Désobéir en démocratie
La démocratie, régime du débat permanent, indéterminé, semble de moins en moins fonctionner sur l’imposition exclusive de l’autorité. Désormais, les citoyens peuvent participer à l’élaboration de leur destin collectif, puisque la démocratie inclut la liberté dans les relations de commandement à obéissance. L’autorité demeure, mais elle résulte de l’adhésion des citoyens. Comment s’opposer à un ordre politique qui inclut en son sein le droit à l’opposition ? La pratique désobéissante soulève un intéressant paradoxe sur les limites de l’espace participatif légitime dans la démocratie représentative pluraliste. En se trouvant confrontée au système démocratique, la désobéissance procède à une transformation de ses modalités d’action, de l’acte individuel à l’acte collectif : Thoreau théorise et clôt à la fois le principe du refus individuel réalisé au nom d’une morale supérieure (Thoreau, 1992). Gandhi puis Martin Luther King s’en inspirent ensuite et confèrent à ce mode d’action une tonalité collective et politique, car leur désobéissance ne souhaite pas seulement affirmer la validité de principes supérieurs (notamment d’essences religieuses), mais bel et bien réformer le cadre collectif de l’exercice effectif des droits individuels. La désobéissance est alors un acte politique. Pas seulement au sens où elle vise la majorité, qui a le pouvoir politique, « mais parce qu’elle est guidée et justifiée par des principes politiques, c’est-à-dire par des principes de justice qui gouvernent la Constitution et, d’une manière générale, les institutions de la société » (Rawls, 1997, p. 412). Désormais, il importe de désobéir dans un espace politique qui autorise le sujet politique à s’opposer à l’autorité. Mais l’opposition ne peut se faire sans prendre acte des limites légales construites avec l’accord même du sujet politique. En démocratie, lorsque l’on désobéit, c’est à soi-même (en tant que citoyen, comme être politique) que l’on dénie le droit d’être souverain. Désobéir ne peut se réaliser qu’en prenant acte de cette contradiction fondamentale. Et pour tenter de la maintenir dans une limite acceptable, la désobéissance doit se pratiquer avec ordre. Cependant, l’organisation démocratique ne cesse de se complexifier, au point que l’intervention du citoyen devient de plus en plus problématique.
Professionnalisation de l’univers politique, montée de l’expertise, internationalisation de la décision… Les causes d’éloignements du citoyen de la décision publique sont multiples. Dans ce contexte, la désobéissance permet au sujet de se réapproprier l’action politique, et d’instaurer une continuité entre son identité personnelle et son identité politique (Pedretti, 2001). En devenant collective, la désobéissance offre en place des ruptures (ou transgressions) individuelles la possibilité d’un
engagement collectif partagé, organisé, et finalisé. La désobéissance englobe l’objection de conscience – démarche individuelle de refus mais n’ayant pas vocation à créer un rapport de force – en lui offrant une dimension collective à vocation majoritaire.
Construire la désobéissance
La désobéissance est civile en ce qu’elle s’élabore comme une pratique collective et politique. Il lui faut alors répondre à différentes contraintes pratiques et respecter certaines valeurs qui montrent la compatibilité de ses actions avec les buts de la démocratie. Les campagnes du sel de Gandhi (Gandhi, 1997), les
Civil Rights Movement de
M. L. King, les luttes du Larzac, etc. ont contribué à structurer la pratique désobéissante. Elles ont charpenté cette forme d’action collective, en valorisant certaines pratiques (
transparence, publicisation de l’action, non-violence…) et en construisant des collectifs dans l’action (coalition d’acteurs…), élaborant ainsi progressivement une codification des formes de l’acte désobéissant. Ainsi, elles se sont distinguées des pratiques de désobéissance criminelle. S’il s’agit d’un mode d’action radical, il doit néanmoins respecter un certain nombre de contraintes, afin de ne pas être totalement dans l’illégalité, et demeurer dans certaines limites acceptables de l’expression politique démocratique (Hayes et Ollitrault, 2012 ; Renou, 2012). En 2004, six critères sont ainsi présentés, s’appuyant sur le bilan des mobilisations collectives passées ayant réussi : la désobéissance doit être « un acte personnel et responsable ; un acte désintéressé ; un acte de résistance collective ; un acte non-violent ; un acte transparent ; un acte ultime (on désobéit après avoir épuisé tous les moyens de dialogues humains et institutionnels) » (Bové et Luneau, 2004, p. 161-163). Ces critères doivent être appliqués « conjointement » (Bové et Luneau, 2004, p. 169). Étienne Balibar (
Le Monde, 19 février 1997), s’inspirant des théories de Rawls, précise que la désobéissance civique doit être « une action politiquement responsable », répondant à « une situation d’urgence » (menace à l’égard des valeurs démocratiques) et qui en assume les risques judiciaires et politiques. Sur ces bases, les pratiques désobéissantes concernent tous les courants politiques, toutes les philosophies, y compris les mouvements des droites radicales (Camus, 2008). Un
Manifeste des désobéissants a été lancé à la fin de l’année 2006 pour tenter de fédérer les différentes initiatives de luttes non-violentes, sur les terrains de l’environnement (Casseurs de pub, collectifs d’opposants aux projets autoroutiers, aux aéroports…), de l’
altermondialisme (Faucheurs volontaires), du régionalisme (Démocratie pour le Pays basque
) et du social (Réseau éducation sans frontières, Droit au logement, Les Enfants de Don Quichotte, Groupe d’
information et de soutien aux immigrés) (
http://www.desobeir.net/). Cette diversité du recours à la désobéissance témoigne de la difficulté des institutions militantes traditionnelles à répondre à certains enjeux. Cela concerne les incertitudes techniques, la particularité des publics cibles, trop spécifiques pour justifier d’un engagement collectif classique, ou la conséquence d’une déterritorialisation de l’action militante (Bernier, 2011).
