Développement participatif
Sens 1 Désigne, dans le champ de l’aide au développement, un ensemble d’approches opérationnelles cherchant à susciter l’implication des récipiendaires de l’aide dans la mise en œuvre et parfois la conception des interventions.
Sens 2 Par extension, sert à qualifier de manière normative le processus de changement social plus large censé en résulter, et ses effets en termes de démocratisation, d’éradication de la pauvreté, de bonne gouvernance, etc.
Chauveau, J, Lavigne Delville, P. (2022). Développement participatif. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/developpement-participatif-2022
UNE NOTION ASSOCIEE AU CHAMP DE L’AIDE AUX PAYS EN DEVELOPPEMENT
Dans le champ de l’aide internationale, la notion de « développement participatif » (DP) désigne un ensemble d’approches et de techniques qui ont en commun de valoriser l’implication des populations aidées et de leurs organisations dans la définition et/ou la mise en œuvre des interventions, en opposition à des formes d’intervention externes qualifiées – parfois de façon en partie réinventée - de technicistes, autoritaires, « descendantes ». Tel qu’il est conçu depuis l’époque coloniale à l’usage des pays « en développement », le principe du développement participatif a des liens idéologiques et institutionnels clairs, mais encore peu analysés, avec celui du « développement communautaire », « local » ou « participatif » dans les pays industrialisés, notamment en Grande-Bretagne et aux USA. Dans tous les cas, la notion de « participation » implique l’idée d’une action, menée par ou avec l’appui d’acteurs extérieurs à l’espace local, pour moderniser, transformer, autonomiser, voire « régénérer », des « communautés » considérées comme marginalisées et aux capacités propres d’évolution entravées par des circonstances historiques particulières (pauvreté, enclavement, marginalisation économique et/ou politique, etc.). Dans les pays soumis à une forte présence de l’aide internationale, le DP revêt cependant une signification politique spécifique, du fait des rapports entre « communautés locales » et Etat, de la prégnance d’acteurs étrangers et de la distance sociale et culturelle entre intervenants et récipiendaires de l’aide, et enfin des enjeux politiques et économiques de l’aide.
EXTENSION ET HEGEMONIE DU DEVELOPPEMENT PARTICIPATIF
En dépit du caractère despotique des différents systèmes coloniaux, le principe du DP est exposé dans les écrits d’administrateurs coloniaux, tant français que britanniques, dès les années 1920 (Chauveau, 1994). La référence à la participation (community development en Inde et dans les colonies britanniques d’Afrique ; promotion des structures coopératives dans les colonies françaises) se renforce dans le colonialisme tardif, parallèlement à des projets ambitieux de modernisation dans un contexte où les pouvoirs coloniaux cherchent à se relégitimer.
Les Indépendances suscitent des régimes politiques porteurs d’une conception autoritaire et étatiste de la modernisation des sociétés. Mais, dès la fin des années 1970, le modèle de la modernisation imposée est critiqué. Avec les programmes d’ajustement structurel des années 1980, les grands projets d’infrastructures sont abandonnés, l’Etat est sommé de se désengager et de se démocratiser. Le thème du DP est relancé, à partir de la valorisation des savoirs locaux et la promotion des initiatives locales, de pair avec les stratégies de contournement, par l’aide internationale, d’Etats jugés prédateurs et inefficaces.
Des réseaux mêlant recherche et expertise font la promotion du DP à l’échelle communautaire à travers des ouvrages emblématiques (Cernea, 1985 ; Chambers, 1983). Démarches et méthodes aux acronymes variés et aux filiations diverses se multiplient. Parallèlement, les bailleurs de fonds poussent à la décentralisation administrative, censée rapprocher le citoyen de la décision publique, et appuient l’émergence d’organisations de la « société civile » pour prendre en charge des services sociaux, gérer des filières et représenter les populations dans les négociations avec l’Etat. A partir des années 1990, le DP est devenu une notion hégémonique, revendiquée par les ONG, les États, les institutions internationales. Les projets de développement, qui s’affichent tous participatifs, se centrent sur le local et l’appui à la décentralisation, avec des objectifs sociétaux explicites : lutte contre la pauvreté, « empowerment », égalité de genre, démocratisation, bonne gouvernance, etc.
