Définition de l'entrée

Sens 1 : Finalité de l’institution et de l’action de l’État.

Sens 2 : Principe de légitimation du pouvoir.

Pour citer cet article :

Chevallier, J. (2013). Intérêt général. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/interet-general-2013

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La notion d’intérêt général se présente comme un principe fondamental de légitimation du pouvoir dans les sociétés modernes : tout pouvoir quel qu’il soit est en effet tenu d’apparaître comme porteur d’un intérêt qui dépasse et transcende les intérêts particuliers des membres ; cette représentation permet d’ancrer la croyance dans son bien-fondé et de créer le consensus indispensable à son exercice. Tout se passe comme si le pouvoir, dans les sociétés modernes, ne pouvait être pensé que recouvert du sceau de l’intérêt général : celui-ci constitue, non seulement l’un des attributs du pouvoir étatique, mais encore une référence nécessaire pour toutes les institutions qui quadrillent l’espace social ; l’intérêt général apparaît ainsi comme la matrice de tous les discours de légitimation des formes sociales instituées (Chevallier, 1978). Cette position cardinale n’a pas existé de tout temps : elle est le reflet d’une profonde inflexion du lien social qui s’est produite au cours du XVIIIe siècle. Considéré jusqu’alors comme un ordre « naturel », tourné par essence même vers le bien commun, l’ordre social et politique va se trouver désormais passé au crible de la Raison (Rangeon, 1986) : le pouvoir n’est plus assuré d’une légitimité de principe, fondée sur les lois de la nature et jouant du privilège de la transcendance ; il est tenu de s’assurer de l’adhésion des citoyens, en établissant rationnellement sa nécessité et son bien-fondé. Cette rationalité sera construite sur le concept d’intérêt : si le pouvoir est rationnel, ce n’est plus parce qu’il se prévaut d’un bien commun abstrait et désincarné, mais parce que son institution est conforme aux intérêts bien compris de tous ; on voit ainsi poindre une « explication réaliste, rationnelle du pouvoir, débarrassée de toute référence métaphysique » (Deswarte, 1988). L’intérêt ne fournit donc pas seulement la clef des comportements individuels, notamment sur le plan économique : il devient le référentiel commun et exclusif, attestant de l’empire de la rationalité à tous les niveaux de la vie sociale ; il sert aussi bien à construire symboliquement l’univers des rapports marchands qu’à fonder la légitimité du pouvoir politique. L’intérêt général a été cependant conçu dans la pensée politique de deux manières différentes (Conseil d’État, 1999). L’approche utilitariste, dominante dans la pensée anglo-saxonne, fait de l’intérêt général un intérêt commun, produit de l’ajustement spontané des intérêts particuliers : la confrontation de ces intérêts sur le marché suffirait pour le dégager ; le rôle de l’État serait seulement de créer le cadre indispensable pour permettre à tous les intérêts de s’exprimer. L’approche volontariste conçoit en revanche l’intérêt général comme un intérêt public, résultant du dépassement des intérêts particuliers tels qu’ils s’expriment sur le marché : expression de la volonté générale des citoyens, animés par le souci du bien public, il serait d’essence différente et l’État en serait le traducteur et le garant. Si l’opposition de ces approches s’est estompée, elles n’en ont pas moins conduit à des visions différentes du rôle imparti à l’État dans la formation de l’intérêt général. Dans la conception rigide qui a longtemps prévalu en France, la participation ne pouvait être ainsi considérée qu’avec suspicion, risquant de compromettre l’intérêt général : la conception plus souple qui tend désormais à prévaloir modifie les perspectives.  

