Dialogisme
Sens 1 (notion vulgarisée sous l’appellation « dialogique ») : primat normatif du « dialogue », érigé en finalité et critère d’évaluation du débat public à partir d’idéaux logico-éthiques, présumés porteurs d’une optimalité à la fois rationnelle (départage des opinions valides par soumission coopérative au meilleur argument) et morale (décentrement des perspectives privées par recherche conjointe du consensus public).
Sens 2 (concept technique) : primat constitutif de la relation interlocutive sur les énonciateurs qu’elle pose comme ses termes ; structure interne du discours (de l’acte de dire ou signifier, distingué de la prise de parole) conditionnant sa production au couplage d’au moins deux voix, qui y contribuent réciproquement en se déterminant par écart différentiel.
Corroyer, G. (2022). Dialogisme. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/dialogisme-2022
« Dialogique » : un point aveugle ?
Reçu sous diverses formes en philosophie du langage, linguistique et anthropologie de la communication où il a acquis la portée d’un principe, le concept de dialogisme semble singulièrement absent du champ participatif ; une recherche par mots-clés (« dialogisme + participation ») ne livre presque pas d’occurrences véritablement liées et donc de références pertinentes à citer, sinon exogènes au champ. L’adjectif « dialogique », qui en revanche y circule abondamment (entouré d’un certain vague), n’a qu’un rapport d’homophonie avec son usage dans les disciplines spécialisées.
De manière quasi-exclusive, le label « dialogique » est associé au paradigme de la démocratie délibérative dans sa filiation habermassienne, présentant tout ou partie des traits suivants : poser le « dialogue orienté à l’entente » comme mode à la fois normal et optimal de la communication ; en faire un canon régulateur pour l’espace public, au nom duquel critiquer des asymétries (pouvoir) ou des divisions (conflit) tenues pour de résiduelles déformations de la communication ; le doter d’une faculté à dissoudre celles-ci, par échange d’arguments, dans l’ « universalité intersubjective » ; tenir cette « situation idéale de parole » pour une procédure corrective implémentable dans le système politique où, avec son élite de délégués et leurs clivages partisans, ces distorsions prévalent encore.
Au plan normatif, le paradigme agonistique a récusé ces assomptions, en tant qu’ultime avatar d’une rationalité uniforme excluant avec la catégorie d’adversaire toute pluralité hétérogène. Elles sont reconduites par des approches « dialogiques » apparemment alternatives, car plus ouvertes à l’expression des différences, comme les travaux sur les « forums hybrides » inspirés par la théorie de l’acteur-réseau : des « controverses » y sont censées, à la fois, permettre aux acteurs de se reconnaître une identité indépendante, et favoriser un « apprentissage collectif » par « traduction » de leurs savoirs respectifs, en vue de la « coproduction d’un monde commun » où tous convergent vers un résultat univoque. Il s’agit toujours de définir des critères du « bon dialogue », horizon d’une participation réussie, dans une optique moins aprioriste et si possible plus applicable aux dispositifs concrets (en écho aux praticiens). Prévenons donc que de tels enjeux ne seront pas abordés ici : ils font perdre de vue le présupposé central de la doctrine « dialogique », à savoir que le primat du dialogue découlerait d’une théorie pure de l’interaction verbale. Elaborée dans les années 1970, celle-ci a été tenue pour acquise dans les écrits ultérieurs de théorie politique, qui en dissimulent les arcanes.
Une « pragmatique universelle », théorie de la « compétence communicationnelle à produire des actes de parole susceptibles d’intercompréhension » (Habermas, 1987a : 329-411), vient fonder l’éthique de la discussion (Diskursethik). Relevons qu’en allemand Diskurs peut signifier tantôt « énonciation », tantôt « discussion », « débat », « concertation » et, bien entendu, « dialogue ». Les universaux du discours en général sont ici ceux du dialogue, qui exaucerait le télos – cause finale à la fois immanente et idéalisée – du logos : l’entente assimilée au consensus. S’il peut être réprimé par des résidus pathiques (appétit de pouvoir, belligérance), les « présuppositions idéalement nécessaires » qu’il est censé imposer a priori aux participants les contraindraient à au moins feindre de s’y conformer publiquement. Cet amalgame entre règles constitutives et règles régulatives creuse un hiatus, que la version « transcendantale » de la théorie prétend dépasser : si le postulat d’une « communauté idéale de communication » conditionne tout discours, alors les interlocuteurs sont condamnés à l’entente ou au silence (Apel, 2007 : 68). Mais dans la version modérée – contrecoup des difficultés de la « politique délibérative » ? –, la portée des idéalisations reste ambivalente (Habermas, 2006).
