Définition de l'entrée

Pour citer cet article :

Estèbe, P. (2013). Quartier (1). In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/quartier-1-2013

Citer
C’est essentiellement dans des circonstances exceptionnelles que le thème de la participation rencontre les quartiers. On se concentrera dans cette notice sur les quartiers populaires et immigrés qui font l’objet d’une intervention publique particulière sous le titre générique de politique de la ville, dans la mesure où cette géographie particulière a été, depuis trente ans, le théâtre d’expérimentations – engrangeant autant de réussite que d’échecs – contribuant à enrichir singulièrement la notion de participation. S’agissant de ce thème de la participation, les critiques de la politique de la ville se font souvent violentes : poudre aux yeux, alibi, instrumentation. Certes, on ne trouve pas trace, en France, d’un vigoureux courant de développement communautaire, encore moins de techniques de gestion participative comme le connaissent certains pays américains (du Nord et du Sud) et européens. Les opérations conduites au titre de la politique se sont dans la pratique, considérablement éloignées de l’idéal des origines et se distinguent de celles qui sont menées en Allemagne (Soziale Stadt) ou en Angleterre (New Deal for Communities) où la présence des habitants dans le processus de décision, y compris financière, est souvent requise comme une dimension déterminante de la mise en œuvre de la politique publique. Pourtant, les quartiers concernés par la politique de la ville ont constitué un véritable creuset dans lequel se sont élaborées et testées des formules de participation politique. Pour apprécier cette fonction de creuset, il faut adopter une définition large de la notion de participation : non seulement regarder les formes institutionnalisées, qui portent le label officiel de participation, prendre en compte l’évolution de la sociologie des agents du service public (ou assimilés), considérer les formes nouvelles de présence dans l’espace public (les émeutes), comprendre l’importance de l’inscription de nouvelles questions (comme l’islam) sur l’agenda politique pour mesurer l’importance de l’héritage des quartiers en matière de participation politique.
 

L’institutionnalisation du modèle grenoblois

  Dès son origine, en 1982, la politique de développement social pose la participation des habitants comme un principe d’action déterminant une rupture d’avec les modes de production ou de transformation urbaine qui l’ont précédée. Les premières actions de développement social des quartiers affirment, avec leur fondateur, Hubert Dubedout que « rien ne se fera sans la présence active des habitants ». Les cités se trouvent dans une double extériorité par rapport à l’espace démocratique local. D’une part, la part des étrangers dans ces quartiers a fortement augmenté depuis la deuxième moitié des années 1970, du fait d’une sélectivité accrue des politiques d’attribution de logement et des conséquences du regroupement familial. D’autre part, au début des années 1980, nombre de ces quartiers vivent encore sous un régime de concession, par lequel ce sont les organismes HLM (habitation à loyer modéré) qui assurent la quasi totalité de la gestion quotidienne de l’espace. Ces cités se trouvent donc en marge de ce qui fonde la communauté municipale, à savoir la représentation démocratique et la distribution de services collectifs. L’objectif de Dubedout, celui d’une démocratisation de la gestion urbaine, reprend largement la leçon de Grenoble où, depuis le milieu des années 1960, se sont opérées simultanément une décentralisation de la gestion municipale (avec les ingénieurs de quartiers) et une démultiplication de la démocratie locale (avec les conseils de quartier). Ce versant grenoblois de la politique de la ville a eu, au total, plus d’influence et d’échos qu’il n’y paraît. D’une part, à partir de l’expérience conduite dans les quartiers prioritaires, certaines villes ont étendu les techniques de démocratie participative et de décentralisation de la gestion municipale. C’est le cas par exemple à Nantes, où la mairie a créé, à partir de 1995, des comités d’intérêt de quartier dans l’ensemble du territoire de la commune. D’autre part, ces expériences et l’influence intellectuelle de la politique de la ville ont en partie nourri la loi démocratie de proximité généralisant le principe des conseils de quartier pour les communes de plus de 80 000 habitants. Evidemment, en se diffusant, ce modèle grenoblois s’est affadi. Là où il s’agissait d’inventer un nouveau mode de gouvernement politique et technique de ville, on trouve désormais plutôt des logiques de consultation, de recueil de doléances et de rencontre élus/population. Il n’est pas certain par ailleurs que l’impact de ces instances de consultation sur le gouvernement technique des villes soit palpable : les adjoints de quartier, en charge de l’animation des conseils, sont en général marginaux dans le système municipal et ne disposent guère, sauf exception, de prise sur les délégations thématiques, souvent plus prestigieuses et mieux situées dans le protocole politique municipal. Enfin, ce processus d’institutionnalisation n’échappe pas aux formes classiques de notabilisation et d’habitants « professionnels » en situation d’intercession concurrentielle par rapport aux élus. On pourrait aussi montrer que les services qui demeurent de la responsabilité de l’État échappent encore en grande partie à cette démocratisation de la gestion locale – l’éducation et la police en particulier.
 

