Pratique participative en ligne
Cette entrée désigne les formes d’expressions numériques des internautes qui peuvent s’inscrire (1) dans des dispositifs explicitement dédiés à la consultation publique ou (2) se déployer dans différents espaces du Web sans coordination explicite.
Cardon, D. (2013). Pratique participative en ligne. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/pratique-participative-en-ligne-2013
Internet et la participation
En raison de son histoire, de son infrastructure technique et des idéaux qui ont accompagné son développement, Internet est souvent associé à l’idée d’une participation plus active des individus à l’espace public. Les technologies du Web ont été construites pour favoriser l’interaction et atténuer la séparation entre production et réception, activité et passivité, professionnels et amateurs. Même si l’abolition de ces partages constitutifs de l’espace médiatique traditionnel est loin d’être réalisée, les usages d’Internet encouragent des formes originales et variées de participation. Les outils disponibles à cet effet accompagnent toute l’histoire du réseau des réseaux : les forums, les chats, les commentaires sous les articles de blogs, les wikis et, aujourd’hui, les réseaux sociaux numériques comme Facebook ou Twitter. Omniprésents sur la plupart des pages du Web, ces dispositifs de communication facilitent l’interaction entre le producteur de contenu et son lecteur en laissant à ce dernier la possibilité de participer à la conversation en ligne. Cette spécificité des outils numériques a nourri, chez de nombreux analystes, l’espoir d’un enrichissement numérique des procédures de participation démocratiques. Dans les années 1990, la promesse d’une émancipation digitale de l’espace public est apparue à beaucoup comme une voie providentielle pour sortir à la fois des sombres constats de la rationalisation commerciale des médias traditionnels et de l’apathie de la société civile. Internet était à la fois le lieu d’une réactivation des capacités expressives des individus et celui d’un possible contournement du contrôle exercé par les élites médiatiques sur le débat public (Bennett et Entman, 2000 ; Dahlberg, 2011 ; Dahlgren, 2005 ; Poster, 1997). Par ailleurs, la promesse d’un développement des techniques de vote en ligne a aussi donné forme à l’espoir d’instaurer une démocratie plus directe permettant de multiplier les occasions de consulter les citoyens (Vedel, 2003). La réalité des pratiques participatives numériques fait cependant apparaître un tableau en sensible décalage (Monnoyer-Smith, 2011). En effet, les dispositifs descendants visant à organiser par le haut le vote, la consultation ou la délibération des internautes connaissent un succès limité. En revanche, l’expression en ligne des internautes s’est largement déployée dans des espaces qui n’ont pas été construits ou pensés comme des lieux d’articulation d’une délibération politique.
Participation en ligne à la démocratie représentative
Le Web peut-il enrichir les procédures de la démocratie représentative en favorisant de nouvelles formes de participation politique ? Bien qu’encore trop récent pour conduire un bilan d’ensemble, et en dépit de la variété contrastée des expériences, tout semble montrer que les formes de participation en ligne, lorsqu’elles reproduisent ou complémentent les procédures de la démocratie représentative ne diffèrent que marginalement des pratiques hors-ligne. Le développement du vote en ligne (qui se distingue des techniques du vote électronique dans un bureau électoral) ne s’est, sauf en Estonie, jamais vraiment déployé au niveau national. Et la numérisation des procédures électorales s’est surtout développée, expérimentalement, pour des votes d’entreprises ou d’associations. De façon plus tardive que dans les organisations du mouvement social (Granjon, 2001), les technologies numériques ont aussi contribué à transformer les modes de communication entre élus et militants au sein des partis politiques. Bien que limités, les effets observés de ces nouveaux usages montrent qu’ils peuvent contribuer à élargir les modes de désignation des dirigeants (organisation de primaires), à ouvrir l’organisation militante vers des engagements plus « faibles » (adhésion à 20 euros) et à utiliser les outils de l’Internet pour favoriser les débats à la fois à l’intérieur du parti mais aussi avec sa périphérie. Par ailleurs, dans les périodes de campagnes électorales, comme lors de la campagne présidentielle de Barak Obama de 2008, ils contribuent à la mobilisation des électeurs les plus engagés (Barboni et Treille, 2010 ; Greffet, 2011).
Mais, à côté des procédures de la démocratie représentative, c’est surtout dans la mise en place de dispositif de consultation et de délibération des citoyens que les outils numériques ont été le plus facilement déployés par les pouvoirs publics. Accompagnant la mise en place de procédures hors ligne, ils ont souvent été mis en place dans le cadre de consultations publiques sur l’aménagement du territoire, lors de débats publics concernant les grands choix technologiques ou de consultations organisées par la Commission européenne (Benvegnu, 2006 ; Monnoyer-Smith, 2006). Les expériences participatives sur le Web sont aussi à l’origine d’une véritable inventivité procédurale dans les techniques d’organisation et d’agrégation des propos des internautes. La plasticité des outils numériques rend possible des systèmes de votes qualifiés, de notations et d’agrégations des arguments permettant des formes originales de hiérarchisation et de visualisation des différentes contributions. Ces techniques issues des communautés historiques du Web, comme celles du logiciel libre ou de Wikipédia, nourrissent actuellement les projets de développement d’outils numériques permettant d’engager les internautes dans la fabrication de la loi, d’accès aux données publiques (open data) ou d’organisation de débats citoyens sous la forme de plateformes de réseau social. Le Parti pirate allemand a ainsi développé un outil, Liquid Democracy, dont l’objectif est d’outiller le travail ouvert de construction collective de propositions de politiques publiques mêlant votes, argumentations et recherche du consensus.
