Droit à la ville
Sens 1 : Le droit à la ville est un concept forgé à la fin des années 1960 par le philosophe et sociologue français marxiste Henri Lefebvre. Il consiste en un droit à la réappropriation collective des villes, à la centralité urbaine et à une vie quotidienne libérée des aliénations induites par le capitalisme. Ce droit inclut également une production réellement démocratique de l’espace. Il pose la question d’une prise en main, par les habitants, de la production de l’espace et de leur vie quotidienne.
Sens 2 : Par extension, le droit à la ville est devenu le slogan de nombreux mouvements sociaux en France et à l’international, relayé par des intellectuels et la nébuleuse altermondialiste. Il est utilisé pour revendiquer davantage de participation dans les décisions, mais aussi l’accès aux ressources urbaines et à la justice sociale dans l’espace.
Sens 3 : Le droit à la ville devient aujourd’hui un droit positif dans différentes métropoles et dans des programmes d’action encadrés par des institutions internationales, participant ainsi à l’internationalisation de l’idée de municipalisme face aux états centraux ou fédéraux.
Busquet, G, Didier, S. (2022). Droit à la ville. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/droit-a-la-ville-2022
Le droit à la ville, ouvrage rédigé par le Henri Lefebvre à la fin des années 1960 (Lefebvre, 1968) paraît en France en pleine politique de construction des quartiers de grands ensembles. Le « droit à la ville » en tant que concept et mot d’ordre (ci-après DALV) apparaît dans ce contexte comme un contrepied aux politiques urbaines centralisées de la période gaulliste, qui se parent d’une idéologie progressiste influencée par les doctrines modernistes de l’urbanisme fonctionnaliste.
H. Lefebvre, souhaitant actualiser la pensée marxiste à partir du développement de la société urbaine, s’en sert pour revendiquer une ville privilégiant la valeur d’usage sur la valeur d’échange, ainsi que l’appropriation collective de l’espace, des centralités et de la vie quotidienne. Contre l’urbanisme considéré comme pratique idéologique pseudo-scientifique, et en référence aux villes historiques, il en appelle à la gestion collective de l’espace, ce qui suppose la fin de la propriété privée et un mode de production socialiste basé sur la valeur d’usage : une ville « œuvre collective » s’opposant à la ville « produit ». Chez H. Lefebvre, cette révolution devra donc s’accompagner d’une « révolution culturelle », de la vie quotidienne (œuvre vs produit, appropriation de la vie quotidienne), d’une révolution « politique » (« autogestion généralisée ») et « économique (planification de la production orientée vers les besoins sociaux) » (Lefebvre, 1968). Se réapproprier collectivement la vie quotidienne et l’espace suppose pour lui la fin des rapports sociaux capitalistes. Fondant la sociologie urbaine française et une partie de son programme de recherche, il fut par là même l’un des premiers, dans le monde académique, à défendre et à formuler cette idée d’autogestion territoriale ou urbaine, faisant ainsi écho au nombreux mouvements sociaux urbains qui se développaient à l’époque en Europe et ailleurs.
Repris dès la fin des années 1960 par une partie de la gauche française autogestionnaire (le Parti socialiste unifié, la CFDT et les groupes d’action municipale), puis plus tard par des luttes locales ou par le mouvement altermondialiste, le DALV est devenu, dans la théorie comme la pratique, synonyme de lutte contre le capitalisme, la financiarisation des villes, ou a minima, de revendication à davantage de reconnaissance dans les luttes à caractère territoriales (souvent dans les luttes contre les rénovations urbaines, la gentrification, et pour l’accès aux ressources urbaines, qu’elles soient logement, services publics…) (Busquet et Didier, 2019). Il est donc plus qu’un droit au logement, ou qu’un droit d’accès à la ville, à ses services et à ses ressources, même si ces droits lui sont inhérents : il est plus que la somme de ces parties donc. Il constitue, notamment, un moyen vers l’émancipation collective et la sortie du capitalisme, passant par l’autogestion territoriale et la libération de la vie quotidienne.
