Définition de l'entrée

La notion d’État participatif désigne les formes spécifiques que prennent l’ingénierie et l’esprit du participationnisme quand ils sont appropriés par l’État ou les autorités publiques. En veillant à ne pas la confondre avec un procès en instrumentalisation ou en détournement, la notion permet d’interroger comment la logique de l’État s’accommode du participationnisme et répond par-là aux réclamations d’une plus grande écoute des citoyen·nes.

Pour citer cet article :

Aldrin, P, Hubé, N. (2022). État participatif. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/etat-participatif-2022

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Depuis trente ans, qu’on le considère sous sa dimension de nouvelle théorie politique ou comme un nécessaire aggiornamento de l’action publique face à la « crise de la démocratie », le participationnisme est dans l’air du temps politique. Entendre et faire cas de la voix du public – des citoyen·nes, de la société civile, des habitant·e ou des usager·es – dans la conduite du gouvernement des sociétés prend les traits d’une cause sans adversaire dans la plupart des mouvements sociaux, des mondes intellectuels ou politiques. À tel point qu’aujourd’hui, rares sont les institutions ou les administrations publiques, qu’elles soient locales, nationales ou internationales, qui n’aient amorcé leur propre tournant participatif. Le mouvement de diffusion des idées et des dispositifs de démocratie participative est documenté. Cette multitude d’études de cas retrace comment le participationnisme est venu aux institutions de gouvernement depuis les premières expérimentations des années 1990 jusqu’à l’institutionnalisation des principes et dispositifs participatifs dans le répertoire de l’action publique. Au fond, il est devenu une norme du pouvoir.

Une nouvelle norme de l’action publique

Introduites dans le processus de décision publique par des majorités progressistes et/ou écologistes, les premières expérimentations participatives étaient chargées d’un volontarisme modernisateur des systèmes représentatifs. Venus des milieux militants attachés à (re)donner au peuple ses droits d’expression et de contrôle sur le pouvoir, les dispositifs de démocratie participative entendaient corriger voire inverser les tendances oligarchiques et aristocratiques d’un gouvernement de délégataires exclusivement fondé sur les principes électifs (le vote et le mandat) ou sélectifs (l’expertise technique ou technocratique). Hérité du basisme des organisations autogestionnaires des années 1970, actualisé et promu par les mouvements « alter » des années 1990 (Agrikoliansky, 2007), l’idéal participatif trouve un écho de plus en plus large dans un contexte critique de la démocratie représentative. Au cours des années 2000, le participationnisme devient un mouvement réformateur diffus possédant ses références et figures théoriques, ses expériences modèles, son catalogue de dispositifs emblématiques, ses entrepreneur·es politiques et ses prestataires spécialisés. Le marché de la démocratie participative (Mazeaud, Nonjon, 2018) s’étoffe et s’étend à mesure que l’implication des publics s’impose comme une nouvelle norme de la décision publique.

En 2000, les 189 États membres de l’Organisation des Nations unies adoptent la « Déclaration du Millénaire », au terme du sommet éponyme. Parmi les grands principes fixés à la future gouvernance mondiale, les États signataires s’engagent à « travailler ensemble à l’adoption dans tous les pays de processus politiques plus égalitaires, qui permettent la participation effective de tous les citoyens à la vie politique ». Déjà présents dans le design de certains programmes onusiens, l’injonction et l’ingénierie participatives deviennent dès lors la règle pour l’ensemble de ses programmes d’action, depuis l’adaptation aux changements climatiques jusqu’aux opérations post-conflits « Désarmement, Démobilisation et Réintégration ». Dans l’esprit du Livre blanc sur la « gouvernance européenne » publié en 2001 par la Commission, le traité adopté par les États membres de l’Union européenne à Lisbonne (2007) introduit un dispositif de participation directe des populations à l’action publique de l’UE : l’Initiative citoyenne européenne (ICE). Des instances de consultation citoyenne sont également créées au niveau national, à l’instar de la Commission nationale du débat public (CNDP) en France, née avec la Loi Barnier de 1995. Les pouvoirs locaux ne sont pas en reste. Créé au début des années 2000, l’Observatoire international de la démocratie participative (OIDP) se définit comme un « centre de référence mondial dans le domaine de la démocratie participative ». Il regroupe aujourd’hui plus de 1000 villes et collectivités locales dans le monde, organise des rencontres internationales et délivre chaque année le prix de la « bonne pratique en participation citoyenne ».