Au final, « dialogique » qualifie moins la relation interlocutive (dyadique) qu’une attitude (orientée vers l’autre, mais monadique) que les locuteurs ont chacun à y adopter, plus volontiers dénommée « agir communicationnel ». L’acception affaiblie, ordinairement retenue, est celle d’une ouverture au dialogue (écoute, prise en compte), opposée à une fermeture où chacun campe sur ses positions en ignorant les autres contributeurs : posture que dans les deux cas l’on peut adopter par soi seul ; c’est en ce sens que des élus rétifs sont qualifiés d’ « acteurs peu dialogiques » du débat public (Lefebvre, 2007). L’acception forte est plus exigeante : si une première personne parlant à une deuxième personne doit la traiter comme un partenaire d’égale dignité, c’est parce que son accord est supposé nécessaire à l’acte de parole du locuteur ; censée inscrire l’impératif moral dans le discours même, l’attitude « dialogique » est réputée droite dans l’ordre régulateur (normal/fautif), mais aussi seule signifiante dans l’ordre constitutif (réussi, accompli/raté, inaccompli), par postulation d’un lien indissoluble du second au premier (cf. section suivante). De même, l’usage « monologique » (instrumental ou stratégique), qui consiste à traiter l’autre non comme co-sujet mais comme troisième personne (moyen ou objet) sur laquelle exercer une influence (perlocutoire), est disqualifié à la fois comme moralement fautif et discursivement défectueux : injonctions, menaces, incriminations et autres modes adversatifs ne relèvent pas du discours mais reviennent à des bruits ou gestes. La discursivité est réservée aux dialogues authentiques (purs, réussis), conformes à l’archétype, et refusée aux dialogues de sourds (corrompus, ratés) censés le contrefaire ; même s’il est admis à demi-mot que les premiers seraient plutôt l’exception que la règle.
Une telle éthique s’affranchit du souci de généralité objective qui prévaut en pragmatique de la communication, même dans les versions guidées par un « principe de coopération » (Vernant, 2016), au motif d’un dépassement du « monologisme » de la conscience solitaire. Pourtant, on va le voir, elle méconnaît le dialogisme foncier du discours – sa production bilatérale –, dont des exigences normatives ne sauraient tenir lieu. De rares auteurs l’ont signalé (Jacques, 1992 : 199), mais sans en saisir la cause, à savoir que l’éthique du « dialogue » vise à résoudre la plurivocité, qui tient à la différenciation réciproque des énonciateurs, en coïncidence univoque ; l’échange des rôles interlocutifs est censé, par sa seule symétrie, rendre l’un et l’autre substituables de sorte qu’ils reviennent au même, l’unification étant prise pour critère de rationalité. Or, c’est par inversion que « dialogique » est pris pour synonyme de concordisme ; en quoi les guillemets s’imposent vis-à-vis d’une stricte (sémio)logique de l’interlocution.
En effet, la démarche des théoriciens du dialogisme (en linguistique ou dans la philosophie du langage à vocation positive) est éloignée et même contraire : l’on ignore toute morale du « vrai/bon dialogue » (Vernant, 2009) qui ferait obstacle à un modèle purement analytique et neutre du fonctionnement discursif, applicable aussi bien aux altercations. Cette collusion, les linguistes l’évacuent en étageant l’interlocution sur deux niveaux (Bres, 2005). Le dialogal, immédiatement apparent, désigne le simple échange des paroles d’au moins deux locuteurs, qui semblent chacun poursuivre tour à tour le fil de leur propre discours, en connexion externe. Le dialogique, plus profond et caché, sous-tend cet enchaînement de l’intérieur : non seulement les propos des interlocuteurs s’appellent l’un l’autre (tout énoncé est responsif, tient son sens du propos auquel il répond et de la réponse qu’il appelle), mais l’interpénétration en écho de leurs voix dans chaque énonciation scelle leur inséparabilité – par délimitation mutuelle et non-coïncidente, préservant leur altérité (Authier-Revuz, 1990). Sous cette acception relationniste, qui dépasse le concept reçu en sciences du langage, le dialogisme interlocutif est radicalement décentré du sujet parlant.