Les recompositions de l’aide à partir des années 2000 renforcent l’hégémonie du DP et le font changer d’échelle. Les institutions de Bretton-Woods (Fond Monétaire International et Banque Mondiale) promeuvent « l’ownership » des politiques par les Etats et leur demandent de définir avec la participation de la société civile leurs propres politiques de développement et de réduction de la pauvreté, condition de soutiens financiers. La norme participative, loin de souffrir du tournant libéral des années 1990 (« trade, not aid »), est devenue partie prenante du débat sur l’efficacité de l’aide (Winters, 2010). Elle s’étend du même coup aux nouveaux secteurs de l’aide (environnement, sécurité, recnstruction post conflit).
LES AMBIGUÏTES CONCEPTUELLES ET OPERATIONNELLES DU DP
Consensus apparent, flous conceptuels, diversité des acceptions
La participation reste largement un mot-valise, rarement défini, ce qui est sans doute une des raisons de son succès. Une abondante littérature critique, tant académique qu’issue des ONG ou des institutions d’aide (Mansuri et Rao, 2004), relève ainsi les faiblesses, approximations et naïvetés qui en ont découlé.
De fait, l’intervention de développement est depuis son origine dans une tension permanente entre injonction et écoute, entre savoir-faire d’animation et prescriptions normatives, et le DP repose sur un quasi-oxymore : vouloir « faire participer » des populations, des communautés ou des États « à leur propre développement ». Les démarches participatives s’inscrivent dans des configurations sociopolitiques variées (tant au niveau local qu’en termes de rapports entre Etat et sociétés locales) et dans des projets et programmes dont la capacité à intégrer les points de vue locaux est très variable selon leur degré de bureaucratisation. Elles recouvrent un ensemble très hétérogène d’outils, dans un gradient entre « participation imposée » et appui à l’« auto-promotion » ou à l’empowerment, où la contribution des populations porte selon les cas sur la simple fourniture d’informations ou points de vue, une contribution pratique à la mise en œuvre des projets, et plus rarement sur le choix des objectifs et des modalités de l’intervention.
De fait, en tant que doctrine, le « DP » recouvre une nébuleuse de conceptions (Rahnema 1992), en continuum et en tension entre des pôles opposés, selon plusieurs axes qui se superposent en partie :
- un pôle managérial visant à rendre plus efficaces ou efficients les programmes de développement, et un pôle politique promouvant des transformations sociétales structurelles (d’orientations diverses, libérales ou communautaires) ;
- un pôle bureaucratique et misérabiliste, mettant en avant les manques des acteurs locaux et le rôle des agents externes dans la promotion des changements, et un pôle populiste, valorisant les sociétés locales, leurs savoirs, leurs capacités, et mettant en cause l’intervention normative externe ;
- un pôle considérant l’individualisation au sein des sociétés et l’extension du marché comme condition du développement et un pôle cherchant au contraire à protéger les « communautés » locales des effets déstructurants du marché.
Le consensus sur le principe participatif recouvre ainsi des tensions entre des visions politiques et des démarches pratiques très hétérogènes. Les objectifs et les moyens du DP se substituent régulièrement les uns aux autres dans les discours comme dans les pratiques. L’affichage participatif par l’Etat, les institutions internationales et une partie des ONG traduit souvent la recherche de légitimation et d’adhésion à leurs projets plus qu’un projet politique émancipateur.
La technicisation des démarches participatives
Au cours des années 1990 s’impose une procédure participative normalisée, préalable à toute intervention (Participatory Rural Appraisal, Méthode Accélérée (ou Active) de Recherche Participative). Alors que ses promoteurs insistent sur la flexibilité dans l’usage de la démarche, elle tend en pratique à devenir une série d’outils standardisés, aux mains des techniciens. L’accent mis sur le « diagnostic » aboutit à limiter la participation à cette étape des interventions. Tout en affirmant contribuer à « l’empowerment » des acteurs locaux et des « catégorises sociales défavorisées », les PRA reposent sur des postulats communautaires et communicationnels qui ignorent les rapports de pouvoir (Nelson and Wright, 1995), tant entre techniciens et populations qu’au sein de « communautés locales » idéalisées, et ne peuvent donc les affronter.
