Principe de précaution
Principe de gestion de risques graves (environnement, santé) lorsqu’existe une incertitude scientifique sur les causes et/ou le niveau des risques. Ce principe demande d’engager une action anticipée (et non d’attendre que toute la lumière scientifique soit faite), l’action étant entendue au sens aristotélicien du terme : grande place accordée à la délibération, recherche du raisonnable, étant entendu que la seule rationalité scientifique, pour nécessaire qu’elle soit, n’est nullement suffisante pour conduire seule à la décision.
Grison, D. (2013). Principe de précaution. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/principe-de-precaution-2013
Un accouchement difficile
Ce n’est pas peu dire que ce principe a connu un accouchement difficile ! Apparu sous le nom de Vorsorgeprinzip (en Allemagne, dans les années 1970), appliqué pour la première fois lors de la gestion de la crise écologique de la mer du Nord (dans les années 1980), il est sorti au grand jour à l’occasion du sommet de Rio (1992), s’est vu gravé dans le marbre des textes européens avec le traité de Maastricht (1992), et a accédé au sommet de la hiérarchie française des normes (avec l’inscription de la Charte de l’environnement dans le préambule de la Constitution, le 15e article de cette Charte lui étant consacré). Mais parallèlement des forces adverses puissantes se sont élevées pour contrecarrer son développement : appel de Heidelberg en 1992, mémoires de l’Académie de médecine et de l’Académie des sciences (1998), mises en garde répétées des milieux politiques et économiques (dans son fameux rapport sur la libération de la croissance [2007], Jacques Attali présente le principe de précaution comme une des causes de la stagnation de l’économie française). Le tableau serait incomplet si l’on n’évoquait les mésusages et les caricatures dont il a fait l’objet : mésusages lorsqu’on l’utilise pour faire interdire une pièce de théâtre ou justifier la peine de rétention, caricatures lorsqu’on le met au service d’une cause idéologique (la seule évocation du principe étant censée justifier, sans plus d’argument, une demande d’interdiction), qu’on se défausse de l’exercice d’une responsabilité (un maire y trouvant un argument pour faire démonter les paniers de basket dans sa commune), ou qu’on en demande la suppression (arguant qu’il serait en son essence même un principe de frilosité et de manque de courage, se focalisant en toute situation sur l’hypothèse du pire, ignorant de la vie en laissant miroiter l’espoir de vivre dans des sociétés du « risque zéro »).
Un principe nécessaire ?
On peut alors effectivement se demander si ce principe est nécessaire. Et certains de rêver que tout puisse continuer selon le modèle en vigueur depuis le XIXe siècle : le développement des sciences, l’essor de l’industrie et de l’économie portant l’espoir d’un progrès indéfini, il n’y aurait à payer qu’un faible tribut à l’occasion de l’apparition des nouvelles techniques (avec les quelques accidents qui en accompagnent presque nécessairement les premiers pas), le principe de précaution dans ce contexte apparaissant non seulement superfétatoire, mais même dangereux. Mais cela serait sans compter avec les deux ruptures majeures du XXe siècle : la montée des incertitudes (en particulier la remise en cause de la vision déterministe du monde) et l’atteinte des limites de la résilience de la nature (avec les risques globaux, dont deux exemples archétypaux sont la déplétion de la couche d’ozone et le changement climatique). L’optimisme conquérant du XIXe siècle touche ainsi à ses propres limites… Et l’entrée dans le XXIe siècle voit s’ajouter à cette remise en cause d’autres facteurs aggravants.
Alors que nous aurions besoin de pouvoir nous rassurer en nous appuyant sur des personnes responsables, nous constatons tout au contraire un affaiblissement de la position de ces dernières, pour des raisons structurelles (leur perte de pouvoir d’action) et conjoncturelles (des scandales dans lesquels certains se sont trouvés compromis) : nous n’avons plus de grandes figures tutélaires, ni dans les sciences, ni en politique, à l’abri desquelles nous abriter, la défiance a remplacé la confiance. Le sociologue allemand Ulrich Beck traduit ce basculement en baptisant « société du risque » ce nouveau monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Tout ceci crée un environnement très compliqué : dans un contexte d’incertitude radicalisée, sous un horizon chargé de menaces globales, jamais notre aversion à l’incertitude et au risque ne s’était manifestée avec autant de forces. Le principe de précaution est-il responsable de cette situation ? Ou bien, tout au contraire faudrait-il y voir (une partie de) la solution du problème qui nous est posé?