Revendiquer la désobéissance civique… aujourd’hui « Aujourd’hui, la désobéissance civique
» (Bové et Luneau, 2004, p. 155). Sous ce mot d’ordre, il s’agit d’imposer une seconde étape dans l’histoire de la désobéissance, en lui donnant une nouvelle définition et en l’inscrivant dans l’évolution historique de la démocratie. Pour Bové et Luneau,
« Parler de désobéissance civique renvoie au citoyen qui s’oppose au nom d’une conscience collective, au nom de principes communs à plusieurs personnes, principes qu’elles veulent faire prévaloir. […] Laissons la
désobéissance civile à l’individu qui s’oppose au nom de sa conscience individuelle, de principes personnels à une loi, tel un témoin de Jéhovah face à l’armée ou à la transfusion sanguine. Et intéressons-nous au citoyen qui s’oppose au pouvoir » (p. 160-161). S’ils ne parlent pas au nom de tous les désobéissants, leur déclaration a obligé l’ensemble des désobéissants à se positionner sur cette distinction entre désobéissance civique et civile. Mais ce débat ne doit pas masquer l’importance du marqueur temporel sur lequel les tenants du terme civique ne cessent d’insister. « Aujourd’hui » : il ne s’agit pas de renier l’héritage, mais de le confronter à des enjeux inédits qui interrogent le fonctionnement de la désobéissance et son efficacité. Deux dimensions justifient cette mise à jour. La première résulte de l’intériorisation de la norme politique démocratique dans les pratiques citoyennes. Peu ou prou, la démocratie est acceptée comme finalité de l’action publique. Par conséquent, là où la désobéissance civile continue de mobiliser l’
ethos de l’individu s’opposant face au pouvoir politique, la désobéissance civique assumerait l’assimilation du sujet désobéissant à la figure du citoyen acteur. Pour les désobéissants civiques, l’État ne serait désormais plus extérieur à la construction de l’identité politique du citoyen, mais bel et bien une part essentielle de son individualité. Comment dès lors s’opposer à une autorité qui n’exige même plus une soumission, même volontaire, à son pouvoir, puisque chaque citoyen est bel et bien constitutif de cette autorité ? Gandhi et
M. L. King luttaient pour la reconnaissance d’une identité politique effective de tous les citoyens. Désormais la désobéissance porte sur l’extension de l’autonomie politique, alors même que, paradoxalement, le citoyen est la principale source de légitimation du pouvoir politique qui encadre l’exercice de cette autonomie. En utilisant le qualificatif de civique, ces militants entendent mettre en relief les ambiguïtés de ce rapport à l’autorité. La seconde évolution concerne l’espace délibératif. Traditionnellement, la désobéissance exprime le souhait d’une meilleure intégration du sujet dans cet espace. « Aujourd’hui », il s’agit avant tout de participer à une redéfinition de ses frontières, puisque « Nous sommes face à une rupture technique
» (Bové et Luneau, 2004, p. 36). La désobéissance devient civique car l’insoumission n’est plus une simple réaction à l’établissement d’un ordre jugé inacceptable, mais une anticipation du désordre démocratique que pourrait provoquer l’inaction des autorités politiques. La démocratie moderne est liée à sa conception de la technique comme source de possibilités et de puissances infinies. C’est une véritable cosmologie qui s’est ainsi construite, organisant les rapports des individus dans leur quotidien, mais façonnant aussi leur capacité d’appréhension et de représentation du futur. Le renouvellement de l’insoumission devrait alors se réaliser en tenant compte de cette société technicienne profondément modifiée, qui confère de nouvelles contraintes à la
délibération politique et engage donc profondément les conditions de l’autonomie du sujet politique (Walzer, 1997). Engagées dans cette fuite en avant, les élites politiques et les autorités morales peinent à concevoir des modalités politiques qui pourraient borner un tel pouvoir. Lorsque le développement de la pratique politique se caractérise par une répartition des compétences et des pouvoirs non plus en fonction des institutions mais bien davantage en fonction des intérêts économiques, techniques et idéologiques des acteurs, la désobéissance civique permet de renégocier un rapport inédit entre les acteurs publics, les acteurs privés et les citoyens. Elle se veut ainsi une réflexion sur le principe de la séparation des pouvoirs, en conférant à la justice et à sa fonction délibérative une nouvelle place. La désobéissance civique peut être comprise comme une demande non seulement de droits mais aussi de garanties de la qualité du droit positif (Beauverger, 2011 ; Roux, 2002).