La participation au rebours de l’intérêt général

  L’intérêt général implique la représentation d’un espace social divisé en deux sphères distinctes : d’un côté, la sphère privée, ou société civile, formée des individus défendant leurs intérêts particuliers ; de l’autre, la sphère publique, incarnée par la figure emblématique de l’État, qui porte l’intérêt général. Cette construction ne préjuge cependant pas des relations concrètes qui s’établissent entre les deux sphères.  L’axiomatique de l’intérêt général  L’intérêt général apparaît comme le principe axiologique qui domine toute la sphère publique et fonde sa spécificité. L’État est érigé en dépositaire de l’intérêt général : c’est le principe d’ordre et de cohésion qui permet de faire tenir ensemble des divers éléments constitutifs de la société et de ramener celle-ci à l’unité ; il apparaît comme le centre d’intégration et d’unification d’une société qui serait sans sa médiation vouée au désordre, à l’éclatement, à la dissolution. C’est à Hegel (1949 [1821]) qu’on doit la formulation la plus cohérente de cette construction. Hegel part de l’opposition entre la société civile, formée des individus poursuivant des fins particulières et égoïstes, et de l’État politique, incarnation de l’intérêt général. Mais cette opposition, il la dépasse et la transcende : l’État réalise en effet la synthèse, de la volonté générale et des volontés particulières : expression suprême de l’Idée, de la Raison, il se situe au-dessus de la société civile et seul capable d’assurer la liaison de l’universel et de l’individuel.  L’appartenance à la sphère publique permet aux représentants politiques et aux fonctionnaires de placer leur action sous le sceau de l’intérêt général. En tant que représentants de la nation, les élus sont censés exprimer la volonté générale et contribuer, par la délibération (Manin, 1995), à faire émerger l’intérêt général : c’est dans l’enceinte parlementaire que les choix collectifs sont mis en débat et les compromis négociés ; l’intérêt général fait l’objet d’une construction progressive, au fil des processus délibératifs. De même, parce qu’elle fait partie de la sphère publique, parce qu’elle se trouve du côté de l’État, l’administration ne saurait être comparée à aucune autre entité sociale : la finalité qu’elle poursuit n’est pas l’intérêt particulier de ses agents, mais l’intérêt général de la société ; par essence neutre et impartiale, elle est censée échapper aux clivages qui traversent le corps social et être au service de tous. L’appartenance à la sphère publique est ainsi la caution d’un total désintéressement : au service de l’intérêt général, les « gens du public » sont censés ne plus s’exprimer en tant qu’individus, dominés par des intérêts personnels et égoïstes ; ils s’effacent entièrement derrière les contraintes de leur fonction. Reste à savoir dans quelle mesure les intérêts particuliers sont appelés à participer à la formation de l’intérêt général.  Intérêt général et intérêts particuliers  Pour Hegel, la séparation entre l’État et la société civile, non seulement n’implique pas d’opposition entre l’intérêt général et les intérêts particuliers, mais encore est surmontée par des mécanismes de médiation – la « bureaucratie », animée par la classe moyenne des fonctionnaires du côté de l’État, les « états » (corporations et groupes) du côté de la société civile. Or, la relation entre l’intérêt général et les intérêts particuliers sera pensée en pratique de deux manières différentes. En France, comme dans d’autres pays d’Europe continentale, a prévalu la conception d’un intérêt général opposé aux intérêts particuliers. Intérêt général et intérêts particuliers ont été perçus comme étant, non seulement d’essence différente, mais encore contradictoires : l’intérêt collectif de la société entrerait inévitablement en conflit avec les intérêts particuliers des membres, contre lesquels il devrait être protégé et imposé. Cette conception, impliquant que la délibération parlementaire se déroule à l’abri de la pression des lobbies, a conduit aussi à un modèle administratif rigide : posée comme comptable et garante de l’intérêt général, l’administration serait tenue, afin de garder la hauteur de vues nécessaire et protéger son indépendance d’esprit, d’éviter des contacts trop étroits avec les administrés, l’intérêt général ainsi dégagé à l’abri de toute pression étant censé l’emporter sur les intérêts particuliers. Sans doute, ce modèle de relations connaîtra-t-il en pratique des assouplissements : certains groupes d’intérêt ont toujours eu la possibilité d’être entendus des parlementaires comme de l’administration ; néanmoins, l’idée d’une participation directe ou indirecte à la prise des décisions restait inconcevable. Dans les pays anglo-saxons, et notamment aux États-Unis, c’est la vision contraire d’un intérêt général construit à partir des intérêts particuliers qui l’a emporté. L’intérêt général n’a jamais été considéré comme le produit de la seule délibération parlementaire ou sortant tout armé du cerveau des fonctionnaires : à la base de sa formation, on trouve nécessairement les intérêts particuliers, fragmentaires et concurrentiels, des membres du corps social ; il convient de mettre ces divers intérêts en balance, afin de parvenir au meilleur compromis possible. Les élus comme les fonctionnaires ont été dès lors conduits, non plus à fuir, mais à rechercher les contacts sociaux ; la définition de l’intérêt général, non seulement n’exclut pas, mais encore appelle le recours à des moyens de participation, formels et informels. Cette conception souple s’est progressivement diffusée, conduisant à penser différemment la question de l’intérêt général.  

