Design thinking
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Technique générale de résolution de problèmes complexes empruntée aux designers. Elle est aujourd’hui prisée et valorisée par les professions et consultants de l’ingénierie, de la gestion et du management des entreprises ou de l’administration publique, ou encore de la conception de l'espace, pour déployer des démarches centrées sur l'expertise d'usage et l'implication des publics cibles. Le terme et son usage récent (début 2000), font débat dans le monde du design, tout comme leur portée participative plus généralement, selon les circonstances dans lesquelles ils sont mobilisés.
Findeli, A, Bousbaci, R. (2022). Design thinking. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/design-thinking-2022
Un phénomène récent
Le design thinking est devenu une méthode codifiée à ranger dans la boîte à outils des « décideurs créatifs » (Norman, 2018) ou à classer parmi les recettes toutes prêtes de l’innovation stratégique (Kimbell, 2011, 2012), autrement dit une forme d’algorithme ou de routine (au sens informatique), une technique générale de résolution de problèmes complexes (Jonas, 2011) aujourd’hui prisée et valorisée principalement par les professions et consultants de l’ingénierie, de la gestion et du management des entreprises ou de l’administration publique, ou encore de la conception de l’espace. Son principe méthodologique est emprunté aux designers (d’où son nom), alors que ceux-ci ne trouvent aucun intérêt à utiliser ce terme pour décrire leur pratique, à savoir le design (tout court), et émettent de sérieuses réserves quant à l’usage estimé abusif qu’en font des équipes n’ayant pas de formation ni de compétences en design.
Ce phénomène d’extension du domaine du design hors de son champ d’activité propre est récent. On peut citer deux événements significatifs qui en ont précipité l’émergence et le succès.
Suite aux sévères critiques des modèles de management de projet enseignés dans les écoles de gestion, la Weatherhead School of Management de l’Université Case Western Reserve de Cleveland organise en 2002 un séminaire intitulé « Managing as Designing » au cours duquel Frank Gehry, l’architecte du tout nouveau bâtiment de l’école, est invité à décrire la façon dont il conçoit ses projets (Boland et al., 2002). Dans le très recommandable ouvrage éponyme publié peu après ce séminaire historique, les auteurs proposent d’adopter et d’enseigner la démarche de design comme méthode principale d’approche en gestion et management (Boland et Collopy, 2004) afin de pallier le réductionnisme, l’injonction quantitativiste et le rationalisme des méthodes habituelles.
En 2008 Tim Brown, PDG de l’agence de design IDEO, publie dans Harvard Business Review un article intitulé « Design Thinking », qui consacrera le terme et la chose auprès de la communauté des sciences de gestion et de management (Brown, 2008). Dans le bestseller publié par la suite, traduit en français par L’esprit design, Brown le présente comme une méthode qui « satisfait les besoins et désirs des gens de manière technologiquement faisable et stratégiquement viable », la fameuse triade « désirabilité/viabilité/faisabilité » (Brown, 2009, 2010, 2019). Les Design Thinkers, selon lui, ne sauraient se limiter aux designers, pourvu qu’ils adoptent les qualités qui les caractérisent : empathie, pensée intégratrice, optimisme, expérimentalisme, collaboration : « Le design est trop important pour être laissé aux mains des seuls designers » peut-on lire sur la couverture. S’ensuit une foule de publications, de vidéos, de didacticiels, d’expérimentations, de workshops et de programmes de formation consacrés à la découverte et à la promotion du design thinking comme méthode « de résolution imaginative de problèmes centrée sur l’humain » mais aussi comme « a new way of thinking to propel business forward » (Brown, 2009; Martin, 2009; Camacho, 2016).
Derrière cette expression « design centré humain » (human-centered design, HCD), surtout popularisée par Norman (2019) et désormais codifiée dans la norme ISO 9241-210:2019, se trouve l’idée qu’il importe de placer l’utilisateur, ses besoins et ses attentes, au cœur du processus de conception. Ceci se réalise le plus souvent en sollicitant les méthodes d’observation, d’enquête, de consultation et de concertation des sciences anthroposociales (psychosociologie, anthropologie, psychologie cognitive, service social, etc.) dans l’intention d’intégrer ces résultats dans l’ensemble des « paramètres » ou « critères » constitutifs des projets. Il s’agit donc toujours encore d’une forme d’approche « expert » qui ne se situe guère que sur les échelons intermédiaires d’échelles de participation comme celle d’Arnstein (1969). C’est celle que l’on rencontre le plus souvent dans les projets conduits à l’enseigne du design thinking et de sa non moins fameuse triade Inspiration/Ideation/Implementation, promouvant « les sentiments, l’intuition et l’inspiration » plutôt que « la logique et le raisonnement », où il s’agit moins « de faire du design que de penser en mode design » (Brown, 2010, p. 4, 8). Ainsi caractérisé (et caricaturé), le design thinking veut conserver l’idée d’intelligence collective propre au design mais la réserve encore aux concepteurs-experts des projets centrés-usagers ou -humains (user- ou human-centered), pour qui ces destinataires demeurent des « cibles » que l’on observe et consulte par des méthodes de plus en plus sophistiquées (souvent conçues par les designers).
