Définition de l'entrée

Le mouvement des Gilets jaunes, en souhaitant se passer de tout intermédiaire et de toute forme hiérarchique dans son expression publique, a constitué une critique en actes du principe de représentation. Pourtant, loin d’être un rejet univoque, cette critique ambivalente porte l’ébauche de propositions démocratiques aux contours incertains.

Pour citer cet article :

Bendali, Z, Godefroy, E. (2022). Gilets jaunes (visions de la représentation). In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/gilets-jaunes-visions-de-la-representation-2022

Citer

Le mouvement des Gilets jaunes a été présenté comme un symptôme de la « crise de la représentation », en ce qu’il a émergé et s’est développé en dehors d’un ensemble d’instances traditionnelles de la médiation politique d’une part (Lefebvre, 2019) et, d’une autre, en raison d’un ensemble de revendications d’ordre démocratique que ses participants ont formulé. Les Gilets jaunes ont porté des demandes de participation populaire au jeu politique et de démocratisation des institutions. Dans leur organisation même, ils ont rejeté le principe de délégation et ont souhaité se structurer de façon horizontale, sans désigner de représentants. Néanmoins, tant sur le plan des propriétés sociales de ses participants, de leur socialisation et sensibilités politiques que dans les revendications et mode d’action à travers lesquels le mouvement se déploie, les Gilets jaunes présentent une relative hétérogénéité. On ne saurait dès lors l’interpréter uniquement comme un mouvement de rejet pur et simple de la représentation politique, telle qu’elle s’exerce dans le cadre de la Ve République, au fondement des démocraties libérales en général. 

La mal-représentation des Gilets jaunes dans les institutions

La défiance des Gilets jaunes vis-à-vis du système représentatif et parfois de la participation conventionnelle à la vie politique s’explique en partie par leur appartenance à des segments de la population absents des institutions représentatives et moins bien représentés au sein du personnel politique. Le mouvement se caractérise par un ancrage social large et diversifié, allant des classes populaires aux petits-moyens (Collectif Jaune Vif, 2019). La distance sociale qui les sépare de leurs élus souligne la spécificité du profil de ces derniers, devenu élitiste et homogène sous l’effet de l’autonomisation et de la professionnalisation de la fonction politique (Offerlé, 1999). Ces phénomènes sont eux-mêmes rendus possibles par le monopole exercé par les classes dominantes sur les ressources nécessaires à la conduite de cette activité, comme le temps libre et le capital culturel (Bourdieu, 1981). Néanmoins, le rejet du système représentatif exprimé par les Gilets jaunes n’équivaut pas à une indifférence systématique face au jeu politique, en amont de la mobilisation. L’enquête du Collectif Jaune Vif montre en effet que 77% des Gilets jaunes déclarent avoir déjà voté. Une grande variété de rapports au scrutin est représentée dans l’échantillon, avec des électeurs intermittents, des personnes ayant cessé de se rendre aux urnes après une déception, comme des personnes n’ayant jamais voté ni connu d’autre forme de participation politique avant leur entrée dans le mouvement. D’autres enquêtes ont relevé, à l’aide de dispositifs différents, une hétérogénéité semblable (pour une revue, voir Bendali et Rubert, 2020).

