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Pour citer cet article :

Beauvois, J, Joule, R. (2013). Engagement (théorie de). In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/engagement-theorie-de-2013

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Dans son usage courant, le mot engagement signifie qu’une personne s’est délibérément impliquée dans une action ou un cours d’action, par exemple politique, pour lequel elle est motivée et duquel elle attend des résultats satisfaisants pour elle ou pour autrui. Ainsi dit-on qu’on s’est engagé dans une opération de collecte pour les Restaurants du cœur. L’engagement est le fait d’une décision volontaire de s’impliquer dans cette opération. Il a une origine interne à la personne. Quelques psychologues, notamment en psychologie du travail, ont adopté un concept proche de cette acception, notamment lorsqu’ils évoquent l’engagement organisationnel (voir le numéro spécial consacré à l’engagement dirigé par Christian Vandenberghe, en 2002, par la revue Psychologie du travail et des organisations).

  Ce n’est pas le cas de la théorie de l’engagement avancée par les psychologues sociaux (Kiesler, 1971 ; Joule et Beauvois, 2009 [1998], 2012). Cette théorie est plutôt celle d’un engagement dont l’origine est externe puisqu’il a sa source dans un comportement, le plus souvent obtenu par autrui, réalisé dans certaines conditions situationnelles sans lesquelles il n’y aurait pas d’engagement. Le concept trouve son origine dans des travaux de Kurt Lewin qui :1) avait montré dans les années 1940 que la prise de décision en groupe, après discussion, de préparer des bas morceaux de boucherie par des ménagères était plus efficace (elles préparaient effectivement des bas morceaux) que l’affirmation individuelle de l’intention d’adopter ce type de préparation culinaire après écoute d’une conférence ; 2) attribuait l’efficacité du premier dispositif à l’acte de décision, une décision collective prise en toute liberté, plus qu’à l’intention individuelle qu’impliquait cette décision.   Depuis les années 1940, de très nombreuses recherches et interventions ont montré tout l’intérêt qu’il y a à prolonger cette conception de l’engagement. Elles se distribuent dans deux grandes familles que seule la théorie de l’engagement permet d’unifier. Parmi les plus célèbres de la première famille, les deux recherches présentées par Freedman et Fraser en 1966 qui firent du « pied dans la porte » des agents commerciaux un véritable paradigme expérimental. L’expérimentateur obtenait de ménagères, lors d’une première phase, un premier comportement qu’elles ne pouvaient guère refuser (comportement initial peu coûteux dit « préparatoire » : répondre à quelques questions sur leurs habitudes de consommation ; placer une affichette pour une noble cause, comme l’adoption d’une conduite sûre). Lors d’une seconde phase, on demandait à ces ménagères de réaliser un nouveau comportement, celui-ci particulièrement coûteux (comportement cible ou attendu : recevoir une équipe d’enquêteurs ayant liberté pour fouiller partout ; installer un énorme panneau dans le jardin pour la même – ou une autre – noble cause). Il fut constaté que ces ménagères étaient bien plus enclines à réaliser le comportement coûteux (ou cible) que des ménagères en tout point comparables mais qui n’avaient pas été sollicitées lors de la première phase (groupe contrôle). L’interprétation fournie par la théorie de l’engagement est la suivante : l’acte préparatoire, parce qu’il a été obtenu dans certaines conditions (ici : en toute liberté) a engagé les ménagères dans un cours d’action impliquant des comportements à venir plus coûteux, comme le comportement cible. Dans cette première famille de recherches, le comportement initial (ou « préparatoire ») ne heurte pas la personne sollicitée ; il ne va à l’encontre ni de ses motivations, ni de ses attitudes ou évaluations. On dit qu’il n’est pas problématique. Sa caractéristique essentielle est d’être de réalisation peu coûteuse (donc difficilement refusable).   Ce n’est pas le cas dans la seconde famille de recherches dans lesquelles l’acte initial est problématique. On demande par exemple (Aronson et Carlsmith, 1963) à un élève auquel on vient de présenter une gamme de jouets de s’abstenir de s’amuser avec l’un de ceux qu’il trouve les plus intéressants durant le temps que va durer une absence de l’expérimentateur. Il s’en abstient effectivement, bien que cette abstinence aille à rebours de sa motivation (il a envie de s’amuser avec le jouet interdit). On constate que dans certaines conditions (lorsque la pression de l’expérimentateur exercée sur l’élève pour qu’il se conforme à l’interdit a été des plus faibles) : 1) que l’élève a tendance à trouver après coup le fameux jouet moins intéressant qu’il le trouvait auparavant (changement d’attitude) et 2) qu’il joue moins avec lui que d’autres enfants lors d’une session ultérieure (nouveau comportement) alors qu’il n’a pourtant reçu aucune injonction d’interdit (il peut s’amuser comme il le veut avec tous les jouets). Il a été, en quelque sorte, engagé dans l’abstinence à l’égard de ce jouet lors de la première session, et cet engagement perdure lors de la seconde. Dans cette famille de recherches, typiques des théoriciens de la dissonance cognitive (voir Beauvois et Joule, 1981, 1996), l’acte qui génère l’engagement est déjà, comme on le voit, un acte coûteux pour la personne puisqu’il va à l’encontre de ses motivations ou de ses attitudes (on peut lui demander, par exemple, d’écrire un texte pour la défense d’une thèse abhorrée ou de s’abstenir de boire ou de fumer). Mais ici encore, c’est l’engagement dans un premier comportement obtenu dans certaines conditions (faible pression) qui est à l’origine des changements ultérieurs tant sur le plan des attitudes que sur le plan des comportements.   Ces deux recherches permettent de situer les principales propositions de la théorie de l’engagement. Elles portent essentiellement sur deux points :