Civique et radical ?
Cette nouvelle étape semble cependant interroger l’un des principes clés de la désobéissance civile/civique, à savoir la non-violence. Selon certains auteurs (Muller, 2005) la désobéissance civique est de plus en plus utilisée par des acteurs qui veulent s’affranchir de l’exigence de non-violence. Raccrocher la désobéissance civique, et donc citoyenne, au droit de résistance à l’oppression permettrait toutes les ambiguïtés conceptuelles et toutes les diversités tactiques quant au choix des moyens de lutte. Forcer aux débats – quitte à violer l’espace privé (la propriété) –, contraindre l’autre à renoncer à ses propres choix (pressions sur la recherche scientifique), etc. portent atteinte au principe de non-violence. Lorsque les faucheurs arrachent des plants d’organismes génétiquement modifiés (
OGM) ou détruisent des semences génétiquement modifiées dans les entrepôts des entreprises semencières, ils portent atteinte aux droits de propriété. L’action n’est pas toujours perçue comme « non-violente », même parmi les sympathisants du mouvement. Précurseur dans les actions de désobéissance sur le terrain social, le mouvement Droit au logement, a, depuis sa création, organisé de nombreuses occupations illégales d’immeubles inoccupés afin de réclamer des logements pour les familles mal logées ou expulsées. Le mouvement se réclame de « l’action directe non-violente », subtile nuance sur les contours de la non-violence. Des collectifs No-Nano ne se contentent pas de refuser de participer aux débats délibératifs pilotés par les institutions, mais perturbent les discussions ; des militants écologistes utilisent la violence (contre les biens) au nom de la désobéissance (
Sea Shepherd)… En raison de l’urgence sociale et/ou écologique justifiant la désobéissance, une radicalisation de la pratique désobéissante n’est pas à exclure à l’avenir (Carter, 1998, p. 29-47). Les motifs de transgression de la norme désobéissante ne manquent pas…
BibliographieBEAUVERGER B., 2011, Contribution à une étude juridique de la désobéissance civique, thèse de droit public, université de Montpellier. BERNIER A., 2011, Désobéissons à l’Union européenne, Paris, Mille et une nuits. BOVÉ J., LUNEAU G., 2004, Pour la désobéissance civique, Paris, La Découverte. CAMUS J-Y., 2008, « L’extrême-droite française et l’insoumission », in HIEZ D., VILLALBA B., La Désobéissance civile. Approches politique et juridique, Lille, Presses universitaires du Septentrion, p. 117-127. CARTER A., 1998, « In Defense or Radical Disobedience », Journal of Applied Philosophy, vol. 15, no 1, p. 29-47. HAYES G., OLLITRAULT S., 2012, La Désobéissance civile, Paris, Presses de Sciences Po., « Contester ». MULLER J-M., 2005, Dictionnaire de la non-violence, Gordes, Relié, « Poche ». OST F., 2005, Sade et la loi, Paris, Odile Jacob. PEDRETTI M., 2001, La Figure du désobéissant en politique, Paris, L’Harmattan. RAWLS J., 1997, Théorie de la justice, Paris, Seuil, « Point ». RENOU X., 2012, Désobéir, le petit manuel, Paris, Le passager clandestin, « Désobéir ». ROUX F., 2002, En état de légitime révolte, Montpellier, Indigène. THOREAU H-D., 1992, La Désobéissance civile, Castelnau-le-Lez, Climats. WALZER M., 1997, Sphère de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, « La couleur des idées ».