Trois critiques des Gilets jaunes contre la représentation

La critique formulée par les Gilets jaunes à l’encontre des représentants politiques se construit et se conforte dans le mouvement, qui constitue un espace de socialisation politique majeur pour les composantes néophytes de la mobilisation, tout en contribuant parfois à nourrir et renforcer les convictions de participants au profil plus militant (Bendali et al., 2019 ; Bedock et al., 2021). Cette critique recouvre au moins trois dimensions. D’abord, les représentants obéiraient à des intérêts particuliers plutôt qu’à l’intérêt général. Cette critique se décline de multiples manières. Elle peut prendre la forme de l’idée selon laquelle les politiciens changent de discours au gré des circonstances avec pour seul but la victoire électorale et donc la sauvegarde de leur siège et des privilèges afférents. Elle peut aussi aller jusqu’à l’idée d’une corruption généralisée du personnel politique qui serait coupable de collusions systématiques avec les milieux d’affaires, voire avec des puissances étrangères ou des réseaux occultes. Cette critique souligne le caractère paradoxal de la démocratie représentative, qui consiste, pour les citoyens constitués en corps électoral, à consentir au pouvoir plutôt qu’à y accéder. C’est particulièrement le cas dès lors qu’il n’y a pas d’égalité des conditions entre des représentants dotés d’une marge de manœuvre conséquente et des représentés réduits au silence. Dans cette perspective, le mandat représentatif est perçu comme devant structurellement conduire à une forme de trahison en l’absence de mécanismes de révocation des élus - lesquels font justement partie des revendications institutionnelles des Gilets jaunes. Ensuite, ils reprochent aux partis politiques de diviser la société au détriment de l’intérêt général, en se prêtant à une compétition idéologique jouée au détriment de l’efficacité des politiques publiques (Hibbing et Theiss-Morse, 2002). La compétition politique, notamment entre la gauche et la droite, est vue comme une mascarade visant à capter l’attention des électeurs autours de sujets jugés futiles et incendiaires. Ce que les Gilets jaunes rejettent ici, c’est la conception « adversariale » (Mansbridge, 1980) de la démocratie dans laquelle des positions contradictoires s’affrontent au cours d’un vote qui confère toute la légitimité à la majorité et réduit la minorité au silence. Ils militent pour une forme « unitaire » (ibid.) de démocratie fondée sur le consensus, mais aussi dans le cas d’espèce, sur l’euphémisation des clivages idéologiques (Bendali et al., 2019), qui paraît jouer comme une réponse à la polarisation croissante du débat public autour de thématiques fortement conflictuelles. Enfin, la représentation est mise en question à propos des choix de politiques publiques. Le mouvement des Gilets jaunes s’est initialement construit autour de la critique de la TICPE (Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques) considérée comme une mesure indigne, démontrant la déconnexion des élites politiques qui condamnent l’usage de la voiture tout en épargnant le trafic aérien ou les croisières en paquebot (Gaborit et Grémion, 2019). Le lien unissant représentants et représentés est ici doublement remis en cause, parce que les représentants semblent tout ignorer des contraintes vécues par celles et ceux au nom desquels ils légifèrent, mais aussi parce qu’ils leur imposent des règles auxquelles eux-mêmes ne se soumettent pas. Ces trois critiques peuvent être portées différemment au sein de cette mobilisation hétéroclite et polarisée sur le plan idéologique, comprenant autant de primo-contestataires que de militants issus de traditions politiques divergentes. La délégitimation des représentants peut ainsi être le fait de militants de droite radicale qui voient le mouvement comme un héritier de l’antiparlementarisme des ligues du 6 février 1934 ou des mouvements poujadistes (Godefroy, 2022), tout autant que de révolutionnaires marxistes (Ravelli et al., 2020) soulignant la confiscation des institutions au service des intérêts de classe de la bourgeoisie, ou encore de militants participationnistes qui considèrent le mouvement comme un espace d’expérimentation d’une conception principalement procédurale de la démocratie.

