Définition de l'entrée

Mode de politisation axé sur l’opposition « peuple vs élites » et structuré par un appel démocratique au peuple.

Sens 1 : acception politique.

Sens 2 : acception littéraire.

Sens 3 : acception stigmatisante.

Pour citer cet article :

Tarragoni, F. (2022). Populisme. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/populisme-2022

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Avant d’être un terme du vocabulaire scientifique - à la définition très controversée -, le populisme fait partie du registre de l’invective politique. Le stigmate que le mot véhicule renvoie à la (présumée) démagogie de celui ou celle qu’il pointe du doigt, et/ou au (prétendu) extrémisme de ses propositions politiques. Il rejaillit sur son électorat (réel ou fantasmé), que la duperie, l’irrationalité et l’incompétence prédisposeraient naturellement à la soumission. Le discrédit que véhicule le populisme engage, plus particulièrement, une dimension du fait démocratique : la participation des classes populaires. Comme le pointent les premiers observateurs latino-américains, le populisme solliciterait une participation à la fois excessive – par rapport à l’état de développement du système politique – et inconventionnelle de ces classes populaires pour lesquelles « les symboles de la démocratie ont perdu, ou mieux encore, n’ont jamais eu leur signification positive » (Germani, 1961 : 111). Dans les études contemporaines, on retrouve cette même idée : derrière la qualification du Front National comme « populisme », on dote « la mobilisation populaire en politique d’un signe négatif » (Collovald, 2004 : 44). Pour quiconque s’intéresse à la démocratie participative, le populisme relève ainsi d’une forme de contresens : une manière de faire la politique en sollicitant la participation démocratique des groupes subalternes, tout en débordant le cadre de la démocratie représentative libérale.

Cette contradiction traverse son histoire. Dans les années 1950, le concept fait son entrée officielle dans la science politique américaine (via Daniel Bell, Edward Shils, Seymour M. Lipset et Richard Hofstadter) pour désigner la nouvelle droite radicale incarnée par le sénateur Joseph McCarthy. Pour les analystes qui s’en emparent, le concept marque un phénomène supposément nouveau – le renouvellement du discours politique conservateur - et une menace inédite pour la démocratie américaine. C’est à cette époque qu’on peut situer l’origine de sa charge infamante, tout comme de sa disqualification de la participation populaire en politique.

 

Une histoire conceptuelle oubliée

En réalité le terme était né bien avant les années 1950, avec une acception revendicative chez les uns, péjorative chez les autres. Sous sa racine latine (remontant au populus romain), il apparaît en anglais en 1891, pour qualifier les positions politiques du nouveau People’s Party, créé la même année lors de la Convention de Cincinnati. Le mot possède initialement une connotation péjorative, mais la perd peu à peu lorsqu’il est adopté officiellement, en octobre 1892, par les membres du parti (Hicks, 1961 : 238-239). Une aventure similaire caractérise la genèse russe du populisme, à partir de la racine « narod » (peuple) : le narodnichestvo. Le terme narodny apparaît chez les militants du cercle Chaikovsky (1869-1872) pour désigner leur ambition de créer un parti « authentiquement populaire et démocratique ». Après la « croisade au peuple » des années 1872-1874 – tentative échouée de soulever les paysans contre le tsar - le mot est repris par les membres du futur parti socialiste révolutionnaire, Zemlia i volja (1878), pour insister sur la nécessité que le peuple « s’émancipe par ses propres efforts et non par le haut » (Pipes, 1964 : 446) : par des intellectuels ou des partis d’avant-garde. Le terme est repris, dans une acception péjorative, par les marxistes dès la fin du XIXe siècle, en particulier Pyotr Berngardovich Struve et Lénine, qui critiquent la vision stratégique des populistes : leur croyance dans l’auto-émancipation du peuple et dans la possibilité, pour la Russie, de passer directement du féodalisme tsariste au communisme révolutionnaire, en généralisant l’institution de la commune rurale (mir et obchtchina). C’est d’ailleurs comme traduction du russe que le mot « populisme » apparaîtra en français en 1907. Il sera repris en 1929, par André Thérive et Léon Lemonnier, pour désigner une nouvelle avant-garde littéraire (le « roman populiste »), chargée de démocratiser le roman en y introduisant la psychologie et la morale des gens du peuple.

