Définition de l'entrée

La manifestation est un rassemblement collectif statique ou mobile dans l’espace public destiné à faire entendre une exigence en construisant ou signifiant l’identité revendiquée des acteurs qui s’expriment sur ce mode.

Pour citer cet article :

Tartakowsky, D. (2022). Manifestation. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/manifestation-2022

Citer

L’émergence de la manifestation de rue de type moderne fut peu ou prou contemporaine des conceptions progressistes de l’Histoire qui prévalaient alors, en autorisant cumul et transmission des expériences. Aussi la manifestation s’est-elle affirmée longtemps pour la représentation la meilleure de la marche en avant, sinon vers l’histoire advenue du moins vers un devenir meilleur.

En janvier 2014, la Septième chambre de la cour d’appel de Lyon rappelle dans ses attendus qu’elle se « définit selon la doctrine comme étant un déplacement organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l’expression pacifique d’une opinion ou d’une revendication, cela à l’aide de chants, banderoles, bannières, slogans, utilisation de moyens de sonorisation ». Ce qui revient à dire qu’il n’existe pas de définition en termes de législation ou de jurisprudence.

La manifestation, qui ne constitue donc pas une catégorique juridique et n’est pas davantage un concept, s’impose d’abord pour un fait dont les pouvoirs publics sont amenés à proposer des définitions pragmatiques, fondées sur l’usage. Elle se caractérise par des pratiques fluctuantes selon ses organisateurs, les époques et les États concernés.

Au prisme du maintien de l’ordre

En France, ce sont les exigences du maintien de l’ordre et non celles d’une garantie des libertés qui valent à la manifestation, quel que nom qu’on lui donne, d’être progressivement reconnue et traitée comme un mode d’expression et d’action spécifique, requérant un traitement qui le soit également. Au sortir de la première guerre mondiale, la France est le premier État à se doter d’une force spécialisée dans le maintien de l’ordre, professionnalisée à tel effet, sous l’espèce de gendarmes mobiles qui, de facto, distinguent la manifestation de « l’attroupement » défini comme un « rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public », passible de lourdes peines.  Le décret-loi d’octobre 1935 soumet, pour lui, « tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique » à l’obligation d’une déclaration préalable en en dispensant toutefois « les sorties sur la voie publique conformes aux usages locaux ». On constate que le terme de « manifestation », générique, coexiste du moins avec d’autres. Il n’affirme sa prééminence que dans la décennie 1950, en donnant alors naissance à l’abréviation de « manif » dépourvue, pour elle, de toute polysémie. Si ce décret-loi n’est pas une loi de liberté, il crée du moins les conditions d’une approche de la manifestation en termes de co-construction en permettant, en premier lieu, d’en négocier l’itinéraire aux fins de pouvoir le gérer et de disposer d’interlocuteurs. En 1995 la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité incluant diverses mesures de prévention et de répression des violences advenues lors de manifestations est, à ce titre, déférée au Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 18 janvier, celui-ci se fonde sur « la liberté individuelle, la liberté d’aller et venir et le droit d’expression collective des idées et opinions » pour consacrer, pour la première fois, au détour d’une énumération, la liberté de manifester – sans user toutefois de cette expression. Ce qu’on peut qualifier d’entrée furtive et tardive de cette liberté dans le droit français, est, comme en 1935, provoquée par un texte destiné à la limiter, non à la protéger. Elle marque le terme d’un long processus au cours duquel l’investissement de l’espace public à des fins politiques s’est autonomisé des mouvements de la rue du siècle précédent en incitant les pouvoirs publics à progressivement le traiter comme un objet distinct. Du moins la liberté de manifester n’est-elle pas inscrite dans la constitution.

Le droit international : une liberté consubstantielle à la démocratie

Les organismes internationaux de protection des droits de l’homme nés de l’après-guerre ont en revanche associé étroitement la liberté de manifestation à la démocratie en considérant la première pour une condition essentielle de l’existence de la seconde et, réciproquement, cette dernière pour le fondement direct de celle-là. Aussi la liberté de manifestation, tenue par eux comme une forme de concrétisation d’autres libertés dont celles d’expression, de pensée de conscience et de religion, ou encore d’association, a-t-elle fait l’objet d’une reconnaissance ferme et généralisée en droit international des droits de l’Homme. Principalement à travers la liberté de réunion qui l’englobe, régulièrement réitérée. La Cour européenne des droits de l’Homme considère ainsi que « la liberté de réunion et le droit d’exprimer ses vues à travers cette liberté font partie des valeurs fondamentales d’une société démocratique ». Le nombre de ces rappels et leur répétition sont toutefois révélateurs d’entorses persistantes à ce principe, dans les pays autoritaires et dictatoriaux en premier lieu, mais sans que les démocraties en soient nécessairement exemptes, comme attesté par les condamnations formulées par ces instances contre « l’usage disproportionné de la force » mis en œuvre par le gouvernement face aux gilets jaunes. Que la quasi-totalité des textes internationaux proclamant la liberté de manifestation intègrent des possibilités de restrictions autorisées dans le cadre des États en limite en outre singulièrement les effets. Du moins constituent-ils de possibles points d’appui pour ceux qui se heurtent à des interdictions et sont, parfois, leurs victimes.

