Evaluation de la participation (aménagement de l'espace)
Apprécier une démarche ou un dispositif participatif du point de vue de sa conduite (approche procédurale), de ses effets ou de sa portée (approche substantielle) sur une action de transformation spatiale. L'évaluation peut procéder d'une activité critique ou de recherche fondamentale, ou bien avoir des finalités plus directement instrumentales associées à la mise en oeuvre d'une politique ou d'un projet.
Casillo, I, Fenker, M, Zetlaoui-Léger, J. (2022). Evaluation de la participation (aménagement de l'espace). In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/evaluation-de-la-participation-amenagement-de-l-espace-2022
L’évaluation de la participation dans le domaine de la production de l’espace s’inscrit dans le champ plus large des politiques publiques. Elle revêt toutefois des aspects qui lui sont spécifiques par ses objets et les cadres réglementaires auxquels elle est soumise. Elle met en jeu deux notions aux interprétations controversées et polysémiques.
Le principe d’évaluation est traditionnellement référé à une mesure de l’efficacité (rapport objectifs-résultats) ou de l’efficience (moyens-résultats potentiels) des actions menées. En France, après de premières expériences sectorielles dans les années 1960 et 1970, la généralisation de son institutionnalisation au début des années 1990 vise à donner des gages de transparence et de bonne gestion des investissements publics dans une période de mise en convergence des politiques européennes. Mais l’évaluation est également associée à un « exercice de contrôle », une perception confortée par la mise en application de la Loi d’Orientation des Lois de Finance en 2008. Face à l’influence croissante des logiques économiques néolibérales, elle est aussi abordée comme un exercice managérial orienté vers l’optimisation budgétaire des dépenses publiques. Si la Société Française d’évaluation en propose une acception plus large - il s’agit « d’apprécier la valeur des actions menées » -, son positionnement ex-post (à l’issue de l’action), la référence à des objectifs prédéfinis et la primauté donnée à la mobilisation d’indicateurs quantitatifs la maintiennent encore dans une perspective normative. D’autres approches de l’évaluation qui se sont développées dans les pays anglo-saxons et d’Europe du Nord au cours des années 1970 à 1990, lui ont donné des ambitions plus cognitives en termes de production de connaissances et d’apprentissage, voire émancipatrices. Elles ont alors établi un lien étroit avec des principes de « coproduction » des biens publics, d’ajustement des dispositifs de l’action en fonction des résultats produits.
En France, le vocable associé à l’exercice de la participation fait l’objet d’un déficit de clarification persistant dans les textes réglementaires qui encadrent les procédures de l’aménagement et d’urbanisme, malgré leur multiplication depuis le milieu des années 1970. Les maîtres d’ouvrage et les porteurs de projets ne sont pas toujours très enclins à expliciter ce qu’ils entendent par les notions de concertation, de coconstruction ou de participation auxquels ils font référence, si ce n’est à travers un prisme instrumental les conduisant souvent à confondre un niveau participatif escompté avec les dispositifs auxquels ils recourent (réunion publique, atelier, enquêtes, civic tech, votations…). Autrement dit, l’évaluation de la participation dispose souvent de peu de moyens et ses objectifs sont relativement flous ou non assumés. Il est donc peu étonnant qu’elle aboutisse souvent in fine à s’interroger sur « l’utilité » même de la participation, ou au constat que la finalité de celle-ci n’était autre que la participation elle-même.
L’évaluation et le débat sur la finalité de la participation
On doit à la sociologue américaine Sherry Arnstein (1969) l’un des premiers outils d’évaluation de la participation dans le domaine de la production de l’espace. L’échelle qu’elle établit à la fin des années 1960 pour qualifier différents niveaux de partage du pouvoir avec les citoyens, lui permet de dénoncer comme entreprises de « manipulation » les formes d’implication des habitants mises en place par des municipalités dans des projets de rénovation urbaine. Pour cette autrice, seul un véritable partage voire un transfert du pouvoir décisionnel vers les habitants, correspondant aux degrés supérieurs de l’échelle, est légitime. Cette échelle a ainsi un caractère normatif exprimant ce qui parait ou non souhaitable. Chaque niveau supplantant le précédant, le principe d’information peut s’en trouver discrédité alors qu’il se révèle incontournable dans toute démarche participative.