De la mobilisation des habitants… aux quotas implicites

  Le deuxième avatar de la participation développé dans les quartiers de la politique de la ville s’inspire d’une approche du développement endogène. Le modèle en est l’expérimentation du quartier de l’Alma Gare à Roubaix où l’action des habitants face à un projet municipal de rénovation du quartier constitue, au tournant des années 1980, une sorte de modèle de luttes urbaines. Ici, plus que de participation, il faut parler d’implication ou de mobilisation des habitants. Il ne s’agit donc pas seulement de démocratiser la gestion municipale ; il convient aussi d’impliquer les habitants des quartiers dans la production de leur cadre de vie. L’implication des habitants dans la production de leur cadre de vie connaît un succès croissant dans le cadre de la politique de la ville ; il en devient même, au fil des années, un des instruments favoris. L’un des produits emblématiques de cette implication, c’est la régie de quartier, entreprise à but non lucratif qui emploie des habitants pour l’entretien du territoire. Le financement des associations pour l’animation, la prévention, l’encadrement social et la production de loisirs, n’a cessé de croître. D’autre part, l’objectif (ou l’instrument) d’implication conduit vite à l’idée selon laquelle l’encadrement social sera d’autant mieux assuré qu’il le sera par des habitants du quartier. Ainsi cherchera-t-on par exemple, à favoriser l’émergence de médiateurs au civil parmi les sages du quartier ; plus tard, on verra surgir des permanents habitants, ou encore des adultes relais. À partir du milieu des années 1990, lorsque sera pris le tournant sécuritaire, les grands frères et autres agents de médiation seront chargés progressivement de faire respecter les règles de civilité dans les espaces publics et les transports en commun. Cette logique de mobilisation des habitants a sans doute participé d’un processus implicite de colorisation du personnel des services publics. La logique de politique de la ville s’est trouvée démultipliée par la politique, inaugurée en 1997, des emplois jeunes, notamment dans la police et l’éducation nationale. Dans la police en particulier, le recrutement des adjoints de sécurité s’est fait avec la perspective souvent explicite de faire rentrer des jeunes Arabes ou Africains par ce biais, sans pour autant devoir afficher une politique de quotas. Cette ligne de cogestion ou d’introduction de la diversité dans le personnel des services publics n’est pas dénuée d’ambiguïtés. Une part importance de ces nouveaux emplois se révèle précaire et contribue à fragmenter le monde du travail social entre ceux qui ont un statut et qui, de plus en plus, administrent à distance des prestations normées et ceux, précaires, qui gardent le contact avec les populations. D’autre part, la délégation de fait de gestion à des associations ad hoc de certaines dimensions des services publics peut avoir pour effet d’exonérer ceux-ci de leurs responsabilités, par exemple le soutien scolaire ou l’entretien des espaces publics.
 

Du mouvement social à l’islam comme problème politique

 Last, but not least, les quartiers ont largement contribué à introduire un doute persistant sur les dimensions de la citoyenneté dans la République française. Le fait que les quartiers de la politique de la ville soient le théâtre d’émeutes régulières témoigne d’une forme de protestation politique qui ne trouve pas son aboutissement dans la construction d’un mouvement social. Sans doute une occasion a-t-elle été ratée en 1986, avec la marche des Beurs. Ce mouvement, parti des banlieues de Lyon (et, notamment, de Vénissieux et de Vaulx-en-Velin), incarne l’apparition publique d’une génération d’Arabes de France qui porte une triple demande de reconnaissance : reconnaissance comme Français, comme Arabes et comme habitants d’une cité. Ce mouvement est, à proprement parler, inouï : jamais ces trois marqueurs identitaires (nationalité, origine ethnique, statut d’habitant) n’avaient été réunis dans une formulation politique et publique ; d’une certaine façon, cette proposition constituait une occasion de renouveau considérable de la rhétorique républicaine. Ce mouvement n’a pas été compris, il a été mal interprété par les partis politiques ; certains même, en l’affadissant en combat antiraciste, ont contribué à l’enterrer. L’islam a progressivement pris le relais de ce mouvement social laïc. Cinq ou dix ans plus tard, certains leaders de la marche des Beurs sont devenus religieux. La forme particulière que prend l’islam, à la fois dans les cités – notamment dans ses dimensions d’islam social – et à l’échelle nationale – notamment dans les tensions qui se produisent avec les principes de la laïcité – trouve son origine dans la question que posaient, sur un autre registre, les Beurs de 1986 : peut-on être à la fois français, arabe (ici musulman – ce qui est plus fédérateur) et habitant d’une cité ? C’est pourquoi on considère ici que l’islam français, dans sa triple dimension de phénomène religieux, de manifestation identitaire et de mouvement social constitue le troisième grand pilier de l’héritage que les quartiers de la politique de la ville ont légué à la nation. Ce pilier, comme les deux autres, n’est pas exempt d’ambiguïtés, mais il interroge fondamentalement, et de manière de plus en plus intense, les fondements de la citoyenneté à la française, au-delà de la laïcité même. C’est bien à partir des quartiers de la politique de la ville que s’est élaborée une demande de diversité dans les représentations et la reconnaissance politiques, demande qui demeure floue, mais qui pointe les limites de la figure étroite du citoyen français.  

Un jugement de valeur ?

  Si l’on accepte donc d’élargir l’horizon de la participation politique, on est forcé d’admettre que la généralisation des processus de consultation, que la diversification de la sociologie des agents de service public et que l’installation, au cœur du débat public d’un mouvement social qui pose la question de l’identité et de l’appartenance (voire de la laïcité) dans des termes entièrement nouveaux, représente un résultat qui est loin d’être mince. Nuançons : les quartiers de la politique de la ville n’expliquent pas, à eux seuls, le développement des procédures consultatives, l’entrée des Africains et des Arabes dans la fonction publique, l’émergence de l’islam comme mouvement social ; mais, à chaque fois, il ont constitué une forme de creuset et de laboratoire où diverses formules ont été élaborées et testées.   Ces effets sont incontestables. Reste à débattre de leur sens. La discussion sur la valeur de l’héritage des quartiers reste ouverte et le sera encore longtemps. L’existence même d’un tel débat en atteste la consistance.
Bibliographie