Le DALV pour H. Lefebvre est donc un concept philosophique, développé dans un contexte particulier (celui de l’urbanisme français des Trente glorieuses) repris sur le terrain par les militants et activistes, mais aussi dans la sphère politique, et par certaines institutions. Son sens et ses enjeux dépendent de celles et ceux qui l’utilisent, du but de cette utilisation et de l’échelle à laquelle il s’applique : du local à l’international. Si le droit à la ville, tel que formulé par H. Lefebvre à la fin des années 1960, est facilement concevable à l’échelle locale (celle des luttes, des quartiers, des municipalités), comme le développera plus tard le géographe américain Don Mitchell à partir de l’étude des luttes pour l’espace public des populations urbaines vulnérables (Mitchell, 2003), H. Lefebvre en appelle toutefois à l’universalité de ce droit.
Le britannique David Harvey (2008) revient, une quarantaine d’années plus tard sur ce DALV. S’intéressant au rôle de l’urbanisation dans la reproduction du capital, D. Harvey l’érige en objectif et ne le prend plus comme moyen pour la révolution socialiste. Mais l’aspect participatif de l’urbanisme et de l’aménagement s’impose toujours dans le débat intellectuel, même si les modalités et le sens de cette participation varient : l’autogestion urbaine chez H. Lefebvre prolongeait en quelque sorte les expériences alors en cours d’autogestion des moyens de production. Cette question de l’autogestion est centrale dans l’acception du géographe étatsunien Mark Purcell qui met en avant sur le même plan dans son interprétation contemporaine du DALV un droit d’appropriation (un droit à « être présent », à « une vie urbaine digne et pourvue de sens » et répondant aux besoins des habitants) et un droit de participation (à la vie urbaine et à la prise de décision) (Purcell, 2009). De manière sensiblement différente, la question de la participation est mise, chez D. Harvey, au service de son entreprise de compréhension plus générale de la dimension spatiale du capitalisme tardif : ainsi, il fait allusion, grâce au DALV, à un « contrôle démocratique de l’utilisation de surplus dans l’urbanisation » (Harvey, 2008).
Des deux côtés académique et militant, le travail pionnier de D. Harvey sur l’urbanisation du capitalisme a ouvert la voie à une réappropriation de H. Lefebvre par les géographes, à l’occasion aussi de la traduction en anglais du droit à la ville. Les débats autour de la notion tournent en premier lieu autour de la place de l’espace dans la transformation sociale et trouvent leur concrétisation dans le courant des années 2000 autour de la notion de « justice spatiale » forgée par le géographe américain Edward Soja (2010). Les urbanistes étatsuniens radicaux ou progressistes (Susan Fainstein, Peter Marcuse) se sont de leur côté intéressés aux principes d’action et à la production d’une « ville juste » et à ses ressorts. D’une manière générale, les travaux scientifiques dénonçant les inégalités induites par les politiques urbaines et le manque d’implication des habitants dans l’aménagement en Amérique du Nord mobilisent la notion dans un contexte de fin du XXe siècle marqué par l’accroissement des inégalités urbaines à toutes les échelles depuis les années 1960 et le passage des politiques néolibérales (Brenner et al., 2012).
Le DALV mobilise également les chercheurs qui travaillent sur la place et l’accueil fait aux minorités dans la ville et revendiquent de ce fait un « droit à la différence », à l’affirmation et à la reconnaissance des différences (Lefebvre, 1970 ; Goonwarden et al., 2008 ; Mitchell 2003) dans la poursuite du but de la justice sociale.
Mais le DALV se diffuse et se redéfinit ainsi au niveau international par une porosité entre le monde académique et le mouvement social, d’abord en Amérique Latine (et singulièrement au Brésil) où des géographes vont appliquer le marxisme urbain à la compréhension des inégalités socio-spatiales, puis, dans les années 2000 dans le monde anglophone, à partir de travaux de recherche-action sur les phénomènes de gentrification et d’évictions de populations des centres-villes, de politiques ségrégatives et des droits des minorités en ville, qui sont également portés par des mouvements sociaux de plus en plus organisés. Certaines luttes convergent à plusieurs échelles par exemple au sein de Right to the city alliance aux États-Unis à partir de 2007, ou de la « Plateforme globale pour le droit à la ville » basée à Barcelone, et qui ont pour objectif de mettre en réseau et de fournir des ressources pour les luttes locales. Les recherches-actions dans le champ de l’urbanisme, qui mêlent scientifiques, activistes, habitants et parfois professionnels et techniciens, et qui se développent aujourd’hui en France au nom du DALV, portent d’ailleurs de plus en plus sur la prise en compte des « savoirs citoyens » dans des projets urbains jugés « injustes » sur le modèle du « faire avec » qu’a pu porter l’advocacy planning américain (Deboulet et al., 2018) ou encore les expériences d’ateliers populaires d’urbanisme issus des années 1970-1980.
