Une notion centrale aux études de la
démocratie participative comme celle de
délibération gagne à être mise en perspective dans ses rapports à la
conversation. Ces relations entre
délibération et
conversation ont jusqu’ici été étudiées à partir d’au moins trois approches différentes, pas entièrement incompatibles, mais néanmoins critiques les unes des autres : 1) une approche pour laquelle une partie importante de ce qu’il faut comprendre par «
délibération » échappe entièrement au schème interactionnel de la
conversation ; 2) une approche pour laquelle il y a lieu d’établir une distinction assez nette entre une forme de
conversation sérieuse, raisonnable, procéduralisée, orientée vers la résolution de problèmes – qui se rapprocherait de la
délibération – et une forme de
conversation légère, spontanée, simple occasion de sociabilité, qui n’aurait pas grand chose à voir avec la
démocratie ; 3) une dernière approche pour laquelle la
conversation, dans ses nombreuses déclinaisons, constitue le substrat interactionnel de la participation, à partir duquel les
engagements se politisent et l’échange argumenté émerge.
Pour certains auteurs, le modèle de la
conversation, de l’échange dynamique et alterné de propos, ne s’applique qu’à certaines modalités de la
délibération. Dans la recherche sur les pratiques démocratiques, la domination de cette approche conversationnelle laisserait dans l’ombre bon nombre des activités délibératives les plus répandues, les plus institutionnalisées ; celles qui s’observent dans les grandes assemblées, dans les sénats, dans les tribunaux, et qui demanderaient de mobiliser un « modèle de l’art oratoire » (Remer, 2000 ; Urfalino, 2005). À la différence d’une situation de
conversation, ce modèle « plus réaliste » de la décision collective tolère à la fois une inégalité de l’accès à la tribune (et donc une certaine asymétrie entre le locuteur et son auditoire), le développement de séquences monologiques (comme c’est le cas, par exemple, pour une plaidoirie), mais aussi la poursuite d’intérêts opposés et l’introduction d’une dimension agonistique. Sortie du modèle conversationnel, la
délibération s’entend comme « l’
argumentation en situation de décision collective » (Urfalino, 2005), une
argumentation qui peut être le fait d’un petit nombre d’orateurs. Bien entendu, le modèle de l’éloquence « soulève la question de l’égalité des participants, puisque les participants ne peuvent pas tous répondre à ce qui a été dit par les orateurs », mais aussi celle de « l’usage légitime des ressources de la rhétorique » (Girard et Le Goff, 2010, p. 111).
D’autres proposent, non pas d’abandonner le modèle conversationnel, mais de le spécifier. Ils insistent sur le fait que, dans sa définition la plus commune et la plus large, « la
conversation n’est pas l’âme de la
démocratie » (Schudson, 2012). Seule la
conversation raisonnée et raisonnable, comme moyen de résolution de problèmes publics – opposée à la
conversation comme fin en soi, comme moment de pure sociabilité – représenterait une pratique servant la
démocratie. Une telle restriction de l’échange dans l’espace démocratique à sa version la plus solennelle, procéduralisée, argumentée, orientée vers l’
intérêt général et appuyée sur des raisons publiques, se retrouve chez les principaux théoriciens de la politique délibérative, entre autres, J. Habermas, J. Cohen, S. Macedo, B. Ackerman, J. Fishkin, A. Gutman et D. Thompson. Reste à savoir si une telle conception transcendante de la
conversation démocratique « sérieuse », « véritablement publique » pour reprendre les mots de Schudson (2012), peut réellement se priver d’un ancrage dans la civilité ordinaire de la
conversation sociable, dans la morale élémentaire d’un « ordre de l’interaction » propre aux rencontres de face-à-face (Goffman, 1988 ; Berger, 2011 ; Cefaï, 2013).
Selon une troisième approche (celle des recherches en sciences sociales les plus portées sur l’empirie), il semble vain de chercher à extraire le jeu de langage sobre et solennel de la
délibération de son environnement conversationnel, de ces activités de paroles et ces « pratiques civiques » (Eliasoph, 2003) extrêmement variées qui, bien que se tenant en deçà du discours argumenté, n’en participent pas moins d’une dynamique générale d’identification, de traitement et de résolution des problèmes publics (Dewey, 2010 [1927]). Ainsi, en théorie politique, Iris M. Young a esquissé le programme d’une «
démocratie communicative », proposant une conception plus élargie et « inclusive » de la communication démocratique, attirant l’attention des délibérativistes sur l’importance démocratique de pratiques comme la salutation et le récit (Young, 2010). De leur côté, les ethnographes du politique ont enquêté, par exemple, sur la difficile communication, dans les formats de la discussion publique, des expériences les plus familières (Breviglieri et Trom, 2003 ; Charles, 2012) ; sur le recours aux formes de communication infradiscursives – ostension, exclamation, interjection, onomatopée, métaphore, etc. – dans des contextes de discussion technique entre non spécialistes et
experts (Berger, 2013) ; sur la politisation des
conversations ordinaires à partir de situations de trouble (Carrel, 2006 ; Cefaï et Terzi, 2012 ; Cefaï, Carrel,
et al., 2012) ; ou, au contraire, sur l’évitement systématique du politique sur les scènes de la vie publique et la production active de l’apathie à travers les
conversations quotidiennes (Eliasoph, 2010). Une critique adressée aux études associés à cette troisième approche concerne le
risque d’une dissolution du politique dans le sociologique, qu’elles semblent suggérer. Or, pour ces études, l’enjeu n’est pas tant de remettre en question le caractère transcendant de la
délibération ou la légitimité supérieure de décisions qui s’appuient sur elle, mais bien de réinscrire activités délibératives et séquences argumentatives dans leur substrat conversationnel, cette communication ordinaire participant du traitement des problèmes publics et à partir de laquelle les sujets politiques embrayent (ou peinent à embrayer) sur l’échange de propos raisonnés et raisonnables.