Définition de l'entrée

Ensemble de discours et pratiques destinés à renforcer la légitimité du Parti communiste chinois à l’échelon local. Ils s’intègrent dans la démarche mise en avant par le gouvernement central pour renforcer son efficacité, sa capacité d’écoute et sa réceptivité envers les revendications populaires dans un contexte de rejet du système électoral.

Pour citer cet article :

Frenkiel, E. (2022). Participation citoyenne ordonnée (Chine). In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/participation-citoyenne-ordonnee-chine-2022

Citer

Lors du 18ème Congrès du Parti communiste chinois qui s’est tenu en novembre 2012 et marque l’entrée en fonction de Xi Jinping en tant que secrétaire général du Parti communiste chinois, il fut cependant édicté d’une manière qui ne pouvait passer inaperçue auprès des cadres locaux que la « participation citoyenne ordonnée (gongmin youxu de zhengzhi canyu) devait être étendue, la transparence de l’information promue, la délibération et la consultation améliorées dans les affaires publiques et le contrôle citoyen du pouvoir renforcé afin de garantir que le peuple puisse exercer ses droits démocratiques davantage et de manière plus tangible ». Depuis 2013 les dispositifs participatifs et délibératifs, d’abord cantonnés à certains districts innovants comme Wenling, dans la province côtière du Zhejiang, au Sud de Shanghai, qui avaient déjà fait quelques émules, sont devenus des modèles incontournables.

Cette directive du gouvernement central encourage explicitement l’ensemble des cadres locaux à lancer à leur tour des dispositifs participatifs et l’utilisation d’internet et des réseaux sociaux pour consulter les citoyens, en référence au discours du 18ème congrès ainsi qu’à un slogan maoïste récemment remis au goût du jour, à savoir la ligne de masse, (qunzhong luxian), formellement énoncée dans deux discours prononcés par Mao en 1943 « À propos des méthodes de direction » et « Organisez-vous ! ». Cette méthode de travail du Parti communiste chinois consiste, pour les cadres des divers organes du Parti et de l’État, à mobiliser les masses, recueillir les connaissances et aspirations confusément partagées par les classes populaires, et s’en inspirer pour élaborer les objectifs, les lignes directrices, les méthodes et critères de décision qu’ils doivent ensuite transmettre aux masses, afin que celles-ci se les approprient, les acceptent, les réalisent, et ainsi de suite. La ligne de masse et le slogan « servir le peuple » comprennent à la fois l’idée d’écouter et de promouvoir des politiques qui servent au mieux les intérêts des représentés, et une conception des dirigeants du Parti d’avant-garde, dont la distinction et la sagesse sont indispensables pour transformer le magma informe de l’opinion publique en politiques bénéfiques au peuple chinois sur le long terme. On peut en souligner la dimension autoritaire puisqu’il s’agit de mieux imposer, par le truchement de l’éducation et la propagande, dans le cadre d’une valorisation des besoins que les masses expriment elles-mêmes.

La ligne de masse a longtemps été moins évoquée, suite à l’expérience traumatique de la Révolution culturelle, qui a contribué à encourager une méfiance envers le peuple. Ce sont des souvenirs de fanatisme et de manipulation conduisant à la violence et à la cruauté pour certain.e.s, auxquels se superposent aussi, pour d’autres acteur.rice.s, mais parfois pour les mêmes, des souvenirs de liberté – d’échanges, de déplacement, d’expression, de réflexion – liée à la « grande démocratie » (da minzhu), qui encourageait les « masses » à afficher librement des posters à grands caractères (dazibao), à tenir des débats de grande ampleur, et à échanger le plus possible leur expérience révolutionnaire. Le faible niveau d’instruction et la passivité des populations rurales que les jeunes instruit.e.s ont côtoyées pendant de longs mois lorsqu’il.elle.s étaient envoyé.e.s à la campagne est à l’origine de considérations très répandues selon lesquelles la population chinoise est encore trop « arriérée » (luohou) et de qualité trop faible (suzhi di) pour qu’on encourage sa participation politique, et lui confie la lourde tâche d’élire ses dirigeants à tous les échelons.

Les budgets participatifs, une nouvelle ligne de masse ?

La ligne de masse maoïste a été relancée depuis une dizaine d’années sous une forme modernisée et édulcorée, forçant les cadres du Parti à entrer concrètement en contact avec divers pans de la population chinoise afin de mieux comprendre et répondre à leurs besoins et attentes. Le processus passe également par la consultation des experts et universitaires et la consultation de la base, à travers des innovations institutionnelles locales ainsi que l’écoute et l’analyse attentives de la participation en ligne.

