Définition de l'entrée

Développement durable est la traduction habituelle de l’expression anglaise sustainable development. Elle réfère à une forme du développement économique sensible au développement humain et à la justice sociale et dans lequel l’usage des ressources assure une durabilité de long terme des écosystèmes et de l’environnement.
 

Pour citer cet article :

Pestre, D. (2013). Développement durable (2). In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/developpement-durable-2-2013

Citer

 

Le vocable de « développement durable » prend forme au fil des années 1980. Ce n’est toutefois qu’avec le rapport Brundtland en 1987, puis la conférence de Rio et l’Agenda 21, en 1992, qu’il devient un élément incontournable de la gouvernance mondiale.

 

Contrairement à la manière dont est souvent abordée la question, c’est-à-dire comme une affaire de principes à bien définir, on considérera ici les manières concrètes dont la notion s’est déployée. Le développement durable n’est en effet pas un objet univoque et bien défini. Il s’agit plutôt, si l’on regarde les choses de façon pragmatique, d’un syntagme aux usages divers, d’un enjeu entre idéaux différents – et les acteurs s’en saisissent et le développent à leur guise.

 

En 1987, le développement durable est un projet de société qu’on pourrait dire « social-démocrate-écologiste » (World Commission on Environnement and Development, 1987). Il repose sur un idéal de précaution environnementale à intégrer aux projets de développement économique, un idéal de justice sociale, et un idéal de participation de tous à la décision. Il suppose une concertation entre diverses formes de savoir et de jugement, un débat constructif et de bonne foi, une volonté de dialogue. Le développement durable tel qu’il se formalise dans le rapport Brundtland suppose une société qui considère nécessaire de se penser pour se bien développer ; qui promeut, à côté de la consommation et de l’action des marchés, une appréhension raisonnée et collective des problèmes ; qui repose sur des valeurs d’anticipation ; et qui croit à la capacité de l’esprit humain pour comprendre les choses et bien agir.

 

La difficulté à laquelle ce projet de développement fait face est que les sociétés dans lesquelles il s’inscrit ne sont pas réglées par les seuls principes qu’il met en avant, mais par des principes, des intérêts et des logiques d’action multiples. La tension première entre ces réalités complexes et le projet « social-démocrate-écologiste » qu’est principiellement le développement durable est entre les logiques de concurrence et de compétition pour la survie et la suprématie, les logiques de marchés et de consommation, les logiques d’entrepreneurs libres d’innover, de produire et de vendre, les logiques d’États défendant les privilèges de leurs mandants, leur souveraineté et leurs industries garantes d’emplois – et les logiques anticipatrices et délibérantes, l’idée de collaboration, voire d’entraide, comme vecteurs d’efficacité.

 

La notion de développement durable apparaît ainsi comme un oxymore euphémisant la complexité des situations réelles, mais un oxymore utile puisqu’elle remet constamment sur la place publique l’importance de tenir ensemble questions environnementales, sociales et de développement. Parce qu’elle est oublieuse des conflits politiques et des logiques économiques (les logiques des systèmes, dirait Habermas), l’expression de développement durable ne peut avoir de traduction simple. Elle a toutefois des vertus puisqu’elle pointe des problèmes essentiels en ces temps de crises climatiques et de diversité biologique, qu’elle suggère de nouveaux objectifs via des tableaux de bord, des institutions (comme le protocole de Kyoto) ou des formes participatives – et que l’espace public peut se saisir de ces valeurs, les prendre comme norme du bien faire, et donc peser, même en situation défavorable. Comme le dit Jacques Theys, le développement durable est une illusion motrice. Elle est une illusion parce qu’elle est évanescente dès qu’il s’agit de la mettre en œuvre dans le monde « réel », et qu’elle est sans « milieu moteur » propre ; mais elle produit des effets, peut faire bouger les choses – parce qu’elle peut devenir un impératif partagé (Gallardo, 2008 ; Stengers, 1999 ; Theys, 2005).

 

Le développement durable est toutefois plus qu’une nouvelle conception du développement devant faire face à des réalités et modes de régulation qui agissent contre ou indépendamment d’elle. L’expression est aussi devenue un « slogan » au sens divers mais constamment repris, un lieu commun fonctionnant comme un leitmotiv plastique que chacun interprète librement. Dans l’espace médiatique, le terme de développement durable est le nouveau sens donné au progrès (maîtrisé et responsable bien sûr), et il participe de la « novlangue » qui s’est progressivement constituée et inclut la bonne gouvernance, la transparence, les engagements volontaires, les partenariats public-privé, les stakeholders, la participation. Le développement durable participe, comme dit Zaccaï (2009), de la nouvelle idéologie du XXIe siècle, laquelle emplit les ondes des radios et les journaux, trouve sa place à l’école et sur le Web, se donne comme un principe du Bien, certes vague et souple, mais que personne ne peut contester sans risque de délégitimation.