Design et participation
Nous retiendrons donc que le terme « design thinking » est surtout utilisé en management et gestion et parfois en ingénierie, alors qu’il est peu ou pas utilisé dans le champ du design, ce qui a conduit Jonas à effectuer l’utile distinction entre le premier (Design Thinking en majuscules) et le second (design thinking en minuscules) (Jonas, 2011), celui-ci caractérisant et singularisant la façon de raisonner, de juger, de modéliser, d’arbitrer, d’agir, de faire, d’évaluer, bref de penser et de concevoir, des designers en situation de projet (Vial, 2021, p. 96-103). La pensée design mobilise les chercheurs en design depuis une bonne cinquantaine d’années, notamment sous l’appellation « designerly way of thinking » popularisée par Nigel Cross après Bruce Archer (Cross, 1982). Il en résulte de nombreux modèles épistémologiques et praxélogiques, en constante évolution (Findeli & Bousbaci, 2005), le plus souvent proposés sous forme graphique (Dubberly, 2004).
Très tôt, ces recherches se sont penchées sur la question de la participation. Des pionniers comme Horst Rittel et Christopher Alexander étaient convaincus que la participation de toutes les parties prenantes était indispensable à la bonne conduite des projets de design, notamment celles étant le plus directement concernées par le projet : ses destinataires et bénéficiaires, les usagers, les habitants, les citoyens. La dimension participative occupe désormais une place centrale et prépondérante en design (Binder et al., 2008), ce qu’on peut attribuer à deux développements concourants. D’une part, les chercheurs ont considérablement élargi leurs modèles théoriques - centrés quasi-exclusivement sur le volet « conception » du projet de design - pour y inclure le volet « réception » auparavant considéré comme allant de soi (Vial, 2021, p. 89-90). Par le fait même, l’« expertise d’usage » ou « maîtrise d’usage » des destinataires s’est trouvée valorisée et leur participation devenue indispensable dès les phases amont des projets (le fuzzy front-end des ingénieurs). D’autre part, les designers ont également élargi leur champ d’intervention, sortant de l’espace domestique pour entreprendre des projets de services d’intérêt public, où les outils numériques désormais disponibles prenaient souvent une large part. Les expériences suédoises de « design coopératif » du début des années 1970 en design graphique et d’interaction, ainsi que le colloque organisé par la Design Research Society en 1971 sur l’intelligence collective sont souvent mentionnés comme des précurseurs de ce qu’on a appelé ensuite « design participatif » (Czyzewski, 1990) puis « codesign » ou « co-conception » (Sanders et Stappers, 2008). C’est dans les projets de design social ou d’innovation sociale par le design (Manzini, 2014; Lewis, 2020) que les pratiques participatives et de codesign (Scrivener et al., 2005) ont fait leurs preuves en raison des effets de capacitation (empowerment) des différentes parties prenantes, particulièrement les plus vulnérables (Burkett, n.d.). En France, l’association « La 27ème Région » a, depuis plus de dix ans, mis en œuvre et théorisé de la façon la plus convaincante de nombreux dispositifs et outils pour le co-design des politiques publiques (La 27e Région, 2015). Le succès rencontré par ces nouvelles approches auprès de partenaires et de maîtres d’ouvrage pour qui le design se restreignait encore à la conception de beaux objets et de meubles chics a compté pour beaucoup pour l’adoption du design thinking. Alors que celui-ci devait répondre à la crise que connaissaient l’ingénierie et le management confrontés à l’échec de nombreux projets (Lalonde et al., 2010) ou allait « réenchanter l’action publique » (Gélédan, 2021), certains n’hésitent pourtant pas à ne voir là qu’une imposture (design-washing?) et un phénomènes de mode (Ramírez, 2018).
Pour conclure, on évitera de croire que le design thinking tel qu’entendu et pratiqué hors du champ du design implique nécessairement une participation active de toutes les parties prenantes des projets, et de le confondre avec le codesign tel que pratiqué en design social. Seul ce dernier, parce qu’il se met au service du bien public et commun, considère comme une nécessité la participation telle qu’entendue dans les pages de ce dictionnaire.
Arnstein, Sherry. 1969. « A ladder of citizen participation ». Journal of the American Institute of Planners 35 (4): 216–224.
Binder, Thomas et al.. 2008. « Design Participation(s) ». CoDesign 4 (1): 1-3.
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Brown, Tim. 2009. Change by Design, N. Y.: Harper Collins. Trad. fr. L’esprit design, Paris : Pearson, 2010 ; nouvelle édition augmentée 2019.
Burkett, Ingrid. n.d. « Co-designing for Social Good: The Role of Citizens in Designing and Delivering Social Services ». https://bit.ly/2SraDM0. 12p.
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Cross, Nigel. 1982. « Designerly ways of knowing ». Design studies 3(4): 221-227.
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La 27e Région. 2015. Chantiers ouverts au public. Paris : La Documentation française.
Lalonde Pierre-Luc et al. 2010. « Building pragmatist theories of PM practice : theorizing the act of project management ». Project management journal 41 (5): 21-36.
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Martin, Roger L. 2009. The Design of Business: Why Design Thinking is the Next Competitive Advantage. Cambridge: Harvard Business Press.
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Ramírez, Rodrigo H. 2018. « On Design Thinking, Bullshit, and Innovation ». Journal of Science and Technology of the Arts 10 (3): 45-57.
Sanders, Elisabeth et Stappers, Pieter Jan. 2008. « Co-creation and the new landscapes of design ». CoDesign 4(1): 5-18.
Vial Stéphane. 2021. Le design, Paris : PUF, coll. Que sais-je ?. 3e édition.