Face aux critiques, les promoteurs de ces procédures élargissent leurs ambitions thématiques (au-delà du rural) et théoriques (en termes de co-apprentissage : Participatory Learning Approach), ce qui, pour certains, constitue une fuite en avant devant les contradictions entre ambition théorique et usages pratiques de la participation (Sellamna, 2000). D’autres approches soulignent plus particulièrement l’importance, dans le développement local et décentralisé, de la concertation/négociation au sein des « communautés » et avec les institutions publiques (Lazarev et Arab, 2002). Cependant, pour Li (2020 : 24ss), ces approches participatives normalisées promeuvent des institutions locales censées être rationnelles et dépolitisées, visant ainsi à techniciser la société et la conduite des affaires publiques.
De même, la participation des organisations de la « société civile » (notion fourre-tout peu théorisée) à l’élaboration des politiques de développement repose aussi sur une conception dépolitisée des politiques publiques, largement ajustée à ce qui est considéré comme acceptable par l’Etat et les bailleurs de fonds.
Des effets sociopolitiques incertains
Qu’elle soit « descendante » ou « participative », toute intervention d’aide est «appropriée» ou «renégociée» par les acteurs locaux, à travers des formes de « participation cachée » mises de côté ou ignorées par les « développeurs » mais qui influent sur sa trajectoire elle-même (Chauveau coord., 1997) : d’une part, elle est immergée dans les dynamiques sociales, les clivages locaux et les asymétries de pouvoir préexistants ; et d’autre part, les acteurs locaux sont capables de se constituer une marge de manœuvre par rapport à elle, en anticipant ses effets attendus et en intégrant dans leurs stratégies «hors projet» les ressources et les contraintes nouvelles qu’apportent l’aide.
Loin d’être des espaces de dialogue ouverts, les ateliers participatifs constituent des événements dans la vie locale, où se cristallisent les enjeux sociaux internes aux sociétés locales (avec leurs inégalités sociales, leurs rapports de pouvoir, leurs formes d’exclusion), et les enjeux liés à l’intervention de développement elle-même (Mosse, 1994). Le DP peut ainsi avoir des effets négatifs en termes d’équité et de lutte contre la pauvreté, au sens où la participation des « communautés » peut favoriser la captation de l’aide par les élites locales (Cooke et Kothari, eds, 2001). Les agents des bailleurs de fonds ou des services de l’Etat cherchent également à instrumentaliser la participation, pour en neutraliser les risques potentiels, en capter des ressources et/ou légitimer leurs propres priorités politiques.
A l’échelle locale comme nationale, les effets sociaux de la participation restent donc largement incertains et, de surcroît, mal connus. Les jeux d’acteurs au sein et à côté des processus participatifs, les effets d’apprentissage et les stratégies de subversion restent peu documentés, en particulier au niveau de la formulation des politiques publiques. Mais si le choix des organisations invitées et les modes de dialogue limitent fortement l’ouverture du débat, des mouvements sociaux peuvent aussi tenter de s’emparer de l’impératif participatif pour en contester les modalités et ouvrir des espaces nouveaux de débat.
LE DP, PARTIE INTEGRANTE DE « L’INDUSTRIE DE L’AIDE »
Le modèle participatif de développement n’est donc pas une invention récente et alternative dans l’histoire du développement. C’est, depuis les années 1920, une composante permanente de la culture professionnelle du développement qui mêle de façon structurelle – avec des équilibres variés selon les époques - une composante autoritaire et bureaucratique, et une composante de valorisation des communautés locales (Chauveau, 1994). La norme participative peut être lue comme une façon pour l’industrie de l’aide de réguler, le plus souvent en les euphémisant, parfois en tentant de les contrecarrer, les rapports de domination inhérents à la relation d’aide, participant ainsi de « l’économie morale » du réseau globalisé de l’aide au développement.
