L’expression «
community organizing » désigne, essentiellement en Amérique du Nord et au Royaume-Uni, une grande variété de formes d’organisations collectives à l’échelle locale visant la participation des
citoyens à la vie de leur communauté. L’expression
community organizing peut être traduite en français par l’expression « organisation communautaire », comme le font les québécois. D’autres préfèrent le terme d’« organisation de la collectivité » (Médard, 1966, p. 1). Une des premières tentatives de définition en français stipule qu’ « il y a organisation communautaire, lorsqu’un
expert cherche à introduire un changement social dans une communauté locale, en faisant participer la communauté à son propre changement ». Mais il est alors précisé que cette « définition [est] provisoire car la réalité qu’elle cherche à cerner est mouvante et finalement personne ne semble savoir exactement ce qu’est l’organisation communautaire » (Médard, 1966, p. 2). Cette dernière observation garde toute son actualité. « L’action sociale basée sur la participation active des intéressés » (Salberg-Compagnon et Welsh-Bonnard, 1970, p. 52) est la marque distinctive qui permet de repérer ces différentes pratiques. Outre cet idéal démocratique, ces divers modes d’organisation ont également en commun de viser l’amélioration des conditions de vie des habitants mobilisés et surtout un même usage de la rhétorique de la « communauté ». En français, le terme de « nébuleuse communautaire » (Bacqué, 2005, p. 48) permet ainsi de qualifier cet ensemble de pratique relativement disparate.
Dans une acception large, le
community organizing renvoie à un « processus qui engage des personnes, des organisations et des communautés vers des objectifs tels que […] l’amélioration de la qualité de vie et la justice sociale » (Orr, 2007, p. 2). Les différentes déclinaisons de ce processus dépendent de ce qu’on entend par « communauté » – une zone géographique, un groupe ethnique ou une communauté d’intérêt – mais aussi des financements, du degré d’institutionnalisation et de la nature de la participation de la
community organization. Il y a ainsi un grand écart entre les missions du
community organizer que David Cameron veut mettre en avant dans son programme intitulé «
Big Society » – qui vise notamment le transfert de la gestion de services publiques locaux vers des associations de
citoyens – et celles d’un
professionnel d’une
community organization suivant le modèle initié par Alinsky. Ce dernier envisage la création de contre-pouvoirs capables de défier et de faire rendre des comptes aux élites politiques et économiques d’un
territoire. Il est d’ailleurs souvent désigné comme le père du
community organizing. Mais en réalité l’utilisation du terme peut renvoyer à des pratiques très différentes voir antérieures à celles de cet « organisateur » de Chicago.
Dans le domaine du travail social, le
community organizing s’est développé en tant que discipline à part entière depuis les premières «
settlement houses » de Jane Addams (Trolander, 1982). On parle alors de « travail social communautaire », voir de « développement social local ». Dans le domaine du syndicalisme, les
community unions et le travail de César Chavez au sein de l’
United Farm Workers Organizing Committee se réfèrent au
community organizing. Finalement, l’usage hétérogène du terme
community organizing illustre le besoin de renouveler les formes de
démocratie mais fini, en tout cas dans les pays anglo-saxons, par ne plus signifier grand-chose, à l’image du destin de la notion sœur d’
empowerment.
En considérant la variable de la nature de la participation à la gouvernance visée par l’action d’une community organization, deux grandes tendances sont identifiables (Fisher et Shragge, 2007), sachant qu’elles peuvent également se rejoindre dans ce que Dreier (1996, p. 122) qualifie de « community empowerment compréhensif ».