Les travaux de recherche sur l’évaluation de la participation qui se développent dans les années 1970 dans les pays anglo-saxons, ont souvent une ambition taxinomique guidée par la question de savoir ce qui caractérise une participation efficace ou réussie (effectiveness of public participation). Ils cherchent à catégoriser et à vérifier la cohérence entre des objectifs visés et les dispositifs mis en œuvre (Glass, 1979). L’évaluation est appréhendée comme un moyen de mettre au jour une relation de cause à effet entre les dispositifs et les résultats produits, appuyant ainsi une approche critique de la participation (Rosener, 1978). Cette perspective invite à une certaine rigueur dans la distinction entre les objectifs liés à la participation et ceux liés à l’action publique.
En France, le champ de l’environnement s’empare de cette question au cours des années 1990 et la centre sur des aspects procéduraux, afin notamment de faire le point sur la prolifération des injonctions réglementaires sectorielles qui le traversent. L’évaluation de l’enquête d’utilité publique réalisée par le Conseil d’État à la demande du Premier ministre constitue l’un des premiers exemples d’évaluation structurée d’un dispositif participatif institutionnel (Questiaux, dir., 1998).
À la suite de la promulgation de la Loi Démocratie de Proximité de 2002, les milieux associatifs (notamment l’Association pour le développement Local et Social, l’Adels) et quelques chercheurs multiplient les travaux sur les conseils de quartiers, puis sur d’autres procédures ou outils qu’envisagent de systématiser des collectivités ou des opérateurs de services publics (conférences de consensus, budgets participatifs, jurys citoyens, assemblées citoyennes ou autres mini-publics…). Mais les objectifs assignés à ces dispositifs étant souvent peu formalisés par leurs initiateurs, les auteurs en viennent à définir leurs propres catégories d’analyse et à centrer leurs propos sur l’accès des publics aux espaces de débat, sur les rapports entre citoyens ordinaires et « experts patentés », et sur les modalités d’organisation des échanges pour produire des avis. Ils s’appuient alors sur des travaux de recherches portant sur la démocratie délibérative (Blondiaux, 2008), dans la lignée des travaux de Jürgen Habermas, et sur la démocratie technique à propos des « forums hybrides » (Callon, Lascoumes et Barthes, 2001).
La difficulté à définir et à objectiver des indicateurs (variable, instrument de mesure) et des critères (valeur, modalité prise par un indicateur) qui permettent d’apprécier la qualité de la participation et ses effets sur l’action publique, constitue un frein à l’accumulation des expériences et à une montée en généralité des enseignements. Afin de se doter de repères appropriés pour comparer différentes méthodes d’implication des publics, Gene Rowe et Lynn J. Frewer (2000 ; 2004) développent un modèle d’analyse à partir d’une lecture transversale de plusieurs études sur l’évaluation de l’action publique en Europe et en Amérique du Nord. Leur approche opère une répartition entre deux groupes d’indicateurs, l’un concerne l’équité de la démarche participative, l’autre son efficacité. Le concept d’équité regroupe des indicateurs sur la représentativité des publics impliqués, la transparence sur les modalités de prise de décision, l’accessibilité des informations à toutes les « parties prenantes », l’égalité dans le traitement des contributions des acteurs, une implication précoce et continue des parties. Le concept d’efficacité relative aux objectifs visés est centré sur des indicateurs tels que l’influence du public sur la décision, la prise en compte des divers points de vue dans la définition de l’action, la résolution des conflits, la proportionnalité entre le coût de la participation et le problème à traiter.
D’autres travaux examinent des indicateurs ouverts sur un périmètre élargi des bénéfices potentiels de la participation. Souvent encore présents de manière embryonnaires dans les analyses, ces indicateurs relèvent de la poursuite d’« objectifs sociaux » (Laurian et Shaw, 2009). Ils questionnent les conséquences des procédures du point de vue de l’instauration de la confiance dans les institutions, de l’acquisition de nouvelles capacités par les parties prenantes, de l’éducation civique, de l’équilibre dans la répartition du pouvoir entre les institutions et les citoyens, de la résilience des territoires. La prise en compte de tels indicateurs pose la question des temporalités dans lesquelles les effets peuvent être appréciés.