Un usage hésitant
Au niveau même des interprètes du principe de précaution, il n’y a pas d’unité doctrinale. On peut trouver quatre lectures dominantes.
Une première lecture, radicale, qui voudrait que le principe de précaution soit déclenché à un bas niveau de risque et d’incertitude, et que son déclenchement entraîne de façon presque automatique des décisions radicales (interdiction, au minimum moratoire). Cette version exigerait aussi que, avant toute introduction sur le marché d’un produit issu d’une innovation technologique soit prouvée son innocuité.
Une autre lecture, tout opposée, voit dans le principe de précaution un principe en continuité avec la prévention ordinaire. La touche d’incertitude qui entoure la situation et la nécessité d’agir de manière anticipée ne doivent pas, selon cette version, modifier l’esprit qui règne dans la gestion ordinaire des risques : l’approche de la situation et les décisions qui seront prises doivent rester les plus possibles guidées par la prise en compte d’un bilan coût/avantage (une analyse ACA). Dans cette hypothèse, l’économie ne cède pas la main.
Une troisième lecture, dite dialogique, insiste sur l’importance de la délibération dans la mise en œuvre du principe de précaution. Ce point est essentiel car il constitue, nous y reviendrons, un des principaux apports du principe de précaution. Il a cependant donné lieu à des interprétations discutables, en particulier celui qui consiste à vouloir niveler toutes les contributions apportées lors des discussions, conduisant à une relativisation de la science, considérée comme un simple discours parmi d’autres.
La dernière lecture se veut médiane. Elle veut prendre en compte le caractère profondément nouveau des situations que nous avons à affronter (pas de continuité donc), mais n’en conclut pas qu’il faudrait bloquer toute action innovante dès lors que l’on pourrait soupçonner qu’elle apporte avec elle quelque risque. Elle en conclut par contre la nécessité de revoir notre manière d’agir en pareille situation – certes le risque zéro n’existe pas, nous sommes dans la situation de devoir arbitrer entre les risques, nous ne pouvons les éradiquer, mais certains risques sont d’une nature telle qu’ils nécessitent de notre part un traitement particulièrement attentif et prudent. Dans cette nouvelle manière d’agir, la délibération (et la communication au sens noble du mot) occupent une place très importante. C’est l’interprétation dominante, celle-là même qui est reprise dans tout un corpus de textes qui s’est progressivement constitué.
Un contenu doctrinal stabilisé
Si l’on veut trouver dans le principe de précaution un outil nous permettant d’affronter efficacement les nouveaux risques, encore faut-il pouvoir s’appuyer sur une vision cohérente et stable de ce principe. Or les textes ne manquent pas, en particulier au niveau européen, pour donner des procédures assez précises permettant de baliser ce bon usage du principe de précaution. On en trouve un bon exemple avec le sommet européen de Nice, qui donna lieu à trois documents à propos de notre principe émanant des trois principales instances (Commission, Conseil, Parlement). On peut, de la lecture de ces textes, dégager les points qui suivent.
Si le principe de précaution a pour but principal de parer aux nouveaux risques, ces risques doivent être précisément caractérisés. Ils doivent se situer dans les domaines de l’environnement et de la santé publique ; ils doivent être « graves et irréversibles » ; ils demandent enfin un contexte d’incertitude scientifique : il faut que le dossier scientifique relatif au risque soit incomplet, que l’incertitude ne porte pas seulement sur la probabilité de réalisation du risque, mais aussi sur l’existence et/ou le degré de gravité de ce risque. Dans le cas contraire, c’est de prévention qu’il faut parler, non de précaution. Autre point, l’application du principe de précaution ne doit pas donner lieu à une action automatique, mais à une réflexion ouvrant sur toute une gamme d’actions, depuis une simple mise sous surveillance de l’action incriminée en passant par un moratoire jusqu’à une possible (et donc non nécessaire !) interdiction. Quels sont les facteurs qui doivent influer sur le choix ? Les textes font ressortir la recherche de proportion, de cohérence, de transparence. La décision doit être proportionnée à la gravité du risque, à la plausibilité des hypothèses, à la réductibilité de l’incertitude, au niveau de l’acceptabilité sociale du risque ; la décision doit être cohérente avec d’autres prises dans des cas semblables, afin d’éviter tout arbitraire ; et enfin la décision doit être transparente, la transparence étant nécessaire pour garantir le sérieux et l’intégrité des choix retenus – et pour rétablir la confiance.