Au niveau institutionnel, le DALV s’oriente également de plus en plus vers le droit des populations minoritaires ou vulnérables. La thématique du droit à un logement convenable développée par le Haut Commissariat aux Droits Humains de l’ONU dans les années 2010 a ainsi permis le développement de réseaux de ville promouvant le DALV contre la vacance spéculative des logements en se saisissant de la thématique de l’accueil et du sans-abrisme, parfois contre les politiques des États, et en s’appuyant sur le monde associatif local. L’adoption du DALV dans des chartes municipales, notamment en Amérique latine, positionne les collectivités locales, en lien avec leurs relais internationaux, comme supplétif ou concurrent des États centraux dans la politique d’accueil, l’hospitalité, contre les inégalités et contre les discriminations. L’action de la plateforme globale pour le DALV pour des villes plus justes et inclusives et qui œuvre pour la mise en réseau des gouvernements locaux et des associations illustre ces enjeux d’internationalisation des luttes locales contre la précarité urbaine.
L’institutionnalisation du DALV accompagne en tout cas son internationalisation à travers la mise en place de droits positifs dans des chartes et des programmes d’action élaborés sous l’égide des grandes institutions internationales (UNESCO, ONU-Habitat…). Ce faisant, son inclusion réformiste dans les systèmes urbains en place y prend de plus en plus le pas sur leur remise en cause radicale, présente dans sa théorisation dans le monde académique.
Par rapport à ces grandes tendances, des nuances de tailles dans la mobilisation de la notion doivent toutefois être soulignées, notamment entre Nords et Suds. Dans les Suds d’abord, les situations de précarité urbaine liées à des transitions urbaines plus récentes, dans des contextes d’États parfois sous-dimensionnés dans leur capacité d’action, rendent la question du DALV plus urgente. Dans un même temps, les chercheurs soulignent l’origine parfois ancienne de ces situations, en lien notamment avec les héritages coloniaux (Morange et Spire, 2019) : l’interprétation contemporaine du DALV comme outil de lutte contre le néolibéralisme est peut-être moins prégnante. Elle s’articule en tous les cas avec des luttes plus anciennes pour l’accès aux ressources urbaines, dans des contextes de grande pauvreté persistante. Les mouvements urbains qui se revendiquent explicitement du DALV participent également de la création d’un rapport de force explicite avec l’État qui se place sur plusieurs plans : droit d’occupation du sol pour les squatteurs, régularisation électrique… Les droits positifs acquis à l’occasion de ces luttes qui peuvent se déployer des cours de justice à la rue participent enfin à transformer le rapport local à l’informalité, en passant la plupart du temps par des processus d’inclusion des citadins dans des dispositifs de participation institutionnalisés (les « arènes invitées » de Cornwall, 2002). Une approche plus radicale est toutefois également présente, elle se voit dans les « arènes inventées » de la participation (par opposition aux « arènes invitées ») quand les citadins prennent en main l’organisation d’une partie de leur vie quotidienne, à l’ombre de l’état défaillant. C’est cette approche radicale qui se retrouve notamment au cœur de la notion d’urbanisme insurrectionnel (Insurgent Planning) engageant directement la capacité des communautés à s’emparer des moyens de produire et gérer la ville en s’affranchissant de la tutelle de l’État (Miraftab, 2009).