  1. sur les traits de la situation dans laquelle un acte initial est réalisé qui feront de cet acte un acte préparatoire « engageant », insérant donc la personne dans un cours d’action, ce qui la conduira à aller au-delà de l’acte initial. Signalons plus particulièrement : un contexte (affirmé ou non) de liberté (rôle important des « déclarations de liberté » comme « évidemment tu fais comme veux, c’est à toi de voir… », voir Beauvois, 2011) ; la saillance de conséquences importantes que peut avoir l’acte réalisé ; le caractère public et non anonyme de l’acte réalisé ; la répétition de l’acte réalisé ; le caractère non révisable du comportement réalisé ; l’absence de récompenses ;
  2. sur les effets que l’on peut attendre de l’engagement par un acte préparatoire initial. Trois types d’effets sont à mentionner :
  • la production d’évaluations et attitudes nouvelles justifiant la réalisation par la personne de cet acte (effet dit de rationalisation : il est important d’inciter les gens à conduire plus prudemment ; le jouet n’est pas si intéressant que ça ; la thèse que je viens de défendre n’est finalement pas si sotte…). Un tel effet de rationalisation a surtout été étudié dans le cas d’actes initiaux problématiques ;
  • la réalisation de comportements ultérieurs plus difficiles ou coûteux qui n’auraient pas été réalisés sans l’engagement. Effet typique du pied dans la porte ;
  • la production d’une image de soi par auto-attribution de traits expliquant l’acceptation de l’acte et la production d’actes nouveaux, surtout lorsque l’acte préparatoire n’est pas problématique (je suis finalement quelqu’un de bien, qui se bat pour les nobles causes, qui aime bien faire son travail, etc.).
Ainsi, par exemple, la participation des salariés aux décisions (au niveau de leur service, de l’entreprise…) peut être à la fois tenue pour le résultat d’engagements antérieurs et pour un facteur d’engagement susceptible d’affecter les comportements futurs (plus forte implication dans la gestion de l’organisation, par exemple).   Telle est la théorie de l’engagement. Certains chercheurs ont défini, à la suite de Kiesler et Sakumura (1966, p. 349) l’engagement comme le « lien qui unit l’individu à ses actes comportementaux ». D’autres, dont nous sommes, en préfèrent une autre, qui présente l’avantage 1) de ne pas confondre engagement et conséquence de l’engagement ; 2) de ne pas négliger le contexte dans lequel l’acte est réalisé : « L’engagement correspond, dans une situation donnée, aux conditions dans lesquelles la réalisation d’un acte ne peut être imputable qu’à celui qui l’a réalisé » (Joule et Beauvois, 2009 [1998], p. 60).   Nous voudrions conclure par deux ouvertures.
  • cette théorie a servi de cadre pour de nombreuses interventions en matière de prévention (usage du préservatif par des lycéens, port des appareils de sécurité par des ouvriers, dépistage du sida…) et d’actions en faveur de l’environnement (pour synthèse : Joule et Beauvois, 2009 [1998]) ;
  • un nouveau concept a été récemment proposé. Il s’agit du concept de communication engageante (Joule, Girandola, et al., 2007). Ce concept désigne à la fois une nouvelle pratique d’intervention et un nouveau paradigme de recherche. Il renvoie à un rapprochement entre, d’une part, les travaux relevant de la théorie l’engagement et, d’autre part, les travaux relevant de la communication et, plus précisément, de la communication persuasive. L’approche ouverte par le concept de communication engageante se caractérise, dans son expression la plus simple, par la diffusion d’un message informatif et/ou persuasif après ou pendant la réalisation d’un ou de plusieurs actes préparatoires. Cette façon de procéder permet d’augmenter les effets cognitifs et comportementaux de l’engagement.
Bibliographie
ARONSON E., CARLSMITH J.M., 1963, « Effects of Seventies of Threat on the Valuation of Forbidden Behavior », Journal of Abnormal and Social Psychology, no 66, p. 178-182. BEAUVOIS J-L., 2011, Les Influences sournoises. Précis des manipulations ordinaires, Paris, François Bourin. BEAUVOIS J-L., JOULE R.V., 1981, Soumission et idéologies. Psychosociologie de la rationalisation, Paris, Presses universitaires de France. BEAUVOIS J-L., JOULE R.V., 1996, A Radical Dissonance Theory. European Monographs in Social Psychology, Londres, Taylor & Francis. FREEDMAN J.L., FRASER S.C., 1966, « Compliance without Pressure: The Foot-in-the-Door Technique », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 4, no 2, p. 195-202. JOULE R.V., BEAUVOIS J-L., 2009 [1998], La Soumission librement consentie, Paris, Presses universitaires de France. JOULE R.V., BEAUVOIS J-L., 2012, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble. JOULE R.V., GIRANDOLA F., et al., 2007, « How Can People be Induced to Willingly Change Their Behavior? The Path from Persuasive Communication to Binding Communication », Social and Personality Psychology Compass, vol. 1, no 1, p. 493-505. KIESLER C.A., 1971, The Psychology of Commitment. Experiments Liking Behavior to Belief, New York, Academic Press. KIESLER C.A., SAKUMURA J., 1966, « A Test of a Model of Commitment », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 3, no 3, p. 349-353. LEWIN K., 1947, « Group Decision and Social Change », in NEWCOMB T.M., HARTLEY E.L. (dir.), Readings in Social Psychology, New York, Henry Holt, p. 330-344. VANDENBERGHE C. (dir.), 2002, « L’engagement », Psychologie du travail et des organisations, vol. 8, no 3.