Ce rapport de réciprocité entre liberté de manifester et démocratie, qui nécessite d’autant plus d’être réaffirmé que bien des États en demeurent privés, ne signifie pas que les manifestations entretiennent un rapport univoque à la démocratie instituée.

Un instrument démocratique

La manifestation de rue se distingue des mouvements de la rue d’ancien régime et du XIXe siècle, et plus généralement des formes d’action directe revenues sur le devant de la scène, en ce que la plupart émanent d’acteurs dotés de ces autres formes d’expression que sont le suffrage universel et/ou la grève et qu’elle s’inscrit dans des stratégies politiques qui peuvent lui permettre de porter des fruits plus tardivement. Elle contribue en toutes circonstances à donner de la visibilité à un rapport de force, permet de mettre à l’agenda des questions reléguées et participe à des processus de politisation des individus, en étant parfois constitutive d’une génération.

Dans ceux des États où les gouvernements en place sont soupçonnés de truquer les élections pour se maintenir au pouvoir, la manifestation peut se voir créditée d’une légitimité démocratique supérieure à celle des urnes. Elle peut être un instrument auquel recourent des dirigeants de pays autoritaires ou dictatoriaux en réponse à des manifestations adverses ou pour affirmer leur hégémonie. L’assaut du Capitole en janvier 2021 atteste enfin que ce qui n’est au demeurant plus qualifié de manifestations (quand même on parle de manifestants) peut même avoir pour objectif de contribuer au renversement de la démocratie libérale.

S’agissant de la France, les manifestations, en cela distinctes de « journées » du XIXe siècle, ont cessé dès la fin du siècle de jouer un rôle décisif dans la naissance ou la mort des régimes, qu’il s’agisse de 1940, 1944 ou 1958 si l’on s’en tient du moins à la métropole. Elle se sont, en revanche, affirmées par deux fois comme des composantes déterminantes des crises internes au système politique, en février 1934 comme en mai 1968. Dans l’une et l’autre circonstances, elles en constituent l’élément déclencheur et sont un des moyens de la construction parlementaire d’une sortie de crise. Les organisations à leur origine s’opposent frontalement sur leurs interprétations du régime et de ses valeurs mais s’inscrivent néanmoins dans un même système manifestant, doté de ses codes, fussent-ils implicites, de sa symbolique, de ses espaces et d’une commune inscription dans une histoire nationale disputée. Les forces capables de réactiver le principe d’une nécessaire levée en masse contre tout ennemi menaçant le régime, ancrée dans l’imaginaire national, et de mobiliser dans la rue au nom des valeurs de la République, antifascistes en 1934 et gaullistes en 1968, l’emportent chaque fois sur ceux de leurs adversaires dont les manifestations initiales avaient fait fonction de détonateur — droite antiparlementaire en 1934 et mouvement syndical et étudiant en 1968. Ce sont leurs manifestations qui, en étroite interaction avec un processus électoral, déterminent la nature politique de l’issue à la crise, dans le cadre du régime existant. Ce mode de régulation des crises, symptôme des limites dans lesquelles les parties en présence entendent pareillement se borner, signifie, chaque fois, que la partie se joue sur le terrain de la maîtrise hégémonique, non de la violence ouverte. Ce jeu implique une inscription commune dans le cadre du pacte républicain. Les manifestations françaises ont conquis de la sorte une centralité politique qui, pour occasionnelle qu’elle ait été, s’est révélée décisive chaque fois qu’elle est advenue. Ce mode d’inscription dans le champ politique qu’on retrouve dans divers pays d’Amérique latine reste relativement exceptionnel s’agissant des démocraties occidentales.

Toujours en France, les manifestations déployées entre 1984 et le début du XXIe siècle, se sont révélées capables de contraindre différents gouvernements à retirer des projets de loi ou parfois, en 1984, une loi déjà votée, en entrainant dans leurs défaites les ministres qui les portaient, voire en précipitant, indirectement, la chute d’un gouvernement. Elles se sont pour elles affirmées par-là pour des manières de referendum d’initiative populaire que nul n’aurait édicté, leur permettant de peser sur le processus d’élaboration législatif « de leur plein droit » pour reprendre une expression dont a usé Éric Hobsbawm pour qualifier « l’invention du premier mai ».