Du « tropisme procédural » à l’évaluation d’une multiplicité d’effets
En France, les travaux sur l’évaluation des pratiques participatives sont restés longtemps polarisés sur le fonctionnement interne de dispositifs singuliers, faisant de la conduite de ceux-ci une variable explicative des effets de la participation sur la décision. Ils éludent aussi pour la plupart la question de leur impact sur le contenu de l’action (Mazeaud et al., 2012). Cette absence de référence à des processus plus globaux prend une dimension encore plus restrictive du point de vue de ses attendus chez les opérateurs de la production de l’espace. Les « effets escomptés de la «concertation» » s’apparentent le plus souvent à une « action de conviction » qui vise pour les maîtrises d’ouvrage à « faire accepter la justification du projet et à convaincre les acteurs locaux de son bien fondé » (Ras et Jobert, 2005 : 25). Une telle attitude exprime également une inquiétude face au caractère incertain des démarches participatives. Elle incite à aborder l’évaluation comme un exercice de conformité à un attendu qui se résume souvent à l’énoncé de quelques dispositifs… ce à quoi invitent les textes réglementaires. Depuis 1985, le code de l’Urbanisme exige d’effectuer « le bilan de la concertation » qui est devenue obligatoire pour l’élaboration des documents d’urbanisme ou la réalisation de Zac. Il s’agit généralement pour la collectivité de démontrer que les dispositifs, officiellement énoncés lors d’une précédente délibération, ont effectivement été mis en oeuvre, sans s’attacher à leurs apports. Les maîtres d’ouvrage préfèrent par conséquent limiter leurs ambitions initiales, afin de ne pas se retrouver pris en défaut vis-à-vis d’actions qu’ils n’auraient finalement pas organisées. Dans ces conditions, ils n’hésitent pas à proclamer le « succès » de la participation en se référant principalement au nombre de dispositifs déployés et de personnes y ayant assisté (Gardesse, 2011).
Les réflexions qui portent, à partir du milieu des années 2000, sur la concertation dans de vastes projets d’aménagement ou d’urbanisme, tentent de dépasser ce tropisme procédural et y associent une approche plus substantielle en s’intéressant à ses divers effets.
Le champ des politiques environnementales reste pionnier dans l’évolution des exigences en matière de participation du public tandis que son cadre légal évolue en exprimant au début des années 2010 une certaine préoccupation pour les suites qui ont été données à des consultations. En 2011, le code de l’Environnement introduit un principe de « reddition de comptes » à l’issue des enquêtes publiques, manifestant ainsi pour la première fois au plan réglementaire, la nécessité pour les maîtres d’ouvrage d’objectiver la manière dont ils ont tenu compte des avis exprimés.
Dans les textes règlementaires encadrant les procédures de concertation préalable et de Débat public, la question de l’évaluation n’est abordée que de manière indirecte et circonscrite (sur l’articulation de la participation à la décision, l’article L121-1 prévoit une réponse obligatoire du porteur du projet sur les enseignements qu’il tire des interventions du public). Néanmoins, si on considère les objectifs associés à la participation dans ce domaine, le législateur semble avoir posé en différents termes l’appréciation de la valeur d’une telle démarche : « améliorer la qualité de la décision publique et contribuer à sa légitimité démocratique ; assurer la préservation d’un environnement sain pour les générations actuelles et futures ; sensibiliser et éduquer le public à la protection de l’environnement ; améliorer et diversifier l’information environnementale ». A l’égard de ces objectifs et de leur traduction pratique par la Commission nationale du débat public, les procédures institutionnelles de participation dans le champ environnemental peuvent être évaluées selon trois types d’effets (Casillo, 2020).
En premier lieu, il s’agit d’apprécier la manière dont la participation (en intégrant toute la dynamique dialogique que le dispositif mis en œuvre a produit) modifie le projet et le processus décisionnel qui lui est associé. Ce type d’effets interroge souvent, du point de vue des porteurs du projet, l’utilité de la participation, et du point de vue du public, la prise qu’ont les citoyens sur les choix qui les concernent.
En deuxième lieu, sont examinés les effets sur les acteurs (participants, corps constitués, décideurs, porteurs du projet) en analysant non seulement la manière dont leurs cultures professionnelles intègrent la question participative, mais aussi les dynamiques d’interaction, la place et la légitimité accordées aux expertises citoyennes, la capacité à faire émerger une critique sociale et à produire de la « capacitation ». L’importance de ces effets, mesurables sur un temps qui peut parfois coïncider avec celui du débat, renvoie aux positionnements entre une vision purement instrumentale de la participation et une vision plus téléologique qui consiste à appréhender sa dimension éminemment politique comme une fin en soi, comme un droit à reconnaitre et à faire valoir pour chaque personne.