Cette lecture plus ambigüe du DALV dans les villes des Suds renvoie finalement à un ensemble de limites soulignées dans la mobilisation soit académique, soit opérationnelle du DALV. Premièrement, le DALV butte fréquemment sur la question des échelles de son application, quand bien même les années 1990-2000 ont vu des fédérations de mouvements se mettre en place à l’échelle globale. D’un point de vue académique, M. Purcell souligne le risque d’une délimitation trop étroitement locale du DALV, qui ouvrirait la porte au nymbisme et à l’exclusion (Purcell, 2009). D’un point de vue opérationnel, les récentes énonciations du DALV impulsées par les institutions internationales trouvent souvent peu de relai local. Également, si les métropoles se posent de plus en plus comme garantes de la mise en œuvre du DALV par le biais de chartes municipales, il semble que leurs stratégies puissent à ce sujet être autant une volonté de positionnement et d’affirmation face aux pouvoirs nationaux qu’autre chose.
Deuxièmement, quand bien même le DALV serait assuré sur un territoire donné par un ensemble de droits positifs, rien ne garantit que sa mise en œuvre ne se heurte pas aux problèmes classiques de la participation : fondamentalement utopique dans sa formulation, même si se basant sur les « possibles » de la réalité urbaine, l’opérationnalisation du DALV reste un casse-tête lorsqu’il n’est pas accompagné par la fin de la propriété privée et l’abolition du capitalisme et de ses rapports sociaux.
Troisièmement, et c’est la critique la plus forte, la question de l’affadissement du DALV du fait de son inclusion dans des agendas réformistes est centrale dans la critique contemporaine d’une forme de dévoiement du concept lefebvrien. Ceci renvoie à un positionnement vis-à-vis d’une « pureté » du concept : certains jugent devoir conserver ses objectifs anticapitalistes alors que d’autres estiment devoir s’émanciper de la vulgate marxiste pour l’adapter à des contextes contemporains multiples et aux terrains de recherche. Le plus petit dénominateur commun demeure cette notion de participation qui procèderait plutôt selon un gradient allant du droit à l’information à l’autogestion pure et simple. L’idée de H. Lefebvre est que l’habitant et le citadin doivent conquérir ce droit à décider pour eux-mêmes et prendre en charge les décisions en matière urbaine, ce qui rend plus compliqué le positionnement politique à tenir vis-à-vis des « arènes invitées » de la participation (Cornwall, 2002).
Brenner Neil, Marcuse Peter, Mayer Margit, 2012. Cities for People Not for Profit: Critical Urban Theory & the Right to the City. New York : Routledge.
Busquet Grégory, Didier Sophie, 2019. « Une histoire de circulations : le droit à la ville dans son contexte et ses usages contemporains », Urbanisme, 412 : 28-31.
Cornwall, Andrea, 2002. « Locating Citizen Participation », IDS Bulletin, n° 33 (2) : 49-58.
Deboulet, Agnès, Poumerol, Maxime et Ragoubi, Mohamed, 2018. « Une association aux côtés des habitants : faire valoir le droit à la ville », Métropolitiques. https://www.metropolitiques.eu/Une-association-aux-cotes-des-habitants-faire-valoir-le-droit-a-la-ville.html.
Harvey, David, 2008. « The right to the city ». New left review, 53.
Goonwarden, Kanishka, Kipfer, Stefan, Milgrom, Richard et Schmid Christian, 2008. Space, Difference and Everyday Life, New-York: Rouledge.
Lefebvre, Henri, 1968. Le droit à la ville. Paris : Anthropos.
Lefebvre, Henri, 1970. Le manifeste différentialiste. Paris : Gallimard.
Miraftab, Faranak, 2009. « Insurgent Planning: Situating Radical Planning in the Global South ». Planning Theory, 8(1): 32-50.
Mitchell, Don, 2003. The Right to the City: Social Justice and the Fight for Public Space. NewYork: Guilford Press.
Morange, Marianne, Spire, Amandine 2019, « Le droit à la ville aux Suds. Appropriations et déclinaisons africaines », Cybergeo: European Journal of Geography. http://journals.openedition.org/cybergeo/32166.
Purcell, Mark, 2009. « Le droit à la ville et les mouvements urbains contemporains ». Collège international de Philosophie | Rue Descartes 1(63) : 40-50.
Soja, Edward, 2010. Seeking Spatial Justice. Minneapolis: University of Minnesota Press.