D’un côté, on distingue l’action politique et sociale progressiste. Ce mouvement peut être porté par des organisations réunissant des individus (voir
Association of Community Organizations for Reform Now ou des mouvements autour de la défense des droits d’un groupe particulier comme ce fut le cas pendant le mouvement des droits civiques) ou divers groupes de la société civile préexistants sur un
territoire (congrégations religieuses, associations, écoles, syndicats…), on parlera alors de
Broad Based Community Organizing (voir les réseaux d’organisations tels l’
Industrial Areas Foundation fondée par Alinsky, le
Pacific Institute of Community Organization, la
Gamaliel Foundation et le
Direct Action and Research Training Center). Ces organisations sont, par principe, indépendantes des pouvoirs locaux privés comme publics afin de pouvoir exercer un véritable contre-pouvoir en utilisant et développant la capacité d’action des habitants mobilisés par des « organisateurs »
professionnels. Elles ont comme objectif principal la lutte pour la justice sociale et comme moyens, l’interpellation des pouvoirs en place, la réclamation de comptes (
accountability) et la proposition de solutions. Elles s’inspirent toutes du modèle mis en avant par Alinsky (1971), en suscitant délibérément le
conflit avec le système politique et économique, à des degrés divers, pour réaliser le changement visé. Elles visent à démocratiser la gouvernance des villes où elles sont présentes et considèrent généralement leur processus de décision interne – basé sur des assemblées, réunions et entretiens en tête à tête et qualifié de «
démocratie consensuelle » (Warren, 2001, p. 226) – comme une étape nécessaire à l’avènement de cet objectif. À l’intérieur de cet ensemble, notons que les thématiques abordées et les publics mobilisés peuvent varier tout comme les stratégies adoptées vis-à-vis de la politique partisane ou les objectifs en matière d’émancipation individuelle des participants. Les observateurs distinguent ainsi des organisations purement « alinskiennes » de celles plus « freiriennes », où le développement des compétences et de la reconnaissance individuelle sont prioritaires à la réussite des actions politiques (Ganz, 2009, p. 954).
De l’autre côté, on identifie le « développement communautaire » (exemple : les
Community Development Corporations dans le secteur du logement, les
settlement houses dans le domaine du travail social). Ces organisations proposent souvent à la fois la construction d’un sens de la communauté («
community building » [Fisher et Shragge, 2007, p. 196]) et la gestion de service de proximité. Elles visent généralement à ce que les
citoyens impliqués ne participent pas seulement à la prise de décision mais qu’ils contribuent à la réalisation des projets adoptés. Elles peuvent être liées aux expériences plus contestataires de
community organizing quand celles-ci évoluent vers la cogestion d’un programme qu’elles auraient contribué à mettre en place. Elles peuvent également résulter d’une initiative citoyenne locale soutenue par des politiques publiques (exemple :
The Social Security Act en 1935, le
Community Action Program de 1964 ou les
Empowerment Zone aux États-Unis, le
New Deal For Communities ou le
Big Society program au Royaume-Uni). Dans les politiques publiques des pays anglo-saxons comme dans les organisations internationales comme la Banque mondiale, le
community organizing, est souvent accolé à la notion d’
empowerment, et est mis en avant en tant que technique d’auto-organisation de la société civile pour palier au non-engagement des autorités publiques en matière de réduction de la pauvreté, de sécurité, de logement et de développement économique. Les initiatives qui en émanent impliquent les habitants d’un
territoire dans le développement et/ou la gestion de services comme le logement ou la sécurité.
Dans certains cas, c’est le renforcement de l’intégration des habitants autour de projets reliés aux structures de pouvoir en place qui est visé. Dans d’autres, c’est plus spécifiquement le développement d’entreprises ou de projets contrôlés par ceux et celles qui y travaillent ou qui en consomment les produits ou les services. En analysant ces différents types d’organisations de développement communautaire, Bacqué (2005, p. 65) met en regard une « capacité d’innovation remarquable » de ces organisations qui constituent souvent une des seules forces de protection et de représentation des habitants avec une « parcellisation de la gestion urbaine » qui met en concurrence différentes community organizations et laisse le marché maître du jeu urbain. Donzelot (2008, p. 53) désigne cette dernière tendance par l’expression « le social de compétition » qui serait destiné à permettre la mobilisation de la société par rapport à des enjeux économiques définis au plan externe, pour suppléer aux carences de l’État.
Ces deux tendances, aussi concomitantes puissent-elles être, sont en tension. La rhétorique de la responsabilisation de la community peut servir à contester ou inversement à renforcer les relations de pouvoir entre l’État, le marché, et la société civile. Elle est utilisée de manière ambivalente à la fois par ceux qui sont partisans des valeurs progressistes revendiquant plus de justice sociale et entendant œuvrer contre la pauvreté, et par ceux qui sont porteurs d’une conception critique des institutions publiques et de l’État-providence. Cette « tension » renvoie au débat portant sur les devenirs des actions collectives contestataires, entre « institutionnalisation et contre-pouvoir » (Bacqué, 2006). Dans les deux cas toutefois, il n’en demeure pas moins que ces pratiques reposent sur « une participation de la population à son propre changement » (Côté et Harnois, 1978, p. 111).