Ce concept n’a pas pénétré le champ de la participation, alors qu’il inscrit celle-ci au cœur même de l’(inter)acte de dire. Une fois levée son occultation par la « dialogique » habermassienne, dont les postulats se révéleront aporétiques, et au prix du minimum requis de technicité logico-linguistique, des hypothèses originales seront introduites en vue de requestionner l’idée de « démocratie dialogique ».
Une éthique monologique du « dialogue »
Après le reflux du structuralisme et le retour des égologies mentalistes, le programme habermassien d’Universalpragmatik était ambitieux : déplaçant la réflexion de la conscience privée à la délibération publique, il semblait relever le défi d’imputer le discours non plus au seul sujet pensant ni à un procès sans sujet, mais au rapport interlocutif entre sujets parlants. Une visée saluée comme telle, et jamais démentie dans les écrits sur la démocratie délibérative. Ainsi, le principal reproche adressé au contractualisme libéral rawlsien – parfois curieusement associé à la doctrine « dialogique » – est de concevoir la raison publique comme soliloque : un unique agent raisonne par et pour soi seul sous le « voile d’ignorance » qui lui dissimule la place d’où calculer son intérêt, l’obligeant à tenir lieu de tous les autres (Habermas, Rawls, 1997 : 65) ; à ce modèle de l’isoloir où l’individu se convertit à l’universel en son for intérieur se substitue celui du colloque ou forum public.
Pourtant il va falloir se rendre à l’évidence : non, en raison de sa conception atomiste de l’acte d’énonciation, la « théorie de l’agir communicationnel » ne parvient pas à concevoir l’interlocution comme une co-construction, partagée ou clivée, du discours (Corroyer, 2016 : 50-55). Elle reconduit le schéma télégraphique du transfert d’information d’un émetteur à un récepteur, à ceci près qu’il s’agit ici de « prétentions à la validité ». D’où le maintien de deux postulats solidaires. 1°) Homologie sémantique : partage d’un code commun, donné avec les « significations identiques du langage » (Habermas, 1987a : 287-288), qui soumet à la discussion seulement des prétentions univoques et bivalentes. 2°) Monadisme pragmatique ou individuation du vouloir-dire : par l’acte de parole, « unité élémentaire du discours », le locuteur énonce seul ses prétentions pour faire reconnaître leur validité à un autre. Cette double unicité réduit l’interlocution à un transfert unidirectionnel, tout au plus réversible, « prenant pour modèle l’attitude de parties prenantes d’une interaction, dont l’une […] produit un acte de parole et une autre prend par rapport à cet acte, position par oui ou non » (Habermas, 1987b : 297). Le discours du locuteur est simplement transmis à l’auditeur ; que sa validation soit requise n’y change rien.
Ce trait définitoire du monologisme est cependant dénié, Habermas (1993 : 202) invoquant une relation indissoluble entre l’acte de parole d’ego et la prise de position d’alter. Telle est la fiction qui a pu faire passer ce modèle pour « dialogique » : renversant l’ordre de dérivation des concepts, elle fait dépendre la production du sens de son intercompréhension, conçue comme régulation rationnelle. L’acte illocutoire (réalisé par le fait de dire) est défini comme une offre d’accord que le locuteur soumet à l’allocutaire. Cette prérogative du premier sur le discours est compensée en lui incorporant une exigence d’acceptabilité, en vertu d’un « lien interne entre signification et validité » invoqué pour combler le vide entre les énonciations monadiques. Comprendre une énonciation, ce serait savoir à quelles conditions l’accepter ; bien plus, sa validation est censée conditionner l’accomplissement de l’acte : à défaut, son inacceptabilité le rend incompréhensible pour l’allocutaire et, par rétroaction, non-performé par le locuteur (Habermas, 1987a : 400) ; annulé par un refus, il échoue à s’énoncer et n’est plus que profération locutoire ou bruit. La signification n’est produite (par l’un) que si elle est comprise, c’est-à-dire si la validité lui est accordée (par l’autre) ; n’accède donc au discours que la parole à laquelle on répond oui.