Les demandes de réformes démocratiques du mouvement

Le mouvement émerge d’abord autour de la contestation de l’augmentation de la TICPE et formule des revendications d’ordre social, pour une plus juste rémunération du travail et une meilleure répartition des richesses. Progressivement, des demandes de réformes démocratiques émergent. L’enquête du Collectif Jaune Vif (2019) montre ainsi que le pouvoir d’achat est la motivation majoritaire des personnes interrogées, mais que celle-ci tend à reculer pendant les trois premiers mois de mobilisation tandis que celles qui concernent les réformes institutionnelles progressent. Dans l’ensemble, 31% des personnes interrogées revendiquent de tels changements. Pourtant, les Gilets jaunes n’expriment pas une critique plus radicale à l’encontre de la démocratie représentative actuelle que ne le fait l’ensemble de la population française. Ils demandent, avant tout, un meilleur contrôle des élus, une plus grande proximité et une écoute plus attentive de leur part, et veulent se débarrasser des traits oligarchiques des institutions (Bedock et al., 2021). Le « Vrai débat », une plateforme numérique participative lancée par des Gilets jaunes en janvier 2019 pour concurrencer le « Grand débat » initié par Emmanuel Macron, place en première position les revendications d’ordre démocratique qui permettraient un plus fort contrôle des élus. De l’analyse lexicométrique des propositions formulées par les internautes, il résulte que la fin de la rémunération et des privilèges des élus après leur mandat, le casier vierge des élus et la prise en compte du vote blanc ou nul en tant que suffrage exprimé, entraînant l’invalidation d’une élection s’il est majoritaire, et la mise en place du RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne) dans la Constitution, arrivent en tête (Gontard et al., 2022).  On ne dispose cependant pas de données sur les participants, ni sur leur implication effective dans la mobilisation. Or, la diversité des revendications démocratiques des Gilets jaunes invite à se pencher sur les propriétés sociales, économiques ou politiques de leurs soutiens spécifiques dans le mouvement. Une enquête (Abrial et al., 2022) établit ainsi un lien entre le degré de populisme et la politisation des participants et leurs préférences en termes d’innovation démocratique. Les Gilets jaunes primo-contestataires seraient d’avantage enclins à soutenir des mesures en faveur d’un plus fort contrôle des élus, tandis que les militants expérimentés actifs dans la mobilisation défendraient avant tout des dispositifs de démocratie participative et délibérative. Dans l’ensemble, et par rapport à l’ensemble de la population, les Gilets jaunes sont plus susceptibles de soutenir des innovations allant dans le sens d’un plus fort contrôle des élus, à l’instar du RIC. Le RIC « CARL » (Constituant, Abrogatoire, Révocatoire, Législatif) est en effet devenu, à partir de décembre 2018, l’une des revendications les plus emblématiques du mouvement. Son succès fait l’objet de plusieurs interprétations. Le RIC a été associé au triomphe d’une conception « citoyenniste » de la politique dans le mouvement, qui promeut la participation directe, sans médiation professionnelle, d’un « peuple considéré comme uni, sans division partisanes, sans idéologies, une addition d’individus libres dont on va pouvoir recueillir la volonté par un dispositif simple » (Hayat, 2018). Pour Frédéric Gonthier et Tristan Guerra (2022), les Gilets jaunes constituent un mouvement populiste, au sens où il s’appuie sur une « identification collective et inclusive des subjectivités individuelles à la figure du ‘Peuple’ comme unique source et agent de l’autorité politique ». La popularité du RIC tient, d’une part, à son adéquation avec deux dimensions du populisme : la centralité du peuple et l’antiélitisme. D’autre part, cette revendication permet d’englober l’ensemble des identités représentées dans le mouvement à travers un sentiment d’appartenance à une « communauté supérieure ». On peut néanmoins le voir comme une revendication consensuelle, le plus petit dénominateur commun d’une mobilisation fortement polarisée sur le plan politique, qui rassemble au-delà des clivages. En effet, le RIC, qui apparait dans les Landsgemeinden du XIIIème siècle, n’a jamais été associé à une idéologie spécifique, et trouve historiquement des soutiens permis les socialistes, les libéraux et, plus récemment, les nationalistes (Egger, Magni-Berton, 2019).

Représenter les Gilets jaunes

Si la critique des Gilets jaunes à l’encontre du système représentatif dans son ensemble ne se distingue pas par sa radicalité, la représentation du mouvement en lui-même pose problème. Il se présente, avant tout, comme un mouvement horizontal, « sans chef » ni représentant, en rupture avec les corps intermédiaires, syndicaux et partisans. Le refus des Gilets jaunes de se plier aux « exigences de la représentation politique » en nommant des représentants a été désigné comme une impasse du mouvement (Lefebvre, 2019). À défaut d’être en mesure de faire valoir un quelconque mandat officiel, certaines figures se sont distinguées tout en se présentant comme des « self-denying leaders », soit des individus qui parlent uniquement en leur nom propre mais qui, à travers les caractéristiques sociales qu’ils donnent à voir de manière manifeste, sont désignés comme des représentants du mouvement, notamment dans les médias. La prétention à ne pas représenter le mouvement constitue dès lors une source de légitimité pour ces représentants paradoxaux (Hayat, 2022). Construite sur les réseaux sociaux numériques et les plateaux de télévision, cette légitimité n’en demeure pas moins fragile et s’est souvent trouvée contestée par la base, notamment lorsque ces représentants paradoxaux se montraient plus favorables à une institutionnalisation de la mobilisation. La représentation des Gilets jaunes par des Gilets jaunes dans le champ politique à travers la participation à la compétition électorale n’est pas plus évidente. La constitution de listes pour porter la voix des Gilets jaunes lors des élections européennes de 2019 a suscité des conflits au sein du mouvement. Les élections municipales de 2020 présentaient, en revanche, une opportunité, du fait de la nature locale et décentralisée du mouvement. Néanmoins, l’exemple bordelais montre, d’une part, qu’elles peuvent raviver des tensions inhérentes à l’hétérogénéité politique du mouvement, et que l’élection de Gilets jaunes repose en partie sur des ressources et des réseaux partisans antérieurs, confirmant ainsi la loi d’airain de l’oligarchie (Della Sudda, Gaborit, 2022).

Bibliographie

Abrial, Stéphanie et al.. 2022. « Control or participate? The Yellow Vests’ democratic aspirations through mixed methods analysis ». French Politics, vol. 20, no 3‑4 (à paraître).

