par des ordinateurs, mais en utilisant les ressources cognitives des individus. À l’instar de ce projet de génie génétique, nombre des projets scientifiques se servent de la force de travail des citoyens. Ils ne cherchent pas a priori à mieux répondre à une demande sociale, ni à l’identifier.
Le bénéfice attendu et parfois inopiné de la recherche partenariale est en revanche de promouvoir des thèmes de recherche pas ou peu mis en avant. Outre certains sujets-phares comme les OGM ou les tumeurs, il existe également un grand nombre de PICRI sur des maladies orphelines, la langue des signes, la cathédrale de Meaux, ou encore la migration sénégalaise. Autant de sujets qui ne sont pas forcément portés par les politiques et les chercheurs.
Ces bénéfices différenciés et parfois inattendus posent la question de l’évaluation des bénéfices de ces recherches partenariales pour chacun des partenaires. Du côté scientifique, on peut imaginer se servir des outils de la scientométrie pour essayer d’évaluer l’impact dans les communautés scientifiques des savoirs produits. Le décompte des citations dans la littérature peut, au moins grossièrement, nous renseigner sur l’impact des résultats des recherches partenariales dans les débats au sein des communautés scientifiques et donc des possibles transformations de leurs agendas. Du côté de la société civile, la difficulté pour mesurer les effets en termes d’empowerment des associations est en revanche bien plus grande. Quand bien même on pourrait essayer d’évaluer la production d’outils techniques et/ou argumentatifs résultant de ces expériences de recherche, il demeure un grand nombre d’obstacles méthodologiques à lever afin d’évaluer l’impact final sur les décisions et les avantages en termes de prise en compte des enjeux environnementaux puisque c’est de cela dont il est question dans les procédures et les processus partenariaux précédemment décrits. On constate en effet que les évaluations des ARUC par exemple (à travers le système du CGRR) ne se penchent que sur les aspects procéduraux et sur les modalités de partenariat, ainsi que sur les protocoles de diffusion et de valorisation des connaissances. Elles n’entrent pas dans le détail de l’impact des innovations et des compétences nouvelles censées être acquises par les participants citoyens.
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