Une démocratisation de la démocratie ?

La diffusion d’une nouvelle norme participative répond à une nécessité de démocratiser le processus politique dans les sociétés démocratiques et la fabrication des programmes internationaux. Intercalés dans les phases préparatoires ou ultérieures (évaluation, correction) d’une décision (loi, programme, politique publique), ces dispositifs (conférences de citoyens, budgets participatifs ou community planning) présentent un double avantage du point de vue des exécutifs et des institutions de gouvernement. D’une part, la démarche peut contribuer à désamorcer les critiques dénonçant des normes et des programmes d’action conçus par des élites gouvernantes ou des bureaucraties technocratiques présentées comme coupées des réalités de terrain. En rompant avec une division verticale, fonctionnelle et sociale (professionnel·les vs. profanes) du travail décisionnel, ces procédures visent à rapprocher gouvernant·es et gouverné·es et, paradoxalement, à raccommoder le contrat de représentation entre les citoyen·nes et leurs élu·es. D’autre part, le passage par ces dispositifs peut conférer aux décisions publiques la légitimité d’un choix fondé sur l’opinion exprimée par la base citoyenne. En faisant des publics concernés (habitant·es, usager·es, contribuables) des co-producteur·rices des arbitrages politiques, les procédures participatives peuvent faciliter l’acceptabilité sociale d’une réforme, d’un aménagement, d’une nouvelle législation, etc. Pour ces raisons, on comprend que la généralisation de ces dispositifs s’accompagne d’une rhétorique de démocratisation de la démocratie, quel que soit l’échelon de gouvernement.

Cependant, cet équipement participatif du processus politique n’est pas exempt de critiques. Si les ateliers ou conférences de citoyens comme les budgets participatifs composent aujourd’hui le répertoire habituel des pouvoirs publics, ces dispositifs viennent toujours en complément ou en contrepoint des modalités et instruments traditionnels du gouvernement représentatif. Présentés comme des « innovations » ou des « expériences » démocratiques, ils ne remplacent ni ne subvertissent l’ordre institutionnel du pouvoir politique. Très tôt, les études critiques sur la participation ont pointé le paradoxe fondamental de tels espaces de délibération qui s’apparentent à un simulacre de démocratie directe imposé et contrôlé par les gouvernant·es. Allant jusqu’à évoquer une « tyrannie de la participation » (Cooke et Kothari, 2001), des analystes regrettent une systématisation de la délibération, une logique de « domestication » des contestations voire le cynisme d’une conception managériale de la démocratie administrant une « société civile » aux fins d’en faire la partenaire docile de la « bonne gouvernance » (Kohler-Koch et Quittkat, 2013).

Quant à l’imposition de la norme participative dans les politiques et les programmes des organisations inter-étatiques, il a bien fallu constater la compatibilité des régimes autoritaires avec l’obligation de concertation des publics concernés, et parfois la capacité de ces États à en tirer les dividendes politiques. Poussées par les bailleurs des programmes onusiens, les autorités chinoises ont ainsi conçu des consultations ouvertes à une pluralité d’acteurs (fonctionnaires internationaux, investisseur·es, ONG, expert·es, représentant·es de la société civile et d’associations locales, etc.) mais soumises à un étroit contrôle administratif et politique. L’invitation à la consultation ne garantit pas la liberté d’opinion. Et la pluralité des « parties prenantes » (stakeholders) ne signifie nullement le pluralisme politique. Cette « participation à la chinoise » (Lang, 2022), qui a mis au jour les paradoxes d’une « délibération autoritaire » (Warren et Baogang, 2011), a connu des répliques dans beaucoup de pays vivant sous régime d’aide internationale, comme l’illustre le cas de la Tunisie de Ben Ali devenue un modèle de participation des publics (Allal, 2016).