Les mesures retenues doivent par ailleurs être révisables, elles sont en effet destinées à évoluer en même temps que les connaissances scientifiques relatives à ce dossier. En effet s’il est une chose que le principe de précaution commande de façon automatique, c’est le lancement de recherches visant à mieux évaluer le risque redouté. Un dernier point enfin, réellement novateur, est la demande expresse d’associer le plus tôt possible la société civile à l’ensemble de ces démarches. La société ne peut plus s’abriter derrière les choix faits par des comités d’experts validés par les autorités scientifiques : elle doit elle-même se saisir de ces choix.
Résumons. Il ne faut déclencher le principe de précaution qu’à bon escient. Il faut ensuite suivre de bonnes procédures. Mais il faut enfin, et cela est essentiel, qu’un bon esprit guide la mise en œuvre du principe. Ce bon esprit consiste pour l’essentiel à y voir un principe d’action, à condition de redécouvrir l’action dans toute sa richesse – aujourd’hui largement oubliée.
Un principe d’action
Il faut s’entendre sur ce que l’on appelle l’action. Nous avons connu un abaissement historique de l’action, dont Adam Smith a été le théoricien principal. Le modèle de l’action qu’il prône est en effet une action individuelle, égoïste, et de courte vue. Action individuelle, chacun agissant de son côté, sans se soucier du bien commun. Action égoïste, chacun recherchant son seul intérêt, sans s’occuper de celui des autres. Action de courte vue, tout ce qui échappe au champ (forcément limité) de son intérêt étant considéré comme sans importance. Ce qui rend ce modèle tout à la fois possible et efficace, c’est l’action de la main invisible (qui sera identifiée plus tard avec le marché). Dès lors la seule chose qui incombe au pouvoir politique est de favoriser cet état de choses en limitant le plus possible le domaine des lois.
Ce modèle de l’action a montré une exceptionnelle efficacité, conduisant nos sociétés à un niveau de richesses matérielles jamais atteint. Mais ce modèle connaît aujourd’hui aussi ses limites. Du point de vue social, elle a conduit à un niveau d’inégalité et d’injustice insoutenable. Et, du point de vue environnemental, il a fait se développer les externalités qui menacent aujourd’hui les grands équilibres de la nature nécessaires à la survie de l’humanité (ou, du moins, les conditions d’une vie bonne sur notre Terre).
C’est pourquoi nous devons changer de paradigme de l’action, en lui donnant un contenu enrichi.
Tout d’abord, en s’inspirant d’Aristote, lorsque celui-ci distingue trois manières d’être actif, qu’il appelle respectivement poéisis, théoria et praxis, nous pouvons concevoir cette action enrichie sous la forme d’un triangle, le triangle de l’action, dont la prise en compte de chacun des trois sommets doit contribuer à la plénitude : l’action ne doit pas être confondue avec la fabrication (poiesis), ce que mesure le produit intérieur brut (PIB), comme nous le pensons aujourd’hui, mais c’est tout autant et probablement plus encore la production d’idées (theoria), et la création de lien social, de collectif, de savoir-vivre, de savoir-faire ensemble. Toute action accomplie doit se déployer selon cette triple dimension, pour devenir ainsi action réfléchie et action liée.
Par ailleurs, et toujours en suivant Aristote, l’enrichissement de l’action doit se faire en lui faisant parcourir un circuit en trois étapes (qu’Aristote nomme respectivement boulésis, bouleusis, proaïresis). S’il n’y a pas d’action sans désir, nous explique le Stagirite, il faut que ce désir se confronte dans un premier temps à la raison pour devenir désir raisonné (boulèsis), puis entre dans une vaste délibération (bouleusis), avant que ne vienne trancher la décision (proairesis). Le modèle smithien invite à emprunter des raccourcis qui, s’ils ont pu permettre un développement accéléré des richesses (par la grande liberté accordée au pôle poésis de l’action), conduisent aujourd’hui à une multiplication d’effets indirects qui constituent autant de menaces.
C’est dans ce nouveau modèle de l’action que doit venir s’inscrire le principe de précaution. Ce modèle, par la place qu’il fait à la praxis, et par son appel explicite à délibérer, justifie de voir dans le principe de précaution un principe de délibération. Il reste à illustrer ce point.
Un principe de délibération
Quel rapport donc établir entre le principe de précaution et la délibération, si ce n’est celui déjà établi par Aristote à propos de la prudence : « Sera un homme prudent celui qui est capable de délibération » ? Or, qu’est-ce que la précaution, sinon notre nouvelle prudence, une prudence dans le cadre de la civilisation de la technoscience et du marché, des nouveaux risques et de l’incertitude radicalisée.