Ce rapide excursus sémantique montre que, avant son entrée officielle dans la science politique, le mot populisme avait qualifié positivement des expériences dont le principal trait commun était la valorisation parallèle de la démocratie et de l’ethos populaire. Ce lien se défait à partir des années 1950, lorsqu’il vient désigner des phénomènes d’irrationalité collective (comme le maccarthisme états-unien), de gouvernement autoritaire (les « dictatures populistes » latino-américaines pointées par Canovan [1981]), puis de résurgence d’une droite radicale, nativiste et ultraconservatrice dans les années 1980. Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, l’Amérique latine a plutôt fait office d’exception. Quand bien même de nombreux travaux aient employé le concept pour qualifier les dérives caudillistes, corporatistes ou clientélistes des régimes nationaux-populaires surgis entre les années 1930 et 1960 (le péronisme argentin, le cardénisme mexicain, le velasquisme équatorien, l’adécisme vénézuélien, etc.), les sciences sociales sous-continentales lui ont réservé un accueil autrement plus favorable. En raison des besoins démocratiques des masses populaires que ces régimes étaient parvenus à exprimer, leurs observateurs insistaient, dès les années 1960, sur l’ambivalence du populisme latino-américain : radicalement démocratique sur le plan de l’intégration des déshérités, qui avaient exigé « une participation [à la consommation] de biens et services, et à la prise de décision politique » (Di Tella, 1973 : 42) ; semi-autoritaire sur le plan de l’organisation étatique, même si la compétition entre partis restait substantiellement ouverte.

Cette histoire est désormais derrière nous. Les ouvrages spécialisés n’y consacrent, la plupart du temps, que quelques pages en introduction, si tant est qu’on lui accorde une quelconque importance. À la faveur de la montée de l’extrême droite dans les démocraties occidentales, puis mondiales, à partir des années 1980, le populisme est devenu le qualificatif des changements dus à la remise en cause des clivages politiques d’après-guerre. De l’opposition réglée d’un centre-droite libéral-conservateur et d’un centre-gauche social-démocrate, avec les partis communistes en challengers extérieurs (configuration typique des démocraties post-1945), on serait passé à une opposition, plus virulente et plus instable, entre deux populismes de signes idéologiques opposés : une droite radicale opposant l’ethnos aux étrangers, et une gauche post-communiste opposant le peuple à la « caste ».

 

Les différentes approches d’un phénomène controversé

Un nouveau paradigme global s’est ainsi progressivement imposé. Si on peut clairement situer son émergence dans la science politique américaine, puis européenne, ses effets ont largement dépassé le champ académique pour atteindre la sphère médiatique et la communication politique, conduisant les partis qualifiés de « populistes » à assumer - sous le mode de l’inversion du stigmate - ou à rejeter l’épithète infamant. À l’intérieur de ce paradigme dominant, qu’on peut appeler la « populologie » (Tarragoni, 2019), quatre approches concurrentes problématisent différemment le populisme en se centrant, pour l’essentiel, sur ses manifestations contemporaines.

La première approche, longtemps dominante dans la science politique française, en fait un style politique d’interpellation du peuple. Le plus petit dénominateur commun entre les partis et mouvements sociaux qualifiés de populistes serait l’emploi structurant, du point de vue rhétorique, de l’opposition « peuple vs élites ». Celle-ci donnerait lieu à deux variantes idéal-typiques, qui apparaîtraient souvent combinées dans la réalité politique : un populisme identitaire, opposant une définition ethno-nationale du peuple aux élites, et un populisme contestataire, opposant une définition insurgeante du peuple aux élites (Taguieff, 2007). Cette approche a connu un prolongement dans les études quantitatives mesurant, à l’aide de l’analyse lexicométrique, le « degré » de populisme dans la communication des différents partis (Baloge et Hubé, 2022), ou encore l’influence des médias dans la production du phénomène (Moffitt, 2016).

Le deuxième courant, largement dominant aujourd’hui dans la science politique mondiale, procède de l’étude morphologique des idéologies politiques. En reprenant la distinction de Micheal Freeden (2008) entre idéologies « nodales » ou « hôtes » (core/host ideologies) et idéologies « a-nodales » ou « périphériques » (thin-centred ideologies), ce courant « idéel » (ideational) d’étude du populisme le range résolument du côté des deuxièmes. Le populisme serait une idéologie sui generis, opposant une vision organique, authentique et moralement pure du « peuple » à des élites immorales et corrompues (Mudde et Rovira Kaltwasser, 2017). Loin de se réduire à un style (vague) d’interpellation du peuple, le populisme devrait son succès contemporain à son logiciel idéologique permettant de rassembler des besoins sociaux et des sensibilités politiques hétéroclites : nous serions ainsi entrés dans un nouveau Zeitgeist populiste, un nouvel « esprit du temps » politique avec lequel tous les partis doivent désormais composer (Mudde, 2004).