L’hétérogénéité des conceptions et la récurrence des critiques qui en découlent ne remettent pas en cause le caractère central de la participation dans la culture et les pratiques du développement. Elles contribuent au contraire à la renforcer, en suscitant de nouvelles approches, de nouvelles méthodes, censées répondre à ces critiques. Une forte dimension d’autocritique et la reformulation permanente du référentiel du DP sont en effet inhérentes au populisme bureaucratique et à son économie morale. Ainsi, en réponse à un courant de critiques qui considérait, au tournant des années 2000, que, sous couvert d’empowerment des plus pauvres, l’hégémonie de la participation, sa technicisation et sa routinisation en faisaient une « nouvelle tyrannie » (Cooke et Kothari eds, 2001), un courant s’est dressé pour tenter de lui redonner une perspective politique (Hickey et Mohan eds, 2004). De même, l’apparition de nouvelles technologies basées sur le numérique (GPS, SIG, et même blockchain) a suscité la création de nouvelles démarches (jeux de simulation pluri-acteurs, cartographie participative, identification participative des droits fonciers « informels », etc.).
Marqué à la fois par une forte injonction d’optimisation de l’aide et d’ouverture sur le secteur privé, et par la multiplicité de crises et de situations de « ni guerre ni paix » engendrant des déplacements de population importants, le contexte international des années 2010-2020 a vu l’apparition dans le vocabulaire de l’aide des termes de « résilience », d’« inclusivité », de « nexus » entre les interventions humanitaires, de développement, de paix et sécurité, qui se sont ajoutés à la constellation sémantique participationniste. La priorité donnée à la sécurité et à la « pacification » de portions entières de territoires nationaux a suscité le retour des projets de développement communautaires classiques, dans lesquels l’association du « communautaire » et du « participatif » semble constituer par elle-même le moyen de dépasser les clivages et antagonismes politiques sous-jacents aux conflits ou un substitut à l’analyse de leurs dimensions socio-économiques. Ainsi, sous couvert de peace-building, la dimension inclusive des projets d’aide en situation qualifiée de « post conflit » est souvent en pratique mise au service de la consolidation des structures socio-économiques inégalitaires mises en place durant la guerre.
L’accent mis par l’aide internationale sur le partenariat, la participation et l’appropriation depuis les années 2000 n’a pas radicalement transformé les relations entre institutions donneuses et récipiendaires. Plus qu’à reconnaître la souveraineté des Etats récipiendaires, la promotion de « l’ownership » cherche à leur faire internaliser les principes de la gouvernance néolibérale – dont la participation est une dimension cardinale. Érigée comme partie intégrante de la « bonne » gouvernance, la « gouvernance participative » libérale procèderait en fin de compte d’une modalité plus générale d’exercice du pouvoir par le « gouvernement à distance » (Lie, 2015), la « décharge » qui caractérisait, selon Weber, les sociétés non bureaucratisées ne s’appuyant pas ou peu sur un appareil gestionnaire et qui évite le coût d’un appareil administratif important (Hibou, 1999) (comme dans le « gouvernement indirect » colonial).
Loin de succomber sous les critiques qui dénonçaient l’aide au développement comme un business douteux et inutile, le DP et son économie politique et morale ont été ainsi en mesure, sous diverses variantes, d’assimiler les nouvelles configurations de l’aide, sans pour autant faire disparaître les configurations précédentes. Toutefois, dans la décennie passée, les évolutions géopolitiques ont induit une intervention accrue de nouvelles puissances (Chine, Russie, mais aussi Turquie, Inde, etc.) dans les pays « sous régime d’aide ». La réduction de la dette redonne des marges de manœuvre aux Etats qui cherchent à réaffirmer leur contrôle sur leur société et mettent en place des projets ambitieux d’infrastructures avec le soutien financier de pays au modèle de développement autoritaire et délibérément non participatif. Cette configuration récente semble inaugurer un nouvel effet de balancier – ou une nouvelle territorialisation des interventions - entre la composante autoritaire et bureaucratique, et la composante de valorisation des communautés locales des politiques de développement.
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