Non recours au droit
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Sens 1 : Situation de personnes ou de groupes éligibles à des droits sociaux, qui – en tout état de cause – n’en bénéficient pas en tout ou partie.
Sens 2 : Critère principal d’évaluation de l’effectivité et de la pertinence des outputs concrets et individuels produits par les politiques publiques.
Warin, P. (2013). Non recours au droit. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/non-recours-au-droit-2013
Les rapports d’usage des populations précaires aux politiques ou programmes sociaux sont émaillés de nombreuses difficultés. De toute évidence, l’accès aux droits et services n’a rien d’automatique et aucune population n’est véritablement captive de l’offre publique. Le différentiel entre population potentiellement bénéficiaire et population effectivement bénéficiaire en est un indicateur significatif. Depuis longtemps il retient l’attention de nombreux acteurs et chercheurs en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, et plus récemment en Europe continentale depuis l’émergence du thème de la « nouvelle pauvreté » dans les années 1990 (Hamel et Warin, 2010). Cet indicateur mesure le phénomène du non-recours, lorsqu’une personne ou une famille – en tout état de cause – ne bénéficie pas des droits et des services auxquels elle pourrait prétendre.
Ce phénomène, d’abord appréhendé à partir des prestations financières de droit commun (non take-up of social benefits), est aujourd’hui abordé plus largement : la santé, la formation et l’éducation, l’hébergement, l’énergie, les transports, la justice, les loisirs sont pris en compte. Il est de grande ampleur vu les effectifs concernés en France ou en Europe (Warin et Hamel, 2011) et les montants de non dépenses ainsi occasionnées (Odenore, 2012). Aux États-Unis ou encore au Canada où le Gouvernement a réalisé une exceptionnelle recension de données chiffrées (Ressources humaines et développement des compétences Canada, 2009) on parle de non-participation aux politiques ou programmes proposés, alors que la participation (program take-up, uptake) est clairement considérée comme une condition nécessaire à l’efficacité et à l’équité des interventions publiques. Quelles que soient les revues de littérature internationales, plusieurs facteurs principaux sont mis en avant systématiquement : la connaissance de l’offre, la lourdeur des procédures administratives, les processus de dissuasion, les caractéristiques socioéconomiques du demandeur, les gains et coûts anticipés (Melvyn, 2001 ; Daly, 2002 ; Currie, 2004 ; Hernanz, Malherbet, et al., 2004 ; Warin, 2011a).
Plusieurs typologies du non-recours ont été proposées (Warin, 2010a). Celle présentée par l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE) comprend quatre principales formes :
- la non-connaissance, lorsque l’offre n’est pas connue ;
- la non-réception, lorsqu’elle est connue et demandée, mais pas totalement obtenue ;
- la non-demande, quand elle est connue, mais pas demandée ;
- la non proposition, lorsqu’un agent ne propose pas une offre, notamment parce qu’il estime qu’en cas de difficulté ou d’échec, le demandeur pourra se replier durablement sinon définitivement.
Le non-recours est considéré dans certains cas comme un incident fortuit (non-connaissance, parfois non-réception), dans d’autres cas il apparaît comme un comportement dépendant de facteurs individuels ou liés au contenu de l’offre et au processus de mise en œuvre (non-demande, parfois non-réception). En particulier, la non-demande découle souvent de conflits de normes et de pratiques. Ces conflits renvoient aux désaccords entre, d’une part, les règles qui déterminent le contenu de l’offre et ses conditions d’accès, et, d’autre part, les valeurs, les représentations, les expériences, les situations et les attentes à travers lesquelles les publics les perçoivent. D’abord considéré exclusivement au niveau individuel, le phénomène du non-recours – désignant initialement une non-utilisation volontaire de ressources publiques par des usagers informés, rationnels et calculateurs – revêt des dimensions institutionnelles liées à la complexité des législations, au contenu de l’offre, aux fonctionnements administratifs. Des chercheurs s’inscrivant dans la mouvance des approches néo-institutionnalistes des politiques publiques ont introduit ces variables pour sortir de l’approche behavioriste initiale (Craig, 1991 ; Van Oorschot, 1991, 1995, 1998). La non-demande surgit notamment lorsque l’offre impose des conditions de comportements qui paraissent irréalisables ou inacceptables. Elle tend à s’accroître avec le lot croissant d’injonctions normatives contenu dans les politiques sociales ciblées. Pour certains ressortissants ou usagers des politiques publiques (Warin, 2010b, 2011b), ces devoirs et obligations sont difficilement réalisables pour des raisons sociales, économiques et psychologiques, ou acceptables pour des raisons morales ou politiques. En particulier, le principe de l’activation, avec ce qu’il suppose comme engagements à respecter, peut susciter : une non-demande par dénigrement de ses propres capacités, une non-demande par découragement devant la complexité de l’accès, ou encore une non-demande par non-adhésion aux principes de l’offre.