En devenant une pensée d’institution, le participationnisme a incontestablement perdu l’univocité militante, réformatrice voire contestataire de ses origines. Face aux critiques sur la portée toujours limitée, le caractère souvent contrôlé et les usages parfois usurpés des dispositifs de concertation ou de délibération, les partisan·nes d’une démocratie participative radicale s’opposent depuis plus de vingt ans maintenant aux tenant·es d’un « toujours-ça-de-pris » (O’Miel et al., 2017). Pour sortir du débat entre ceux qui croient (malgré tout) à la démocratie participative et ceux qui n’y croient pas (ou plus), la notion d’ « État participatif » (Aldrin, Hubé, 2016a) invite précisément toute analyse à considérer la nature des torsions exercées sur l’esprit du participationnisme quand il est consacré en tant que technologie du gouvernement des sociétés. L’hypothèse que la notion met au travail, consiste à prendre en considération les logiques à la fois génériques et spécifiques de l’État – ou plutôt de « la pensée d’État » qui traverse les institutions de gouvernement, leurs bureaucraties internes ou leurs opérateurs externes (agences) – quand il s’adjoint l’appareillage conceptuel, procédural et discursif du participationnisme. Dans ses logiques génériques, l’État demeure un centre de pouvoir qui administre, contrôle, régule et oriente les activités d’une population sur un territoire donné. Dans ses manifestations plus spécifiques, ce pouvoir est plus ou moins centralisé, plus ou moins libéral, plus ou moins ouvert à la concurrence des idées. Au fond, la notion d’État participatif n’a d’autre prétention que d’appeler à une saine vigilance analytique. Pour paraphraser Theda Skocpol (1985) : « bringing the State back in » lorsqu’il s’agit d’étudier les dispositifs de démocratie participative mis en place par les exécutifs publics…

Les limites intrinsèques d’un participationnisme d’État

En se présentant comme une modernisation du vieux primat représentatif, le participationnisme d’État semble subvertir l’ordre établi et routinisé des rapports gouvernant·es-gouverné·es et représentant·es-représenté·es tels qu’ils se sont institutionnalisés progressivement depuis le XIXe siècle dans les États parlementaires en formation. Cependant, comme l’écologie ou d’autres convictions contemporaines devenues des évidences assez majoritairement partagées, le participationnisme n’est devenue une norme de l’action publique qu’au prix d’un ajustement aux logiques de la « pensée d’État » (Bourdieu, 2012 : 40). C’est-à-dire qu’il a dû être reconfiguré pour s’accommoder aux diverses missions régulatrices que le pouvoir politique poursuit, au nom de l’intérêt général, avec toutes sortes de « parties prenantes » comme peuvent les appeler les institutions de gouvernementLe développement progressif du participationnisme d’État ou, plus largement, du participationnisme d’institution (de gouvernement) ne suppose donc pas une nouvelle séparation des pouvoirs, la création d’instruments véritablement autonomes de suivi et de contrôle voire l’instauration d’un point de véto en faveur des publics. Et la légitimité dont procèdent les publics des conférences citoyennes, par exemple, est concédée « d’en haut », par les autorités publiques et demeure bornée dans le temps et dans son domaine d’intervention par les limites mêmes du dispositif. L’« innovation » participative ne découd pas la trame de l’ordre politique représentatif qui possède toujours le monopole d’édiction du bien commun et de la règle universelle.

Même face à des situations critiques de contestation de l’ordre établi, l’ingénierie participative reste dépendante de ce principe de monopole. Ainsi, au cours de la dernière décennie, des organisations politiques (Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, En Marche ! ou LFI en France) et des mouvements sociaux (Occupy Wall Street, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes) ont exprimé fortement, parfois violemment (les Gilets jaunes), une revendication pour une plus grande implication citoyenne aux décisions publiques. Sans placer ces revendications en équivalence, toutes ont porté une attente participative. Initiés à l’automne 2018, les Gilets jaunes ont ainsi fait de la création du référendum d’initiative citoyenne (RIC) un leitmotiv de leur mobilisation. De janvier à mars 2019, le gouvernement a proposé l’ouverture d’un espace d’expression et de discussion en organisant le premier « Grand débat national » destiné à recueillir les opinions et les réclamations portées par les Gilets jaunes. De la fin de l’année 2019 jusqu’à juillet 2020, s’est ensuite tenue une « Convention citoyenne pour le climat ». Si certains observateurs ont vu dans « le Grand débat national » l’avènement d’une « démocratie participative à grande échelle », d’autres ont déploré une technique de contention des expressions populaires. Étroitement suivie par les spécialistes universitaires et abondamment chroniquée par les médias, cette Convention, conclue par le satisfecit et les « jokers » du président Emmanuel Macron, a montré la préséance du bon sens économique ou technique sur les engagements participatifs. Au final, les conclusions sont bien loin de l’engagement initial d’endosser pleinement ses conclusions. Semblant ignorer les critiques, l’imagination participationniste d’E. Macron a encore donné naissance au Centre interministériel de la participation citoyenne (2019) et plus récemment au Conseil national de la refondation et son forum numérique (2022). 