Enfin, une troisième catégorie d’effets étudiés porte sur le système décisionnel, c’est-à-dire sur la chaine des arbitrages politiques, techniques et administratifs mais aussi, et surtout, sur la structuration des rapports de pouvoir au sein de la société. Elle concerne aussi la manière dont un processus participatif pénètre dans la sphère publique et la reconfigure. La mesure de ces effets s’avère tout autant pertinente que celle des autres catégories, car elle permet de saisir la dimension systémique des pratiques participatives (Mansbridge et al., 2012). Au-delà des processus particuliers que l’on peut étudier sous plusieurs angles (effets sur la décision, empowerment etc.), l’analyse d’une plus large « séquence » (Floridia, 2012) participative permet de mieux en saisir la nature et l’importance de ses diverses incidences.
Une perspective élargie des effets de la participation est également proposée à travers la notion de « portée ». Pour Jean-Michel Fourniau (2015) il s’agit d’appréhender « comment les acteurs explorent eux-mêmes les effets possibles » de leur expérience démocratique. Évaluer la portée de ces expériences conduirait à « analyser les processus par lesquels des publics se forment et agissent face à des situations problématiques, et […] le rôle que joue la participation — sans la limiter à l’offre institutionnelle — dans les transformations de leurs pratiques » (Fourniau, 2015 : 54). L’une des acceptions de la notion de portée qui se dégage de cette approche est celle d’apprentissage individuel et collectif. Il convient cependant de ne pas restreindre la lecture de ce type de processus à l’évolution des compétences et des modalités d’interaction des acteurs. L’apprentissage peut aussi conduire à des transformations structurelles, notamment sur le plan de la conception et de la systématisation des démarches participatives.
Quel positionnement de l’évaluation dans les opérations d’urbanisme ?
Évaluer la participation au-delà du déroulement d’un dispositif particulier invite à examiner la manière dont elle se positionne et se structure en différentes modalités, dans la durée des opérations, depuis les phases amont de diagnostic jusqu’à la livraison voire la mise en service des espaces. Les projets d’aménagement et de construction qui s’inscrivent dans des temps longs et relèvent de dynamiques itératives où chaque étape peut partiellement reconsidérer les résultats de la précédente, supposent de bien identifier à quel(s) moment(s) et sur quel(s) objet(s) porte la démarche participative. Si l’intensité du niveau d’implication des habitants peut varier au cours d’une opération, son déficit complet ne serait-ce que sous la forme d’une information à certains de ses moments clefs, a souvent un impact majeur sur la crédibilité globale de la démarche mise en place, en raison des crises de confiance qu’elle suscite. Le fait que la participation ait eu ou non un caractère « continu », « dès l’amont » a été un indicateur introduit dans plusieurs chartes mises au point localement, mais aussi dans plusieurs textes réglementaires nationaux. Or ce principe peine à trouver sa concrétisation dans la conduite des projets, en particulier lorsqu’il s’agit d’instruire leur opportunité. Un autre indicateur qu’ont identifié les recherches portant sur des opérations d’urbanisme marquées par de fortes ambitions en matière de concertation, concerne le degré d’intégration de l’ingénierie participative à l’ingénierie globale du projet (Gardesse, 2011 ; Zetlaoui-Léger, dir., 2013). Autrement dit, comment s’articulent et interfèrent les différents dispositifs impliquant des responsables politiques, des représentants institutionnels, des investisseurs, des techniciens, des associations, des groupes d’intérêts, des habitants… ; quels sont les rôles des instances délibératives mises en place (comité de pilotage, groupes de travail…), font-elles système ? Cet aspect permet d’apprécier dans quelle mesure les citoyens sont considérés comme des « parties prenantes » d’une opération, et d’appréhender l’influence des dispositifs participatifs sur l’élaboration des décisions mais aussi sur la définition des contenus du projet à chacune de ses étapes. Ce double principe d’intégration et d’articulation conduit à observer si un « mandat » ou des « attentes » assorties d’un engagement, ont été clairement formulés par les instances décisionnelles vis-à-vis des dispositifs participatifs. Dans les projets architecturaux et urbains, le rôle conféré à l’activité de [programmation] pour organiser cette intégration est particulièrement significatif, le propos de cette démarche étant de définir la vocation et les usages d’un lieu - domaine de compétences traditionnellement reconnu aux habitants -, et de constituer une aide à la décision pour la maîtrise d’ouvrage.