 

Il n’y a donc pas lieu d’être surpris par le fait que, à la suite des pionnières que furent les organisations non gouvernementales environnementales (ONG) et l’Organisation des Nations unies (ONU) (grâce à son programme pour l’environnement créé en 1972 après la conférence de Stockholm), les grandes institutions du « consensus de Washington » (et l’Organisation de coopération et de développement économique [OCDE] bien sûr) s’y soient ralliées et en aient fait l’un de leurs mots d’ordre. De même, les entreprises et les politiques affirment, depuis une ou deux décennies, que le développement durable est leur priorité, qu’il guide leur action. La première World Industry Conference on Environmental Management, soutenue par la Chambre de commerce internationale et le le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) se tient en 1984. En 1991, la seconde conférence conduit à la publication de la Business Charter for Sustainable Development, un ensemble de seize principes pour des engagements volontaires. Et la même année, l’Organisation internationale de standardisation crée un groupe de travail le prenant en compte et qui conduit à la série ISO 14000.

 

Le développement durable n’est toutefois pas qu’un projet de société de type social-démocrate-écologiste, un slogan devenu une norme souple du bien dire dans l’espace public, ou un ensemble de discours neufs pour les entreprises et les marchés. Il est aussi un ensemble d’institutions et de pratiques légales plus ou moins cohérentes. Cette institutionnalisation a été de nature variée et a ses sources originelles dans les actions militantes des associations des années 1950 et 1960.

 

La Commission européenne fut un acteur important du « développement durable », tant via la promotion des questions environnementales que de la participation comme norme politique. Les raisons de son engagement sont variées, même s’il est clair que le déficit de légitimité dont elle souffre – elle n’est pas élue – n’a pas été sans importance dans sa volonté de se faire la promotrice d’un développement participatif et vert. Ses raisons ont donc été en partie politiques mais d’autres sont liées aux champs de compétences qui étaient les siens – par exemple en matière de régulation sanitaire et environnementale.

 

Le bilan qu’on peut tirer de cette institutionnalisation est complexe : il est limité même si non négligeable. En termes d’impacts « réels », le résultat est souvent faible. Pour le changement climatique, par exemple, les courbes qui définissent l’anthropocène ne sont pas le moins du monde inversées par le déploiement du développement durable. C’est d’ailleurs le bilan que tire le rapport commandé par le secrétaire général de l’ONU pour le vingtième anniversaire de la conférence de Rio et remis le 30 janvier 2012. Formé à l’image de la Commission Brundtland, le High-Level Panel on Global Sustainability conclut sur un ton désabusé. Pour ne prendre que deux exemples, il rappelle que les émissions annuelles de carbone ont augmenté de 38 % au niveau mondial depuis 1990, et que 85 % des stocks de poissons sont aujourd’hui surexploités (http://www.un.org/wcm/content/site/climatechange/pages/gsp).

 

Dans un autre registre, l’impact est toutefois positif – parce que les normes et valeurs que portent ces institutions modèlent et contraignent, via l’espace public, les individus, les entreprises, les États, le social. Ces manières de régler le monde – via les conventions d’Aarhus ou de Carthagène par exemple – réactivent constamment l’actualité des questions dont elles ont la charge et contribuent à ce qu’on ne puisse plus les « invisibiliser » trop facilement. Elles sont aussi l’occasion de recours légaux ou administratifs et elles offrent des ressources permettant aux tribunaux de statuer.

 

Grâce à cette institutionalisation, l’inadmissible et le devoir de la preuve changent souvent de camp. Lorsqu’il est publiquement reconnu que le développement se doit d’être durable, c’est à ceux accusés de ne pas respecter ce principe de justifier leurs actions – et c’est en cela que la notion de développement durable est utile. Certes, les réalisations concrètes peuvent profondément différer des mots, mais devoir proclamer sa préoccupation et répéter ses engagements n’est pas sans effet sur les consciences, les normes et les pratiques. Certes la représentation de la relation humains/environnement en termes de « services écologiques » est par exemple hautement problématique en termes philosophiques et environnementaux, mais elle contribue à maintenir la question écologiste sous les feux des projecteurs, et ce pour tous les acteurs (Ranganathan, Bennett, et al., 2008).

 

Mais il nous faut encore aller plus loin. Pour beaucoup, le développement durable est une manière de penser le monde qui, si elle ne peut être frontalement attaquée du fait de son aura affective, doit être minée de l’intérieur et vidée de son sens. De telles positions se retrouvent, par exemple, dans les textes des think tanks conservateurs américains.