Le pouvoir central chinois encourage un retour à l’application de la ligne de masse 70 ans après Mao pour lutter contre les abus de pouvoir et la corruption au sein du Parti et non plus pour éliminer les soldats ennemis. Les hauts dirigeants du Parti ont dû s’adapter au niveau plus élevé d’instruction de la population, à la diversification remarquable de ses intérêts et valeurs, et à ses prétentions et capacités croissantes à les exprimer, qui rendent sa consultation voire participation de plus en plus indispensable. À travers les réseaux sociaux, mais également des mouvements sociaux de plus en plus nombreux malgré leur stricte répression (plus de 100 000 par an étaient officiellement répertoriés en 2010 ; les chiffres ne sont désormais plus publiés), les citoyen.ne.s chinois.e.s expriment en effet leur frustration et mécontentement face à des cadres locaux qu’il.elle.s jugent aveugles à leurs revendications et besoins, voire corrompus. La dimension participative de la ligne de masse longtemps minimisée, a ainsi été réactivée, à travers des dispositifs participatifs, car elle est perçue comme adaptée aux revendications et technologies contemporaines, et essentielle pour contraindre les membres du Parti à changer d’attitude, en utilisant la surveillance populaire pour prévenir et condamner leurs agissements.

La Chine constitue un intéressant pays d’application du budget participatif car ce dispositif a trait au budget et est ainsi toujours appliqué de façon verticale. La pratique du budget participatif y est très inégale, avec le cas pionnier de Wenling, qui reste exceptionnel même s’il est connu et reproduit dans tout le pays. Cela peut d’abord s’expliquer par le fait qu’en définitive peu d’endroits ont réellement adopté des pratiques budgétaires plus transparentes, puisque le budget est considéré comme un instrument exclusif d’exercice de l’autorité des gouvernements. En 2017, l’index des budgets ouverts classait la Chine 92ème sur 115 pays, c’est-à-dire bien moins bien que d’autres BRICS comme le Brésil (7ème), la Russie (15ème) ou l’Inde (53ème). La typologie des modèles de budget participatif proposée par Li Fan apporte une deuxième explication au caractère unique de Wenling. Parmi les modèles de budget participatif existants en Chine, il décrit le modèle de Wenling comme le plus sophistiqué et ambitieux, puisqu’il s’agit non seulement de transparence budgétaire et de consultation citoyenne mais implique également le gouvernement local et l’assemblée populaire locale. Il est plus facile de mettre en place un budget participatif minimaliste par menu permettant aux citoyens de sélectionner un nombre limité de projets. Le modèle pur du budget participatif, quant à lui, consiste en transparence budgétaire et consultation citoyenne concernant une somme d’argent à dépenser sur des projets pour la communauté. Ces deux derniers modèles ne requièrent pas la participation de l’assemblée populaire.

Concernant les budgets participatifs qu’il.elle.s mettent en place, les cadres locaux interrogés se réfèrent plus facilement à la ligne de masse qu’au concept plus académique de démocratie délibérative ou consultative (la traduction est la même en Chine continentale xieshang minzhu, contrairement à Taïwan shenyi minzhu).

Qui sont les participant.e.s de ces budgets participatifs ?

Malgré les différences notables entre les mises en application du budget participatif, le discours des cadres locaux correspond au cadre imposé par les directives centrales et révèle l’instrumentalité d’encourager la participation du public de manière contrôlée, à travers la conception réfléchie de mécanismes de sélection et de discussion des participants. Pour qu’il soit mieux accepté par les cadres du Parti, le budget participatif est souvent présenté comme un instrument de gouvernance aligné avec la politique du gouvernement central, ses institutions (le Front uni, la ligne de masse et les conférences consultatives surtout) et ses objectifs tels que la lutte contre la corruption, l’amélioration de l’efficacité administrative et de la capacité de l’Etat. Le discours du Centre sur la « participation citoyenne ordonnée », une politique manifestement conçue pour contourner les élections grâce à la participation citoyenne afin de consolider la légitimité du parti, a ainsi donné de façon collatérale une légitimité officielle aux innovations participatives et délibératives à Wenling. Le budget participatif devient un outil d’incorporation administrative qui étend la participation afin d’éviter la contestation et maintenir la stabilité sociale, et non pas un dispositif démocratique menaçant introduit par des agents étrangers. Les kentanhui et yishihui sont aussi associées au concept développé par le gouvernement central de « démocratie consultative ».