Derrière l’apparent paradoxe d’un pouvoir qui affirmerait sa modernité en proclamant unilatéralement la limitation de ses prérogatives au profit d’un « empowerment citoyen », de producteurs de la pensée d’État qui renonceraient à leur monopole à dire et faire la politique, l’ouverture volontariste aux « profanes » des arènes de la décision peut s’apparenter à un nouveau dispositif de gouvernementalité (Aldrin et Hubé, 2016b). L’étude de la reconfiguration contemporaine de l’État montre comment ce dernier se redistribue à travers de nouvelles modalités d’intervention (privatisation, agencification, instances indépendantes, gouvernance) sans affaiblir sa capacité de régulation. En se déployant sous les traits d’une vague modernisatrice supposée dépoussiérer le vieux modèle représentatif, ses lenteurs, son inefficacité, le participationnisme d’institution se performe à travers une pratique managérialisée de la démocratie, changeant les citoyen·nes en « publics », les quartiers en forum, le débat public en « ateliers », les représentant·es d’intérêt et les défenseurs et défenseuses de cause en « parties prenantes » (stakeholders). En découpant la délibération inclusive par « projet », par « thème », par « chantier », ce participationnisme d’institution pourrait bien éloigner la décision publique de l’esprit démocratique en disjoignant résolution des problèmes sectoriels (policy) et confrontation des visions du monde social (politics).

Bibliographie

Agrikoliansky, Éric. 2007. « La démocratie entre valeurs et pratiques : le cas des mouvements altermondialistes lors du deuxième forum social européen ». Dans Cultures et pratiques participatives : perspectives comparatives. Sous la direction de Catherine Neveu, 33–54. Paris : L’Harmattan.

Aldrin, Philippe, et Nicolas Hubé. 2016a. “L’État participatif. Le participationnisme saisi par la pensée d’État ». Gouvernement et action publique 5 (2) : 9–29.

Aldrin, Philippe, et Nicolas Hubé. 2016b. “L’Union européenne, une démocratie de stakeholders. Des laboratoires du participationnisme à l’expérimentation démocratique ». Gouvernement et action publique 5 (2) : 125–152.

Allal, Amin. 2016. ““Penser global, agir dans un bocal”. Participation locale, régulation néo-libérale et situation autoritaire en Tunisie (2006-2010) .” Gouvernement et action publique, 5 (2) : 153–181.

Bourdieu, Pierre. 2012. Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992. Paris : Seuil.

Bourdieu, Pierre, et Luc Boltanski. 1976. “La production de l’idéologie dominante.” Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3 : 3–73.

Cooke, Bill, et Uma Kothari. 2001. Participation: the New Tyranny ? Londres : Zed Books.

Kohler-Koch, Beate, et Quittkat, Christine. 2013. De-Mystification of Participatory Democracy. EU Governance and Civil Society. Oxford : Oxford University Press.

Lang, Bertram. 2022. “La participation à la chinoise. Néo-maoïsme, « société civile » et politique étrangère.”, Dans La société civile au travail. Le professionnalisme irrésolu de l’action transnationale, sous la direction de Philippe Aldrin et Nathalie Ferré, 47–74. Aix-en-Provence : Presses Universitaires d’Aix-Marseille.

Mazeaud, Alice, Magali Nonjon, et Raphaëlle Parizet. 2016. “Les circulations transnationales de l’ingénierie participative.” Participations, 14 : 5–35.

Mazeaud, Alice, et Magali Nonjon. 2018. Le marché de la démocratie participative, Vulaine-sur-Seine : Éditions du Croquant.

O’Miel, Julien, et al. 2017. “Une sociologie critique de la démocratie participative est-elle utile ?” Participations, 19 : 221–242.

Theda, Skocpol. 1985. “Bringing the State Back In: Strategies of Analysis in Current Research.” Dans Bringing the State Back In, sous la direction de Peter B. Evans, Dietrich Rueschemeyer et Theda Skocpol, 3–38. New York et Cambridge : Cambridge University Press.

Warren, Mark E., et He Baogang. 2011. “Authoritarian Deliberation : The Deliberative Turn in Chinese Political Development.” Perspectives on Politics 9 (2) : 269–289.

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