La participation au secours de l’intérêt général

  La ligne de démarcation tranchée entre public et privé a perdu dans la société contemporaine de sa consistance : les valeurs qui semblaient attester de l’irréductible spécificité du public sont moins assurées qu’autrefois ; si la notion d’intérêt général reste présente, elle est désormais adossée à d’autres valeurs, au nombre desquelles l’efficacité et la participation, qui lui donnent une nouvelle coloration.  La crise de l’intérêt général  Le postulat qui érigeait l’intérêt général en attribut de l’État, imprégnant l’ensemble de ses activités et dotant représentants et agents d’une légitimité de principe, a vécu. La seule invocation de l’intérêt général est devenue insuffisante pour mettre l’État hors d’atteinte, comme en témoigne le développement de procédures d’évaluation ; l’intérêt général ne se présume plus : l’État est désormais sommé d’apporter la démonstration concrète du bien-fondé des actions engagées. L’idée selon laquelle la sphère publique est tout entière dominée par le culte de l’intérêt général est elle-même remise en cause. La vieille mystique de la loi « expression de la volonté générale » a perdu beaucoup de sa crédibilité : la conception selon laquelle les élus ne feraient qu’exprimer la volonté de la nation a fait place à une vision plus réaliste et à une évaluation plus critique des vertus de la démocratie représentative ; la loi tend à être perçue comme le produit d’un rapport de forces politique et social contingent. La crise de la représentation qui affecte les démocraties libérales se mesure à l’érosion du capital de confiance qui entoure des représentants jugés incapables de répondre aux attentes des citoyens et guidés avant tout par leur intérêt personnel. De même, l’administration n’est plus assurée de plein droit de la légitimité : celle-ci ne lui est plus acquise d’avance, mais doit être en permanence conquise ; on la jugera sur les résultats qu’elle est capable d’atteindre ainsi que sur son aptitude à répondre aux attentes des usagers, en utilisant au mieux les moyens dont elle dispose. S’il constitue toujours la « pierre angulaire de l’action publique dont il détermine la finalité et fonde la légitimité » (Conseil d’État, 1999), l’intérêt général ne s’impose donc plus comme argument d’autorité : il dépend encore de la pertinence des décisions prises ; le recours à la participation va dès lors apparaître comme un moyen de refondation de l’intérêt général, en l’adossant à un principe de légitimité procédurale (Habermas, 1997).  La refondation de l’intérêt général  L’État n’est plus considéré dans les sociétés contemporaines comme disposant d’un monopole sur la définition de l’intérêt général : celui-ci ne saurait résulter seulement de processus internes à la sphère publique ; les acteurs sociaux sont appelés à prendre part eux aussi à l’élaboration des choix et à contribuer à la gestion des services d’intérêt collectif. La participation devient ainsi le moyen de surmonter la crise de l’intérêt général par une ouverture en direction de la société. L’opposition rigide établie entre intérêt général et intérêts particuliers tend du même coup à s’estomper, conformément à la problématique hégélienne : les intérêts particuliers ne sont plus frappés d’illégitimité, puisqu’ils sont appelés à concourir à la formation de l’intérêt général ; et, à l’inverse, l’intérêt général ne saurait être envisagé sans référence aux intérêts particuliers à partir desquels il est construit. Cette désacralisation de l’intérêt général implique un rapport nouveau entre public et privé : l’intervention des groupes d’intérêt n’est plus considérée comme une intrusion intolérable mais comme un moyen de renforcer la qualité des choix ; et les citoyens eux-mêmes doivent avoir la possibilité de se faire entendre et de participer à l’exercice des responsabilités collectives. La participation contribue ainsi, à travers les figures multiples qu’elle prend, à renouveler en profondeur la conception de l’intérêt général, telle qu’elle avait prévalu en France. La présence active des citoyens dans les rouages politiques, par l’extension des procédures de démocratie semi-directe et leur participation aux processus décisionnels, remet en cause le monopole que les représentants politiques étaient censés avoir sur la définition de l’intérêt général. L’octroi aux administrés d’un pouvoir d’intervention dans la marche des services marque l’abandon de la conception d’une administration coupée de la société et tirant argument de cette coupure pour imposer ses orientations. La construction d’espaces de délibération situés en amont des systèmes décisionnels, afin de confronter, avant que les choix ne soient arrêtés, les différentes formulations des problèmes tend à faire de l’intérêt général le produit d’une vaste confrontation entre tous les acteurs sociaux – groupes organisés mais aussi simples citoyens. Si la participation a été perçue à l’origine, au moins en France, comme antinomique avec un intérêt général conçu comme l’apanage du public, les choses ont évolué : le recours aux techniques participatives est apparu indispensable pour remédier au déficit de légitimité de l’État et à la crise de la représentation politique. Cet essor ne signifie pas pour autant la forclusion de l’intérêt général, mais la reformulation d’une notion inhérente à l’imaginaire de la modernité.
Bibliographie
Chevallier J., 1978, « Réflexions sur l’idéologie de l’intérêt général », in CENTRE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHES SUR L’ACTION PUBLIQUE ET LE POLITIQUE, Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, Paris, Presses universitaires de France, p. 11-45. Conseil d'État, 1999, « L’intérêt général », rapport public, Paris, La Documentation française, « Études et documents », no 50, p. 239-357. DENIS B., 2008, L’Intérêt général à l’épreuve du pluralisme, Paris, La Documentation française, « Problèmes politiques et sociaux »,  no 946. DESWARTE M-P., 1988, « L’intérêt général, bien commun », Revue du droit public et de la science politique, no 5, p. 1289-1313. HABERMAS J., 1997, Droit et démocratie, Paris, Gallimard. HEGEL F., 1949 [1821], Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard. MANIN B., 1995, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy. RANGEON F., 1986, L’Idéologie de l’intérêt général, Paris, Economica.