Des interprétations différentes des usages de ces dispositifs sont proposées dans la littérature scientifique. Certains soutiennent qu’ils ne font que reproduire les formes traditionnelles de consultation et ne mobilisent que les individus qui sont déjà actifs hors ligne. Ils contribueraient par ailleurs à réunir les personnes partageant des opinions similaires (Manin et Lev-On, 2006 ; Flichy, 2008). Mais d’autres analyses de ces expérimentations soulignent qu’en dépit de leurs effets limités, la participation en ligne est plus à même de reformuler les questions posées par les institutions, qu’un élargissement relatif, mais réel, des publics est rendu possible par l’accès numérique au débat, et que se mettent ainsi en place des outils susceptibles d’exercer une forme de « contre-démocratie » (Rosanvallon, 2006 ; Wojcik, 2011). L’expression numérique des internautes s’est en effet plus facilement inscrite dans les cadres participatifs offerts par les mouvements sociaux, les médias alternatifs et, surtout, dans des coordinations non ou faiblement organisées qui ont pris naissance sur Internet pour faire entendre et débattre les internautes (Cardon et Granjon, 2010).
Une conversation participative
En effet, bien souvent les pratiques participatives sur Internet se caractérisent par le fait qu’elles s’expriment dans des lieux qui n’avaient pas cette vocation. La conversation tous azimuts qui s’est installée sur le Web, et particulièrement sur les réseaux sociaux numériques comme Facebook ou Twitter, est souvent proche des sujets d’intérêts personnels et quotidiens des internautes. Elles ne traitent que de façon marginale, intermittente et focalisée des questions d’intérêt général. Il n’en reste pas moins que s’exprime, par le bas et sans injonction particulière à la participation, des formes d’expressions qui touchent parfois à des sujets d’intérêt public. Le paradoxe de la participation sur Internet est qu’elle est souvent plus active, plus dense et plus riche dans les espaces qui n’ont pas été destinés à cet effet. Cette expressivité diffuse (Blondeau et Allard, 2007) donne parfois lieu a des formes d’auto-organisation émergentes et imprévues qui peuvent acquérir de l’influence ou de l’importance dans le débat public, comme dans le cas des mobilisations en Corée contre l’importation de bœufs américains nées sur le forum d’un groupe de pop asiatique (Shirky, 2008), de la mobilisation numérique pour le non au traité constitutionnel européen de 2005 activé par la page personnelle d’Etienne Chouard (Fouetillou, 2008) ou lors de l’organisation des manifestations contre Marie-José Aznar en Espagne en 2004 à la suite de l’attentat de la gare d’Atocha (Castells, 2009). Ces phénomènes de renforcement des mobilisations par les technologies de communication qui s’enracinent dans les pratiques ordinaires de la conversation numérique ont aussi favorisé la diffusion virale des indignations et des appels à manifester lors de révolutions du printemps arabes en Tunisie et en Egypte. Ancrée dans les formes ordinaires de la conversation ces expressions prennent des formes très diverses : partage d’un article de presse faisant l’objet de commentaires, hashtag sur Twitter permettant la coalition de réactions spontanées et de commentaires, détournement humoristique d’images et de vidéo, lancement de pétitions en ligne, etc.
Ces formes de la participation numérique sont souvent interprétées comme une manifestation de l’invidualisation des formes de l’engagement. Du mouvement altermondialiste à celui des indignés, des nouvelles expériences militantes de sub ou de micro politique aux pratiques de consommation critique, des révoltes arabes aux attaques groupées de sites web par les Anonymous, la plupart des initiatives collectives les plus présentes ces dernières années dans l’espace numérique ont toutes pour racine des formes d’auto-organisation beaucoup plus lâches, souples et indéterminées que les structures traditionnelles du mouvement social. Horizontales, sans centre organisateur ni vecteur programmatique, attentives au respect de la diversité de leurs composantes, obsédées par les procédures permettant de respecter l’égalité de chacun, ces mobilisations s’attachent à faire groupe à partir de singularités individuelles. Ces dimensions prennent une place prépondérante parmi les formes de participation sur Internet parce qu’elles permettent d’associer étroitement les processus d’exposition et de mise en récit de soi, qui caractérisent les usages expressifs des réseaux sociaux numériques, et le développement d’un rapport plus individualisé à l’engagement politique.
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