De la « manif » à la « rue »

Ce qu’on pourrait tenir pour une quasi institutionnalisation des manifestations a été remis en cause dans les mots (« ce n’est pas la rue qui gouverne », Jean Pierre Raffarin) et surtout dans les faits à partir de 2003. Jusqu’au mouvement des gilets jaunes et si l’on excepte les manifestations contre le CPE, toutes les manifestations déployées en France contre des projets de loi, à droite comme à gauche, se sont soldées par des échecs tandis que les présidents de la République et les Premiers ministres substituant le terme de « rue » à celui de manifestation déclinaient tour à tour une approche stigmatisante de cette dernière, redevenue synonyme d’irruptions illégitimes de la foule et de ses affects, dont le droit fil des conceptions de Tarde ou Lebon. De nouvelles stratégies du maintien de l’ordre initiées face aux émeutes de 2005 se sont déployées simultanément, destinées à « tenir la rue » comme l’écrivait en d’autres temps le préfet Lépine et à convaincre les manifestants de toutes obédiences d’intégrer à leurs dépens que la loi ne se fait pas en fonction du nombre des manifestants ; des dispositions dangereuses pour le droit de manifester se sont simultanément multipliées et la répression pénale s’est accrue.

Restaurer ou refonder la démocratie ?

La manifestation a acquis un sens et des fonctions de nature à la spécifier d’autres modalités du répertoire d’action dans le cadre des régimes démocratiques au sein desquelles elle a pris corps, au terme de processus plus ou moins longs. La crise contemporaine de la démocratie libérale et représentative les remet en cause. S’en suivent des glissements de terme, une disparition des interactions ou des redéfinitions revendiquées de ces dernières. Si la crise de l’histoire positiviste n’a pas signifié sa disparition, elle s’est accompagnée, du moins, d’autres modes d’appropriation de l’espace public, dont en premier lieu les occupations de places ou de ronds-points et d’une diversification des formes d’action qui prive le terme de « manifestation » de la dimension générique qui fut longtemps la sienne, la manifestation n’étant plus aujourd’hui qu’une des formes d’expression de ce que l’on qualifie plus globalement de mouvements sociaux.

Depuis la crise de 2008 et ce à l’échelle mondiale, la plupart des manifestations, ou vaut-il désormais mieux dire de ces mouvements sociaux, déployés dans un cadre démocratique, se sont inscrites dans la perspective d’une restauration revendiquée de la démocratie représentative, en se réclamant pour certaines d’une mise en œuvre redéfinie, par le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) par exemple, s’agissant des gilets jaunes.

Mais d’autres tiennent au contraire la crise ouverte, de la démocratie libérale et représentative le décentrement vis-à-vis des instances représentatives, l’effacement du centre et du sens signifiés par la disparition des stratégies unifiantes comme autant d’opportunités permettant une indispensable refondation. La manifestation que les premiers percevaient comme un symptôme de la crise de la démocratie se confond ici avec le moyen de sa résorption. Les pratiques de désobéissance civile se refusent à fonder la démocratie sur le seul effet du vote majoritaire et lui opposent le respect des droits de l’individu et la protection des minorités. Ces modes renouvelés d’appropriation de l’espace public que sont les occupations se réclament de la démocratie comme mouvement, « non comme une réalité institutionnelle mais comme un signifiant équivoque d’une revendication des gouvernés à ne plus laisser les mécanismes du pouvoir ronronner en l’État » (Cervera-Marzal, 2016), susceptibles de se donner pour l’expression d’un « pouvoir instituant » (Dardot et Laval, 2019) ou, plus souvent, d’un « commun » conçu, au singulier, comme « l’agir » d’une communauté qui l’institut (Huët, 2019) et le prend en charge, dans le cadre de l’espace-temps, circonscrit, qui l’autorise. Posant du moins la question de son devenir quand cet espace-temps cesse d’être maîtrisé.

Bibliographie

Cervera-Marzal, Manuel. 2016. Nouveaux désobéissants: citoyens ou hors-la-loi? La bibliothèque du MAUSS. Lormont: Éditions Le Bord de l’Eau.

Dardot, Pierre, et Christian Laval. 2014. Commun: essai sur la révolution au XXIe siècle. Paris: la Découverte.

Favre, Pierre, éd. 1990. La manifestation. Paris: Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques.

Fillieule, Olivier, et Fabien Jobard. 2020. Politiques du désordre: la police des manifestations en France. Paris: Éditions du Seuil.

Fillieule, Olivier, et Danielle Tartakowsky. 2013. La manifestation. Vol. 2e éd. Contester. Paris: Presses de Sciences Po. https://www.cairn.info/la-manifestation--9782724614213.htm.

Huët, Romain. 2019. Le vertige de l’émeute. De la Zad aux Gilets jaunes. Hors collection. Paris cedex 14: Presses Universitaires de France. https://www.cairn.info/le-vertige-de-l-emeute--9782130819097.htm.

Robert, Vincent. 1996. Les chemins de la manifestation, (1848 - 1914). Collection du Centre Pierre Léon. Lyon: Presses univ. de Lyon.

Tartakowsky, Danielle. 2020a. Le pouvoir est dans la rue: crises politiques et manifestations en France, XIXe-XXe siècles. Champs. Paris: Flammarion.

———. 2020b. On est là ! la manif en crise. Bordeaux: Éditions du Détour.

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