 

Parmi les critiques, on trouve d’abord un refus de tout engagement pour une cité de justice civique qui pense l’équité et le partage. Transversalement aux idéaux du développement durable, ces think tanks réaffirment des principes de Realpolitik durs – le fait que nous sommes en guerre. Cette idéologie de la guerre juste, de la guerre préventive et de la guerre économique a pris valeur de dogme dans les années 2000-2008. Elle reste aujourd’hui présente et ses implications, quant au fait que nous n’avons pas à faire repentance, se retrouvent sous des formes atténuées – par exemple en France dans les discours de l’ex-président Nicolas Sarkozy.

 

Un autre argument porte sur ce qui fonde la géopolitique « réelle », sur le fait que les États constituent la base souveraine de toute régulation. Il porte aussi sur le fait qu’aucune instance supérieure ne peut s’immiscer entre eux, que le multilatéralisme est une naïveté politique et un danger. Il n’est enfin aucune raison de faire confiance aux Nations unies pour administrer ces fonds – et encore moins des fonds provenant des contribuables américains. D’ailleurs, les Nations unies ont maintes fois prouvé combien elles étaient vulnérables aux détournements et aux pires tyrans.

 

Ces arguments de Realpolitik sont au cœur de l’échec de Copenhague – et elles renvoient à la seconde transformation majeure des deux dernières décennies, au côté de celle qui a cherché à instaurer une gouvernance et un développement durable partagés. À savoir : le retour à un libéralisme économique militant couplé à une révolution conservatrice défendant l’inévitabilité du conflit des civilisations (Huntington, 1996 ; Pestre, 2009).

 

La philosophie du libéralisme conservateur a plusieurs facettes. L’une d’elles nous importe ici, celle exposée par Hayek dès son livre The Road to Serfdom, qui tient toute idée d’anticipation et de choix collectif comme une hubris à abandonner. L’idée qu’un collectif humain puisse saisir la complexité du monde social et ses interactions avec le système Terre, et qu’il puisse en déduire des politiques qui soient efficaces, est un leurre. Les humains sont incapables de le faire, les actions qu’ils entreprennent sur cette base ont toutes les chances de produire plus de dégâts que de bien – parce que l’esprit humain est trop limité et que seuls les marchés calculent efficacement. Cette révolution libérale et conservatrice promeut donc une gamme de valeurs primordiales qui nous recommande de ne pas faire confiance aux autres – aux antipodes de l’idée d’un développement consciemment maîtrisé et construit en commun par la discussion.

 

En fait, c’est l’existence de ces deux projets de société antagoniques, et leur rencontre frontale au moment où des engagements concrets ont à être pris, qui donne la clé de l’échec de Copenhague. Le résultat de décembre 2009 révèle une situation présente antérieurement mais alors non déployée. Cette situation n’implique pas que le projet porté par le développement durable soit sans pertinence, ou qu’il faille renoncer à le faire réussir. Mais la partie sera plus rude que prévu, et nous n’allons pas en pente douce vers la gouvernance heureuse et maîtrisée. Des intérêts réels, des logiques différentes et d’autres projets de société sont là, et ils sont bien représentés. Certes le projet de développement durable jouit (encore ?) d’un a priori positif dans certains segments des populations mondiales, et cela peut s’avérer décisif dans le futur, mais il n’est ni universel dans ses évidences, ni sans contradictions et points aveugles.

Bibliographie

GALLARDO S., 2008, « La folie développement durable », http://histgeo.ac-aix-marseille.fr/a/stg/stg002_folie.pdf (accès le 11/08/2010).

HUNTINGTON S.P., 1996, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon and Schuster.

PESTRE D., 2009, « Understanding the Forms of Government in Today’s Liberal Societies. An Introduction », Minerva, vol. 47, no 3, p. 243-260.

RANGANATHAN J., BENNETT K., et al., 2008, Ecosystem Services: A Guide for Decision Makers, Washington DC, World Resources Institute, Island Press.

STENGERS I., 1999, « Le développement durable : une nouvelle approche », Alliages, no 40, p. 31-39.

THEYS J., 2005, « Une innovation sous-exploitée », in SMOUTS M-C. (dir.), Le Développement durable. Les termes du débat, Paris, Armand Colin, « Compact civis », p. 108-119.

WORLD COMMISSION ON ENVIRONMENT AND DEVELOPMENT, 1987, Our Common Future, Oxford, Oxford University Press.

ZACCAÏ E., 2009, « Développement durable : l’idéologie du XXIe siècle », Sciences humaines, « Les grands dossiers », no 14, p. 31.