Restées cachées faute d’un concept rigoureux du dialogisme, les conséquences d’une telle fiction semblent intenables. Si signifier revient à s’entendre ou saisir les raisons d’acquiescer, alors on ne parvient jamais à dire que ce qui peut être approuvé ; dès lors, rien d’inacceptable ne saurait être dit, privé d’intelligibilité par son rejet : le non et, avec lui, l’autre (le non-même) devient insensé. Ce pourquoi la discussion doit absolument ramener le non au oui, la dualité à l’unité ; de deux positions différentes, l’une est de trop et doit être éliminée par ralliement ou réfutation, l’universalité ne tolérant que le partage pluriel d’une unique voix de la raison (Habermas, 1993 : 153-186). Si le dialogisme astreint tout discours à conjuguer au moins deux voix sans les confondre, alors cette éthique du « dialogue » est doublement monologique : l’échange bi-locutif n’est que l’adresse d’un discours uni-vocal, le sujet qui parle portant seul l’énonciation pourvu qu’on le laisse dire, à savoir tant que l’interlocuteur lui abandonne sa voix, qui ne saurait différer mais seulement répéter en abrégé (oui) ; et faute d’un couple de termes distincts, la relation laisse place à une totalité indivise de parties interchangeables, qui se parlent pour co-dire la même chose à l’unisson.
Dialogisme et participation énonciative : l’ « intrilogue »
Le concept du dialogisme ici mobilisé est plus radical qu’en linguistique où il est toujours rapporté à la « polyphonie » ou l’ « hétérogénéité énonciative », à savoir une représentation, dans la parole d’un unique locuteur, de voix autres ; ici celle de son allocutaire (Bres, 2019). Au lieu d’une intériorisation de l’image de l’autre par l’un, il s’agit de partir d’une relation indéclinable entre eux. Primitivité de la relation interlocutive sur les énonciateurs qui en émergent et qu’elle maintient interdépendants : ce noyau spéculatif – non normatif, sa contrainte n’ayant rien d’idéal – reste insolite, un tel relationnisme heurtant les préjugés atomistes dans tout domaine où il s’est révélé novateur (Corroyer, 2016 : 70-79) ; citons la théorie de la valeur différentielle des signes en linguistique structurale, et le principe d’intrication en physique quantique (non-séparabilité des états de toute paire de particules ayant interagi) ; le dialogisme est l’hypothèse d’un fonctionnement analogue entre des interlocuteurs.
Celle-ci s’inspire d’une philosophie de la communication puissante (Jacques, 2000 pour une introduction), mais aussi ambivalente ; il va falloir la mobiliser pour partie à contre-emploi, en l’expurgeant de l’idéalisme spiritualiste qui l’a faite passer pour une variante française de la « dialogique » habermassienne, et ce, pour préserver les apports majeurs qui ont pu trouver écho dans plusieurs disciplines (pragmatique conversationnelle, psychosociologie de la communication, analyse du discours), ici portés à leur pointe. En synthèse :
– Fracture de l’unicité du code en une multitude d’idéolectes non coïncidents, contre l’homologie préétablie soutenant le modèle échangiste de la communication (Jacques, 1985 : 63-66). Le dialogisme exclut que des interlocuteurs puissent se dire quoi que ce soit sans différer par bi-codification ; le « sens commun », portion coïncidente des idéolectes n’incluant aucun écart à traverser, est insignifiant ; ce pourquoi il va sans dire.
– Dualité de l’énonciation, distribuée entre les pôles inséparables d’une dyade (Jacques, 1985 : 77-80). Le dialogisme assujettit les interlocuteurs à un couplage bi-vocal, où chaque énonciation est délocalisée entre le locuteur qui parle en anticipant une réponse et l’allocutaire qui l’écoute en s’entendant lui répondre, animée par leurs deux voix (Jacques, 1979 : 339) ; participation réciproque qui n’admet ni origine ni cible.