Le budget participatif est censé développer une politique « honnête » à travers l’auto-gouvernement. Les dirigeants locaux (membres du comité villageois, secrétaire du parti et indirectement les cadres du canton) perdent indubitablement une partie de leur pouvoir discrétionnaire en « laissant les masses décider seules » mais les kentanhui, yishihui jouent un rôle important de réduction des incompréhensions et des tensions avec les résidents et facilitent ainsi considérablement leur travail. Les participants aux yishihui les décrivent pendant les entretiens comme des « discussions permettant de clarifier les choses et trouver de nouveau un accord ». Avec ces réunions, les citoyens ordinaires sont censés « décider » et « résoudre leurs problèmes entre eux », le rôle des membres du comité villageois et des cadres du parti étant ainsi réduit à l’organisation et la modération des réunions ainsi que la réalisation de compte-rendu transmis aux autorités, cadres et bureaucrates supérieurs, qui n’y participent que sur invitation.

Un des rôles des dispositifs participatifs est de légitimer les décisions politiques tout en maintenant la participation à un niveau gérable. Les cadres expriment régulièrement leur sentiment de supériorité par rapport aux résident.e.s qu’ils décrivent souvent comme de faible qualité, non raisonnables, irrationnels, voire agaçants. Les réunions sont conçues dans ce contexte comme des moyens d’améliorer la compréhension qu’ont les citoyen.ne.s profanes de la complexité du processus de prise de décisions politiques et par conséquent leur respect des décisions gouvernementales. Comme la plupart des résident.e.s ne participe pas (et il n’est certainement pas souhaitable qu’il.elle.s le fassent), les participant.e.s sont censé.e.s représenter tou.te.s les résident.e.s. On peut citer les propos de Chen Yimin, un des principaux initiateurs des budget participatif à Wenling, qui reconnaît que les participant.e.s du budget participatif du canton de Zeguo sont plus représentatif.ve.s de la population puisqu’il.elle.s sont tiré.e.s au sort mais prétend que cela ne mène pas à de meilleurs résultats car les discussions y sont moins rationnelles qu’au canton de Xinhe où seul.e.s des volontaires participent. De cette tension résulte la quête d’un équilibre entre la recherche de résident.e.s ordinaires, et la sélection de « super-résident.e.s » qui saisissent les logiques administratives et logiques et sont à même de servir d’intermédiaires.

La recherche d’efficacité, associée à la difficulté de garantir l’intérêt des résident.e.s pour les dispositifs participatifs, donne lieu à l’émergence de participant.e.s quasiment professionalisé.e.s, qui semblent parfois plus proches des autorités. Les participant.e.s aux yishihui forment un groupe spécial de villageois. Ce sont des locaux, supposés représenter leurs voisin.e.s tout en étant doté.e.s de compétences particulières. Il.elle.s doivent bien s’exprimer, comprendre à la fois leurs voisins mais également les cadres locaux, afin d’être de bons médiateurs. Contrairement à la plupart des villageois.e., il.elle.s acceptent probablement la contrainte de ces réunions régulières et leurs obligations de représentants car il.elle.s apprécient le prestige et le statut associés à leur fonction. On trouve parmi elles.eux beaucoup de chefs de clan, anciens cadres et membres du parti, souhaitant contribuer et jouer un rôle politique.

Quel impact sur le système ?

Dans les budgets participatifs chinois que nous avons étudiés, les décisions budgétaires et leur contrôle sont ouverts à de nouveaux participants et aux intéressés, sans être entièrement confiés à tou.te.s les citoyen.ne.s ordinaires. L’objectif principal du budget participatif est de faciliter et d’améliorer la gouvernance. La participation est simplement le moyen choisi pour y parvenir, la priorité n’étant pas donnée à l’empowerment des citoyen.ne.s. Peut-on néanmoins affirmer que ce dernier n’a pas lieu ?