Si des convergences émergent depuis les années 2010 sur des indicateurs de l’évaluation de la délibération et de la participation dans différents domaines de l’action publique, la manière d’y associer des critères peut en revanche faire l’objet de différentes approches ou interprétations. C’est par exemple le cas de ceux portant sur l’inclusion (recherche de représentativité ou de diversité, ouverture ou fermeture ?). Jusqu’à quel point formaliser précisément ces critères ? Cette question est particulièrement importante pour les autorités en charge de l’application et du suivi des politiques publiques territorialisées. Alors que la participation était absente des référentiels de l’aménagement ou de construction jusqu’au début des années 2000, ce principe y a été intégré dans le cadre des programmes nationaux en faveur de la « ville durable » promulgués à partir de 2009, avec des incitations à l’évaluer. Or, l’énoncé d’attendus précis peut conduire à donner une dimension normative à l’évaluation et la maintenir dans une perspective « positiviste » (Guba et Lincoln, 1989). Indicateurs et critères se trouvent ainsi confondus, surtout lorsque le référentiel établi a aussi le statut de guide et tend à énoncer des solutions considérées comme des « bonnes pratiques ». Les rôles conférés aux représentants de l’autorité décisionnaire, aux experts extérieurs et aux citoyens concernés dans la fabrique et la conduite de l’évaluation s’avère, à ce titre, déterminant.
Une affaire d’experts ou l’objet d’une démarche coconstruite ?
Au nom d’une quête de neutralité, l’évaluation de la participation doit-elle être confiée à des formes d’expertises incarnées par des personnes physiques et des autorités morales extérieures (cabinets de conseil, bureaux d’études, universitaires…) ? Certains en doutent et l’appréhendent davantage dans le cadre d’un débat contradictoire impliquant les citoyens. La ville de Loos-en-Gohelle, une des plus promptes en France à s’être engagée dans l’adoption d’un agenda 21, a été également l’une des premières à proposer à ses habitants d’élaborer un référentiel d’évaluation de ses dispositifs de concertation. Mais des citoyens peuvent aussi spontanément se doter d’une capacité et d’une légitimité à s’engager dans de telles démarches. L’intense activité d’institutionnalisation de la concertation au tournant des années 1990 et 2000, et la méfiance accrue des citoyens vis-à-vis de la sincérité et de la portée des dispositifs mis en œuvre, ont incité certains d’entre eux à adopter de telles positions. À l’occasion de l’opération d’aménagement Paris Rive Gauche dans le 13e arrondissement de Paris et de celle du quartier des Halles, des collectifs et des associations ont ainsi évalué méthodiquement et de manière très critique les démarches qui leur étaient proposées. Ils ont ensuite défini des chartes visant à clarifier « les règles du jeu de la concertation » pour la suite de chacun de ces projets (Nez, 2010 ; Gardesse, 2011). Certains maîtres d’ouvrage urbains acceptent aujourd’hui de coélaborer l’ingénierie participative d’une opération d’urbanisme avec des acteurs de la société civile. Mais ce type de pratique reste exceptionnelle car elle permet à ces derniers de se doter d’instruments d’évaluation qui leur permettent d’apprécier à tout moment la sincérité de l’implication d’un maître d’ouvrage dans un processus participatif.
Pour les tenants d’une approche « constructiviste » de l’évaluation des politiques publiques, celle-ci ne peut se réduire au travail d’un évaluateur extérieur. Ce dernier est considéré comme un tiers utile pour fournir une base d’informations, animer les débats d’interprétations mutuelles, élargir leur portée, mais pas comme l’énonciateur d’un jugement « objectif ». L’évaluation est envisagée comme la résultante d’interactions entre les différentes instances qui pilotent et coélaborent le projet. Elle n’est pas seulement récapitulative, elle est « endoformative » alimentant directement les réflexions en cours. Elle est considérée comme « une pièce constitutive de l’action collective » contribuant à sa « coproduction » et au sens que lui portent les différents protagonistes (décideurs, gestionnaires, usagers). Il est fait l’hypothèse qu’en devenant à la fois « coproducteur » de l’action et de son évaluation, le citoyen-habitant-usager prendrait ainsi davantage conscience de son rôle dans la définition d’un service ou d’un lieu comme bien commun (Conan, 1998).
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Les questions que soulève l’évaluation de la participation dans le domaine de la production de l’espace traduisent non seulement les rapports ambigus qu’entretiennent les maîtrises d’ouvrage et les professionnels du cadre bâti avec chacune de ces activités, mais de façon plus structurelle, leur difficulté à les considérer comme faisant partie intégrante d’un processus de projet.
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