– Irréductibilité du discours énoncé à la parole émise. Si les paroles alternent successivement, les voix participent simultanément à l’énonciation. Le locuteur qui parle n’est donc pas à lui seul l’énonciateur qui dit (Jacques, 1982 : 321) : il prend la parole mais ne peut s’emparer du discours, relation dyadique insaturable par un seul sujet, ainsi dépossédé du pouvoir de signifier en toute indépendance. Le cogito monologique, « je parle donc je dis (ce que je veux tout seul) », fait place au cogito dialogique : « je suis en te parlant celui de nous deux qui (inter)disons ». Traité comme verbe réciproque, dire appelle un complément d’objet (référent) mais aussi un complément de sujet (Descombes, 2004) : l’on dit quelque chose non pas « à » mais avec/contre quelqu’un, et par son intermédiaire.
– Primum relationis. La relation interlocutive, impliquant une converse qui la distingue du simple renvoi d’un terme vers l’autre, est irréductible à une propriété monadique d’un seul, ou une propriété commune du tout qu’ils forment ensemble. Mais elle est aussi première sur eux (Jacques, 1982 : 143-152) : trait structuraliste qui lui fait pénétrer ses termes pour les lier intrinsèquement. Complexe étagé, l’interlocution reste une relation externe en tant qu’elle s’installe entre des supports séparables (individus parlants qui peuvent y entrer et en sortir) ; mais tant qu’elle se maintient, elle se double d’une relation interne qui les constitue comme termes intriqués (personnes énonciatives dont les voix s’entrelacent).
– Ecarts différentiels. Les voix font entendre leur différence sémantique, pas forcément négative mais distinctive, qui résiste à la symétrie ou identité en miroir où l’on fait la même chose des deux côtés (Jacques, 1982 : 296-301) ; il s’agit plutôt d’apports corrélatifs inverses. Le dialogisme ne prive donc pas les énonciateurs d’une voix propre ou personnelle, mais celle-ci implique le détour interlocutif où elle se délimite : résultat second d’une relation sur laquelle chacun ressaisit par contraste sa contribution au produit de l’entre-deux (« c’est ce que je veux dire » vs « c’est vous qui le dites »), aucun ne pouvant suppléer l’autre comme porte-parole de leur dyade.
Mais en dépit de ces apports décisifs, la dialogique jacquéenne – elle non plus – n’en est pas vraiment une, parce qu’elle se veut aussi une « canonique des vertus dialogales » à consonance éthico-religieuse (Jacques, 1985 : 568-588), assimilant l’interlocution à une contrainte de « communicabilité » ou mise en commun de l’énonciation ; ce qui contrevient aux réquisits ci-dessus. Le dialogisme, réputé seul constitutif et générique, n’est plus que la condition de possibilité du « dialogue », comme type valorisé de conjonction « co-énonciative » où l’on produit ensemble un seul discours pour deux : « nous » devient un nouveau sujet du dire unifié. L’invocation d’un « gradient dialogique », selon lequel la participation énonciative augmente ou diminue en fonction des contextes, sert à postuler que le dialogisme, imparfait car sensible aux « distorsions ou troncatures que subit l’exigence de communicabilité », culmine dans le « dialogue » (Jacques, 1985 : 216-217) dont il dépend pour sa pleine et entière incarnation. Etalon régulateur des autres modes d’interaction selon qu’ils satisfont ou transgressent ses critères (symétrie paritaire, partage collaboratif, coïncidence synchrone), ce dernier incarne à la fois le pôle positif du gradient sur l’axe entraide/entrave, et sa borne plénière sur l’axe conjonction/disjonction (+ = 1). Au pôle négatif et inférieur de la nullité dialogique (– = 0), l’on retrouve le monologue, où un locuteur accaparant l’énonciation ne fait que parler pour ne rien dire, mais aussi le différend réputé « stérile » car réduit à un monologue croisé où les différences, restant incommunicables, sont frappées d’insignifiance.