La troisième approche, issue des politiques latino-américaines comparées, fait du populisme une stratégie de conquête du pouvoir (Weyland, 2001). Le phénomène relèverait ainsi du mode d’exercice du pouvoir, l’opposition « peuple vs élite » ayant pour fonction de légitimer des partis ou des mouvements à l’écart du jeu politique traditionnel, ou récusant, pour reprendre Pierre Bourdieu, la définition légitime du capital politique. À l’écart de ce courant, mais en gardant la perspective d’étude des champs politiques, une nouvelle approche « socio-culturelle » a vu le jour : elle met l’accent sur les dynamiques de distinction, d’identification et d’altérisation qui caractérisent le rapport entre acteurs et électorats populistes, d’un côté, et anti-populistes de l’autre. Le populisme vient désigner la lutte de classement qui oppose des partis et des électorats valorisant un « héxis » populaire à d’autres, exécrant la « vulgarité » en politique (Ostiguy, 2017).

La quatrième et dernière approche constitue la principale alternative critique aux approches « idéelles » (ideational) : développée au sein de l’École d’Essex par le théoricien post-marxiste Ernesto Laclau (2008), elle assimile le populisme à une logique discursive dans le cadre d’une lutte politique pour l’hégémonie. Le populisme serait une manière de traduire politiquement un ensemble de demandes sociales insatisfaites, en les articulant dans une nouvelle hégémonie discursive : un nouveau discours politique permettant d’agréger, de fédérer et de créer de l’identification sociale. Comme l’approche en termes de « style », elle a été largement développée au sein de l’analyse du discours, dans le but d’objectiver les logiques articulatoires que les discours populistes mettent à l’œuvre entre des revendications sociales situées.

En dépit de leurs différences de méthode et de problématisation, ces quatre approches se rejoignent sur la catégorisation empirique du phénomène : y rentrent les mouvements et partis d’extrême droite et de gauche radicale (non communistes) ; des appels, plus ou moins démagogiques, au peuple (quelle qu’en soit la définition donnée) ; des régimes politiques semi-autoritaires, gardant le principe électif mais menaçant les libertés, la pluralité et les droits des minorités ; des mobilisations collectives contestant l’ordre social au nom du peuple souverain (quelle qu’en soit la définition donnée). En d’autres termes : le Rassemblement national et Podemos, les appels au peuple de Berlusconi et Chávez, les régimes de Poutine et d’Orban, le mouvement Occupy Wall Street et la marche des électeurs de Trump sur le Capitole. Avec une telle palette de phénomènes, il est aisément compréhensible que les diagnostics sur la « compatibilité » du populisme avec la démocratie puissent être si divergents, entre une majorité d’analystes qui y voit une menace, et une minorité qui y décèle une chance de réinvention de la démocratie. Dans le cadre d’une telle polarisation, fort nuisible au débat scientifique (Tarragoni, 2022), il est de plus en plus convenu aujourd’hui de pointer la variabilité « au cas par cas » des effets du populisme sur la démocratie : dans certains cas, une menace ; dans d’autres, une chance (Mudde et Rovira Kaltwasser, 2012).

Cependant, le caractère empiriquement fourre-tout du concept de populisme conduit de plus en plus de chercheurs à refuser de l’employer (Colliot-Thélène, 2016 ; Ogien et Laugier, 2017). Une alternative est de rapatrier cette notion dans son historicité. Derrière l’impératif de décrypter l’actualité, les approches dominantes tendent en effet à occulter cette historicité. Elles convergent sur le caractère trans-idéologique du populisme : une partie de la gauche radicale et la quasi-totalité de l’extrême droite contemporaine s’abreuveraient à une même source idéologique. Or ce postulat conduit à amalgamer des histoires politiques différentes, en perdant de vue la singularité des (quelques) expériences que le populisme a décrites par le passé. Si regardé sous un tel prisme « génétique » (Tarragoni, 2021), le populisme possède une histoire idéologique sui generis, dont le narodnichestvo russe constitue le « sédiment conceptuel » (Ingerflom, 2022), alors que le People’s Party états-unien et les régimes nationaux-populaires latino-américains en sont des réélaborations originales. Une approche génétique du populisme est ainsi en train d’éclore (Deleixhe, Landenne et Lorenzini, 2020), à équidistance du laxisme analytique des courants dominants et de la méfiance, en partie justifiée, que le concept a fini par inspirer dans les sciences sociales. En dépit de ces renouvellements, le débat reste ouvert, par contre, sur la pertinence heuristique du concept, ses limites et ses relations avec l’univers démocratique.

Bibliographie

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