Nous ne sommes pas face à de simples cas de consultation – définis sur l’échelle de la participation citoyenne d’Arnstein comme des cas où les dirigeants discutent avec les citoyen.ne.s mais ne partagent pas leur pouvoir avec elles.eux et décident en dernière instance quoi faire, sélectionner seulement quelques propositions sans être tenus de suivre des règles bien définies. Le budget participatif conduit en effet les cadres à rendre plus de comptes dans l’utilisation des fonds. En augmentant la transparence financière, résultat direct des premiers sondages délibératifs, le gouvernement local a pris davantage de précaution dans l’utilisation des fonds publics et le respect du budget à Wenling ; à Chengdu, Sichuan, où les budgets participatifs sont déployés à très grande échelle au niveau des villages et des communautés urbaines, le processus de prise de décisions regardant l’utilisation des fonds du village et de la communauté urbaine est désormais du bas vers le haut. Dans ces deux cas de budgets participatifs, la participation est élargie, et répond au principe d’identification et de réponse aux besoins des citoyens ordinaires.

A Wenling (cantons de Xinhe et Zeguo), on observe un « épaississement » des élites et la reconnection des représentants de l’assemblée populaire locale avec les résidents grâce au budget participatif. L’association entre participation populaire et participation des élites provoque l’empowerment des élites dans le canton de Xinhe. Dans le canton de Zeguo, avec le tirage au sort, les citoyen.ne.s ordinaires peuvent prendre directement part aux décisions budgétaires, mais avec le temps, le design du budget participatif a été modifié pour réétablir davantage de participation des élites. Les élites locales tendent à être les premières à bénéficier ainsi de l’accès au budget et aux prises de décisions grâce au budget participatif, ce qui est l’objectif affiché du budget participatif à Xinhe. L’association du tirage au sort de citoyen.ne.s ordinaires et de déliberation menée par les élites tend à renforcer considérablement la légitimité et le pouvoir des représentants élus dans ces deux cas. Dans le contexte du parti unique, toutes les élites sont nécessairement liées au parti ; cela ne signifie pas qu’elles doivent être considérées comme monolithiques et que certaines d’entre elles n’aient pas intérêt à satisfaire les intérêts des citoyen.ne.s. Nos observations et entretiens à Wenling ont montré que l’élargissement des élites a réellement modifié l’équilibre des pouvoirs et favorisé les moins privilégiés (y compris les travailleurs migrants).

A Chengdu, le budget participatif a lieu à un niveau inférieur et le principal résultat est la création d’une nouvelle couche de représentants officiels, qui interagissent également avec les assemblées populaires locales mais à distance. La gouvernance villageoise à Chengdu est assez unique au sens où le pouvoir des comités villageois y a été partiellement transféré aux assemblées représentatives (yishihui), qui sont devenus des organes réguliers de contrôle et de prise de décision concernant des questions cruciales comme l’utilisation des biens collectifs, l’allocation des ressources financières disponibles, la définition des terres agricoles dont les foyers ont le droit d’usage etc. Les représentants du comité villageois ne faisaient souvent pas le poids pour résister au tout puissant secrétaire du parti (yibashou), attaché à son monopole traditionnel du pouvoir, l’organisation régulière et stricte des yishihui semble avoir permis aux participants de regagner une partie du pouvoir des secrétaires de parti, voire même de diminuer la dépendance envers les autorités du canton, ce que beaucoup de comités villageois n’étaient pas parvenus à faire. Ces résidents sont des médiateurs compétents et sélectionnés qui expriment les attentes et le mécontentement de leurs voisins de façon audible sans mettre en danger le parti unique. Ce processus stabilisé et strictement conçu modifie par conséquent le schéma traditionnel léniniste et maoïste de représentation dans lequel l’avant-garde des cadres du PCC est indispensable à l’expression des intérêts des masses puisque ces dernières, même si elles sont souveraines, sont censées être incapables de comprendre pleinement et s’exprimer par elles-mêmes sans le concours des premiers.

Bibliographie

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Han, He and Yang, « Making democracy practicable in China », 2015

He, “Participatory budgeting in China: an overview”, in Traub-Merz R., Sintomer, Yves, Traub-Merz, Rudolf and Zhang Junhua, Participatory Budgeting in Asia and Europe: Key Challenges of Participation, NY: Palgrave Macmillan, 2011

He, « Deliberative participatory budgeting », Public Administration and Development, 39/3, 2019

Li “The development of participatory budgeting in China”, 2017

Zhang, “Large-scale participatory budgeting in Chengdu”, Participedia, 12 juillet 2019, https://participedia.net/case/5969

Yan and Xin, “Participatory policy-making under authoritarianism”, 2016.

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