Derechef, pour des raisons de stricte consistance, un complet renversement s’impose : si le « dialogue » restaure l’homologie en portant les énonciateurs à se conjoindre en une seule voix, alors loin de porter le dialogisme à son acmé, il l’annule bien plutôt ; cet « homonologue » mené de concert revient au même que la version soliste. Au lieu de tendre au « dialogue », le dialogisme ne peut que lui résister. Pour couvrir le spectre entier des interactions verbales, son gradient doit pouvoir croître aux deux pôles (+/-) pour culminer dans un maximum théorique neutre, que nous appelons « intrilogue ». Ses deux approximations empiriques seraient, au pôle positif le débat, et au pôle négatif le différend. Le débat engage des partenaires à maximiser leur écart pour un profit partagé, non une union solidaire : il ne s’agit pas d’homologuer par traduction pour dire la même chose de part et d’autre, mais de mutualiser les ressources sémantiques respectives pour parvenir à dire, par l’intermédiaire de l’autre, quelque chose de différent de ce qu’on aurait pu formuler dans sa propre manière de parler. Le différend met aux prises des adversaires qui s’affrontent pour un profit unilatéral (chacun pour soi) : faisant valoir des versions anti-corrélées de ce qui les sépare, les voix se pénètrent pour s’invertir l’une l’autre. Inextricable, la discorde est à ce titre tout aussi dialogique ou coconstruite que le débat, et il n’y a plus lieu d’assimiler dissonance et cacophonie – ce qui fait écho au paradigme agonistique. Quant au degré zéro du dialogisme où le discours s’abolit, il présente une forme neutre, l’allocution (cf. infra), et un doublet polarisé en deux formes d’indifférence : au pôle négatif l’excommunication qui renvoie à l’autre (comme étranger ou intrus) sa parole, la répète à l’identique en fin de non-recevoir ; au pôle positif la communion des voix en un seul chœur supra-personnel (répétition synchrone). Au-dessus de ce seuil s’échelonnent par degré des formes faibles ou moyennes, négatives (interpellation, interrogatoire, négociation), positives (enquête informative, médiation, délibération) ou dépourvues de signe (conversation).
« Démocratie dialogique » ?
Avant de s’interroger sur la possible pénétration du dialogisme dans la pratique participative, force est de constater que les principaux modèles théoriques en vigueur ne semblent pas préparés à l’envisager. Les raisons pour lesquelles le paradigme délibératif y fait si peu écho sont désormais clarifiées. Ses critiques pourraient jouer en sens contraire, lorsqu’elles font valoir que l’incorporation de l’impératif « dialogique » du consensus, en bridant l’expression plurielle des participants, limite leur interdépendance (Legris, 2016) ; mais il n’en est rien. Même le paradigme agonistique méconnaît que sa conception néo-structurale de la constitution des identités par différence implique le dialogisme. Lorsque ce concept n’est plus ignoré, son intrusion fait l’objet de résistances révélatrices. Dans un ouvrage collectif intitulé Critiques du dialogue, le relationnisme interlocutif se voit opposer, au plan philosophique, un atomisme n’admettant que des « échanges » externes entre monades autonomes : il n’est pas question de porter la condition participative dans l’énonciation, même libérée de toute polarisation sur le « dialogue », mais d’en appeler à une « pensée post-dialogique » rétablissant le monologisme dans ses droits (Lavelle, 2016 : 120-124). Au plan sociologique, cet enjeu central n’est pas thématisé, y compris par des approches présentées comme « interactionnistes » ; elles entendent plutôt mettre au jour, dans divers types de dispositifs, des obstacles « non-dialogiques » à une coproduction discursive qui, partenariale ou discordante, se révélerait largement illusoire : les interventions « ne se répondent pas » en raison de l’inertie des intérêts, places, faces et référentiels des acteurs, préexistants et résistants à l’interaction, qui les conduit à « ne pas jouer le jeu du débat » par stratégie de réserve ou de dissuasion (Lefebvre, 2016).