Bendali, Zakaria et al.. 2019. « Le mouvement des gilets jaunes : un apprentissage en pratique(s) de la politique ? ». Politix, vol. 32, n° 128, p. 143-177.

Bendali, Zakaria et Aldo Rubert. 2020. « Les sciences sociales en gilet jaune : deux ans d’enquêtes sur un mouvement inédit ». Politix, vol. 33, n°132, p. 177-215.

Bedock, Camille et al.. 2021. « Une représentation sous contrôle : visions du système politique et réformes institutionnelles dans le mouvement des Gilets jaunes ». Participations, vol. 28, no 3, p. 221‑246.

Bourdieu, Pierre. 1981. « La représentation politique ». Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 36-37, p. 3-24.

Collectif Jaune Vif. 2019. « Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation : Une étude sur les gilets jaunes ». Revue française de science politique, vol. 69, n° 5-6, p. 869-892.

Della Sudda, Magali et Nathan Gaborit. 2022. « From Yellow Vest Street Protest to City Council. When Movements Run for Office ». French Politics, vol. 20, no 3‑4 (à paraître).

Egger, Clara, et Raul Magni-Berton. 2019. RIC Le Référendum d’initiative citoyenne expliqué à tous : Au cœur de la démocratie directe. Limoges : FYP Éditions.

Gaborit, Maxime et Théo Grémion. 2019. « Jaunes et verts. Vers un écologisme populaire ? ». La Vie des Idées, 20 décembre. https://laviedesidees.fr/Jaunes-et-verts.html

Godefroy, Elisabeth. 2022. « La "peste brune" des Champs Elysées. Participation et retrait des militants des droites radicales extra-parlementaires dans les « actes » parisiens des Gilets jaunes ». Lille, Communication au 16ème Congrès de l’Association française de science politique.

Gontard, Rolland et al.. 2022. Le vrai débat : des revendication 100 % citoyennes passées sous silence par le gouvernement. Paris : Books on Demand.

Gonthier, Frédéric et Tristan Guerra. 2022. « From the People, Like the People, or For the People? Candidate Appraisal Among the French Yellow Vests ». Political Psychology, vol. 43, no 5, p. 969‑989.

Hayat, Samuel. 2018. « Les Gilets jaunes et la question démocratique ». Contretemps, 26 décembre. https://www.contretemps.eu/gilets-jaunes-question-democratique/

Hayat, Samuel. 2022. « Unrepresentative Claims: Speaking for Oneself in a Social Movement ». American Political Science Review, vol.116, no 3, p. 1038‑1050.

Hibbing, John R., et Elizabeth Theiss-Morse. 2002. Stealth Democracy: Americans’ Beliefs About How Government Should Work. Cambridge : Cambridge University Press.

Lefebvre, Rémi. 2019. « Les Gilets jaunes et les exigences de la représentation politique ». La Vie des Idées, 10 septembre. https://laviedesidees.fr/Les-Gilets-jaunes-et-les-exigences-de-la-representation-politique.html

Mansbridge, Jane. 1980. Beyond Adversary Democracy. New York : Basic Books.

Offerlé, Michel. 1999. La profession politique. XIXe-XXe siècles. Paris : Belin.

Quantité Critique (coll.). 2018. « Les gilets jaunes ont-ils une couleur politique ? ». L’Humanité, 19 décembre.

Ravelli, Quentin et al.. 2020. « Le Gilet et le Marteau. L’Assemblée des assemblées organise l’aile gauche des ronds-points ». Mouvements, vol. 101, n° 1, p. 13-24.

Sur le même sujet

Publié en novembre 2022
Économie, travail
Champ politique, partis, représentation

Post-démocratie

Nos démocraties sont-elles devenues des coquilles vides où la participation des citoyen·nes décline car les alternances gouvernementales n’ont plus d’effet sur la gouvernance économique et la répartition des richesses…
Publié en novembre 2022
Numérique et technologie

Médias et démocratie

Dépasser l’approche substantialiste et médiacratique L’usage du terme « médias » est une facilité de langage qui fait obstacle à la juste appréhension de la réalité sociale qu’il désigne. Essentialisant, il masque la…
Publié en novembre 2022
Inégalités, justice et inclusion
Pouvoirs citoyens et mouvements sociaux

Community organizing

L’expression « community organizing » désigne, essentiellement en Amérique du nord et au Royaume-Uni, une grande variété de formes d’organisations collectives à l’échelle locale visant la participation des habitants à la…