La prudence implique la délibération, nous dit Aristote ; de même devons-nous rendre la délibération omniprésente dans l’application du principe de précaution. Et en effet, si l’on considère ses deux étapes (l’évaluation du risque, la gestion du risque), nous voyons bien apparaître l’éminence de son rôle. Comment bien évaluer le risque sans faire appel à des experts de plusieurs disciplines (des sciences dures, mais aussi des sciences humaines et sociales) qui devront délibérer entre eux ? Sans faire entrer également dans la délibération ceux que l’on pourrait appeler les experts de terrain, dont l’apport est nécessaire si l’on passe du risque théorique au risque réel ? Et quant à ce qui est de sa gestion, comment décider des mesures à prendre, sans délibérer ? Nous sommes plongés dans ce contexte d’incertitude forte et de suspicion qui ne permettent pas de fonder la décision sur une connaissance avérée et reconnue de tous, qui suffirait à faire taire les divergences. L’expertise a perdu de sa superbe, elle n’apporte plus l’éclairage suffisant pour que chacun sache ce qu’il a à faire. Les controverses ont gagné jusqu’au cœur de l’expertise, là où la vision scientiste pensait qu’elle ne pourrait jamais accéder. L’action doit se construire autrement, les différents acteurs (les concepteurs du bien, ses réalisateurs, les consommateurs) doivent apprendre à se coordonner pour inventer l’action commune. Bref, ils doivent mettre en place des organes de délibération. Un exemple permet de bien illustrer cela : l’application de la proportionnalité. Cette dernière demande que les mesures prises en application du principe de précaution soient proportionnées. Mais, nous l’avons vu, il ne peut s’agir de proportion mathématique, qui ne nécessite aucune délibération, et dont un ordinateur peut se charger. Il s’agit de proportionner à des éléments dont une part au moins est non quantifiable (gravité du risque, plausibilité des hypothèses, réductibilité de l’incertitude, acceptabilité sociale du risque) : comment bien le faire sans une vaste délibération ?
Principe de précaution et précaution
Prenons une dernière fois de la hauteur afin de bien situer les difficultés inhérentes à une bonne application du principe de précaution. Ce principe est devenu un point de cristallisation des tensions qui traversent la société aujourd’hui, et il porte trop souvent le poids de débats qui excèdent son domaine.
Une distinction peut permettre de remettre un minimum de sérénité dans les discussions, pour autant que les protagonistes s’accordent à lui reconnaître quelque pertinence, la distinction entre les risques et les effets. Par effet, il faut entendre l’ensemble des conséquences des innovations (en particulier dans le domaine technologique), et par risque le sous-ensemble de ces effets qui correspond à des menaces directement identifiables. Ainsi, pour les nanotechnologies, l’effet « possibilité de traçabilité des produits » est un effet, la possible pénétration de nanoparticules à travers la barrière qui protège le cerveau est un risque. Nous proposons de réserver le principe de précaution aux seuls risques, et de faire appel, pour la prise en charge de l’ensemble des effets, au concept de précaution.
Que faut-il entendre alors par précaution ? C’est une philosophie générale de l’action, capable de guider l’ensemble de nos choix, non seulement pour faire face aux risques, mais également pour choisir nos valeurs et décider de la forme que nous voulons donner au monde dans lequel nous allons vivre. Et cela permet de clarifier les débats. Que l’on considère les problèmes soulevés par l’introduction des organismes génétiquement modifiés (OGM), on peut distinguer trois niveaux de débat. Le premier niveau, celui de l’opportunité de déclencher le principe de précaution. Le deuxième, celui des mesures à adopter si l’on décide de l’appliquer. Le troisième enfin est beaucoup plus large, il s’agit du débat relatif au type d’agriculture, de rapport à la nature, de prise de risque, voire de vision de la société que nous voulons privilégier. Ne pas distinguer les niveaux de débats, c’est se condamner à voir, lorsque l’on discute à un niveau, surgir de manière plus ou moins cachée des arguments relatifs à un autre niveau. Ce qui reconduit à nouveau à une foire d’empoigne. Prendre en compte ces niveaux de débat, c’est par exemple pouvoir accepter que, au nom même du principe de précaution, on accepte de mettre en culture certains OGM sous certaines conditions, mais en même temps refuser, quant à soi, cette même mise en culture d’OGM au nom de ses valeurs – au nom de la précaution, donc.