Le dialogisme peut-il pénétrer la participation publique et, si oui, à quel degré ? Afin de mener ce type d’enquête, il faudrait que le modèle proposé reçoive droit de cité en théorie, que les spécialistes éprouvent ses concepts gradualistes pour savoir s’ils ont affaire à des formes dialogiquement fortes, intermédiaires ou faibles (pour une application, cf. Lafitte, 2019). L’on peut supposer qu’aux extrema du gradient, l’occurrence des deux formes maximales d’intrilogue, positive ou négative (débat, différend), est aussi peu probable que celle des formes nulles (communion, excommunication). Cependant, les travaux susmentionnés induisent que la forme monologique neutre prévaudrait en pratique, d’autant qu’elle reste assimilée en théorie à l’état natif du discours, à savoir l’allocution : peu importe qu’elle soit comprise et suscite l’adhésion ou le rejet, une telle parole délivrée se présente comme un discours complet et saturé, sans participation possible.
Le « débat public » se réduirait à une suite d’allocutions juxtaposées, chacune performée par un intervenant devant l’auditoire des autres participants. Cette présomption peut invoquer le caractère collectif du processus, échappant à la binarité interlocutive (face à face) : le polylogue induit des coalitions entre locuteurs représentant des instances (promoteurs de projet, experts, élus, populations concernées), révélées par l’usage du pronom « nous », inclusif ou exclusif (vs « vous autres »), et la formation de porte-paroles (mandatés ou non). Le modèle proposé, loin d’exclure ces phénomènes, permet d’en saisir le double mécanisme monologique : parlant à la place de ceux auxquels il parle (allocutés) et dont il parle (délocutés), le porte-parole leur prête voix comme un ventriloque ; les mettant en scène comme co-énonciateur unifié, il les fait taire. En revanche, le modèle n’est pas compatible avec une notion reçue, implantée et chargée de théorie (monologiste) : celle de « cadre participatif » (Kerbrat-Orecchioni, 2017), distinguant un « format de production » et un « format de réception ». Le premier comprend tous les locuteurs qui émettent des paroles ; le second tous leurs destinataires, qu’ils soient « adressés » comme allocutaires ou non (audience) et qu’ils aient ou non la possibilité de prendre la parole, donc d’être admis aussi dans le format de production. Lorsque ces rôles ne permutent pas, le destinataire ne « participe » qu’à titre d’image que l’émetteur en anticipe, censée influer sur sa production. Quand bien même le cadre permettrait d’interrompre l’allocution, si chaque parole est par soi un discours, alors seul le locuteur porte une voix, non l’auditeur.
On l’a vu, le dialogisme remet en cause cette partition car il associe une production réceptive à une réception productive de l’énonciation, supposant que la voix de celui qui se tait pour écouter se fait pourtant entendre : en théorie, autant d’écoutants, autant de voix (sans paroles) ; l’allocution abriterait déjà un colloque, avant même qu’on rende la parole à l’audience. La voix silencieuse du destinataire, tant qu’il reste confiné au format de réception, n’est matérialisée que par des signes paraverbaux (regards, mimiques, gestes, murmures) rendant sensible sa participation positive ou négative. En contexte interpersonnel, ces signes sont nécessaires au maintien de la relation : ils font écho dans la parole du locuteur qui leur répond ; à défaut, ce dernier tend à se taire, ayant l’impression de parler tout seul pour ne rien dire.
Le débat public pourrait être passé au crible de tels indices de pénétration dialogique, manifestes dans des phénomènes comme la précipitation à compléter, les autocorrections et incises méta-discursives (« entendez-moi bien », « répondrez-vous », « je ne vous le ferai pas dire », etc.). Au contraire, l’allocution monologique les exclut pour se présenter comme imperméable, à la manière d’un texte préétabli qu’il s’agirait d’oraliser sans qu’il se modifie du fait de l’adresser (« tenez-le vous pour dit, à bon entendeur »). Lorsque plusieurs locuteurs sont intervenus, un autre indice est la reprise « diaphonique » par citation ou glose, en chaque parole, des autres propos tenus pour enchaîner sur eux en les reformulant par réorientation ou inversion ; à l’opposé, un discours renclos sur lui-même dissimule, en effaçant toute trace de participation énonciative, qu’il résulte d’une délimitation de voix (« mes mots ne sont pas les vôtres, vos mots ne sont pas les miens »). Il ne s’agit pas là, on le voit, d’un modèle de « démocratie dialogique » à promouvoir mais d’une perspective analytique qui, sur la base de critères de gradualité, se proposerait de mesurer le degré de dialogisme du débat public.
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