Le non-recours n’échappe pas aux pouvoirs publics. Le phénomène retient de plus en plus l’attention car il donne prise aux problèmes de pauvreté et d’exclusion. Il permet à la fois d’exprimer une hypothèse causale sur l’origine du problème et des hypothèses d’intervention sur les solutions à lui apporter : les situations de pauvreté et d’exclusion s’expliqueraient en partie par le non-recours, en particulier à des prestations financières qui représentent un « salaire indirect » important (en 2012, 38,3 % du revenu des 10 % des ménages les plus pauvres sont apportés par les prestations sociales) ; les solutions dépendraient de la possibilité de (re)conquérir des populations et de (re)mettre les individus dans un statut de demandeurs.
Parmi les réponses apportées, certaines au local – dans le cadre de l’action sociale – érigent la participation des publics comme modalité pragmatique de l’action publique dans le but d’accroître l’efficience et la pertinence des politiques ou des programmes (Warin, 2012a). C’est le cas notamment lorsqu’au travers des dispositifs de mesure et d’analyse du non-recours, des communes, communautés d’agglomération ou départements acceptent de considérer que leur offre n’est ni pertinente (non-demande par dissuasion, désintérêt, désaccord), ni efficiente (offre mal connue et complexe). Ces dispositifs, développés par exemple sous forme de baromètres du non-recours sur des micro-territoires, associent parfois des associations ou des collectifs d’habitants. Ils donnent la possibilité de modifier l’organisation d’aides ou de services locaux et d’intercéder auprès des services de l’État, d’organismes sociaux ou d’opérateurs (fournisseurs d’énergie, entreprises de transports publics, bailleurs sociaux, etc.), pour permettre aux administrés de recourir au mieux à une couverture santé, des prestations sociales, des pensions, des tarifications sociales, etc., et pour éviter en même temps des transferts de charges indus (Warin, 2012b). Dans ce cas, des habitants modestes ou précaires participent à l’amélioration de l’accessibilité des droits et des services.
La participation des publics comme modalité pragmatique de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale porte aussi, et plus fondamentalement, sur la définition de la demande sociale. Partant d’une approche compréhensive du non-recours et notamment du constat que le recours à l’offre publique n’a rien d’évident ou d’immédiat chez les personnes précaires, parfois les acteurs des politiques sociales locales cherchent aussi à susciter l’expression des besoins pour éviter des non-demandes aux conséquences potentiellement dramatiques. Ils essaient alors de donner à l’offre une souplesse d’usage suffisante pour intégrer au mieux la diversité des préférences individuelles. C’est le cas notamment avec des dispositifs passerelles initiés dans le but que les personnes précaires (re)trouvent l’autonomie qui peut leur manquer (plateforme de mobilité pour l’emploi ; gardes d’enfants adaptés aux parcours d’insertion professionnelle des parents ; aides et soins à domicile décidés avec les aidants familiaux, etc.).
Cet objectif de modularité de l’offre publique, dans son contenu et ses usages, est d’une importance cruciale. Il fait participer les publics à sa définition et leur donne ainsi la possibilité d’un choix, alors que l’expérience d’un non-recours souvent subi les a probablement conduits à dénigrer leurs besoins et à taire leurs aspirations. Ce faisant, la participation des publics a pour but de (re)mettre en dynamique les personnes ou les familles précaires par rapport aux prestations et dispositifs qu’elles ne demandent pas ou plus. Il ne s’agit pas ici de les faire participer à l’amélioration de l’accessibilité des droits et des services, mais d’abord de faire en sorte qu’elles s’inscrivent dans l’idée qu’elles ont des droits sociaux.
Dans des systèmes d’offres publiques très stato-centrés – comme en France –, la construction du non-recours en catégorie d’action peut représenter un véritable changement paradigmatique, puisque les logiques institutionnelles et professionnelles sont alors appelées à se transformer profondément. L’enjeu politique n’est pas mince, car la citoyenneté sociale des plus précaires tend à (re)devenir réalité au travers d’une participation individuelle et parfois collective suscitée. C’est probablement là que la participation citoyenne dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale trouve son véritable objet. Et de cette façon, l’idée de « communauté républicaine », défendue pour la Grande-Bretagne par Will Hutton ou Bill Jordan (Hutton, 1995 ; Jordan, 1996), prend son sens si elle permet aux plus précaires de revendiquer effectivement leur citoyenneté sociale.