Démocratie réelle
La « démocratie réelle » est au cœur des revendications de nombreux mouvements sociaux depuis le début des années 2010, qui dénoncent les limites des régimes représentatifs et expérimentent des pratiques de démocratie interne. Il ressort de ces expériences, en particulier du cas espagnol, une diversité de significations et d’appropriations du terme de « démocratie réelle ».
Nez, H. (2022). Démocratie réelle. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/democratie-reelle-2022
Cette expression est le mot de ralliement initial des Indignés en Espagne, dès la convocation de la manifestation du 15 mai 2011 par le collectif ¡Democracia real ya! (DRY, Démocratie réelle maintenant !). Elle est ensuite reprise par les participants en la détachant de l’organisation qui l’a publicisée, lorsqu’ils se mobilisent sur les campements qui se multiplient sur les places publiques en centre-ville comme à la Puerta del Sol à Madrid, puis dans les assemblées qui se décentralisent dans les quartiers. L’absence de démocratie réelle peut ainsi être comprise comme le « signifiant vide » du 15M autour duquel s’articulent plusieurs demandes disparates (Errejón, 2011).
En réclamant une véritable démocratie, les Indignés s’inscrivent dans une série de mobilisations sociales qui revendiquent l’idéal démocratique depuis le début des années 2010. Des Printemps arabes aux Gilets jaunes en passant par Occupy ou Nuit Debout, la préoccupation démocratique est centrale. Malgré la diversité de ces mouvements à travers le monde, deux traits communs émergent dans les revendications : la demande d’une justice sociale et la contestation de la domination des élites politiques. Ces mobilisations permettent ainsi de penser ensemble les deux grandes catégories de significations du mot démocratie, politique et sociale, comme exercice du pouvoir par l’ensemble des citoyens et défense des intérêts des plus démunis (Hayat, 2020).
Si le mot démocratie sert partout à désigner ce que les manifestants souhaitent, leurs attentes divergent en fonction des régimes politiques : en contexte autoritaire, il s’agit d’abord d’évincer les despotes au pouvoir (le « dégage » des Printemps arabes), alors qu’une contestation de la démocratie libérale s’exprime dans les pays occidentaux. Le principal slogan des Indignés – « ils ne nous représentent pas ! » – vise les élus et les partis politiques au gouvernement comme dans l’opposition, mais aussi certains syndicats et associations. Cette critique des formes traditionnelles de représentation s’articule avec une dénonciation plus large du fonctionnement du système politique espagnol, dont la légitimité démocratique est remise en cause, en pointant non seulement la corruption et la connivence entre élites politiques et économiques, mais aussi les limites du bipartisme et du mode de scrutin (proportionnel avec des effets majoritaires du fait de la taille réduite de certaines circonscriptions). Les Indignés dénoncent ainsi, comme d’autres mouvements qu’ils ont inspirés, une démocratie représentative qui leur semble insuffisante et à bout de souffle.
Le mécontentement à l’égard du fonctionnement du système politique ne se traduit cependant pas par une indifférence à l’égard de la politique ou par un affaiblissement de l’idéal démocratique, mais par une revendication en termes de plus de démocratie : « Une partie de la société réagit à ce mécontentement en se politisant, en augmentant son niveau d’intérêt pour la politique […] ou sa capacité à se voir comme un sujet politique » (Ganuza et Font, 2018 : 21). Il s’agit donc d’un « mécontentement mobilisateur » qui combine une critique de l’activité politique dominante au sein des institutions et une implication dans d’autres formes d’action politique (Funes et al., 2020).
Toutefois, si la critique de la démocratie libérale et l’appel à une véritable démocratie font consensus au sein du 15M comme dans d’autres mobilisations de la décennie, les formes que devraient prendre cette démocratie nouvelle sont sources de controverses. Il s’agit ici d’analyser la diversité des significations et des appropriations de cette expression de « démocratie réelle » à partir du cas espagnol, en explorant tant les pratiques de démocratie interne dans les assemblées, que les projets impulsés par les Indignés après l’occupation des places.
Une démocratie d’assemblées
Face à une démocratie représentative dont ils jugent le fonctionnement oligarchique, les Indignés cherchent à créer de nouveaux espaces de discussion collective qui s’appuient sur la diversité des opinions de la population et lui donnent une expression (Nez, 2012). Dans une filiation anarchiste ou libertaire dont les pratiques reposent sur l’absence de leader et de hiérarchie, la démocratie d’assemblées du 15M s’appuie sur quatre principes : l’horizontalité, l’inclusion, le respect et la « pensée collective ». La délibération et la recherche du consensus sont perçues comme des méthodes permettant d’élaborer une parole collective au sein d’un mouvement social, en s’appuyant sur l’expression des désaccords et sur la formulation d’accords autour d’un minimum commun.
La démocratie interne au 15M apparait donc comme un moyen d’expérimenter au sein du mouvement le modèle démocratique prôné en dehors. Il s’agit, dans une conception préfigurative de la politique, de mettre en pratique dans les assemblées la « démocratie réelle » que les Indignés appellent de leurs vœux, comme l’avaient fait les altermondialistes avant eux (Maeckelbergh, 2011). Les Indignés s’inscrivent ainsi dans une longue tradition militante, notamment celle des mouvements autonomes dont plusieurs sont issus, en particulier dans les squats autogérés (Martínez et García, 2018). Avec le 15M, ces pratiques démocratiques dépassent toutefois largement les cercles militants : « Le 15M a favorisé le transfert des pratiques délibératives depuis des enceintes plus ou moins limitées (par exemple, les campements, forums sociaux ou centres sociaux autogérés) vers les places, et c’est là que semble résider une différence importante » (Romanos, 2011).
Comme le montre Francesca Polletta (2002) à partir d’une approche historique des mouvements sociaux aux États-Unis au XXème siècle, le choix du consensus correspond non seulement à un système de valeurs spécifique auquel les acteurs d’un mouvement social se disent attachés, mais également à un intérêt pratique visant à éviter les divisions internes et à continuer à mobiliser un nombre important de citoyens. Les pratiques de démocratie interne peuvent ainsi renforcer les liens de solidarité et la cohésion entre les participants, en les incitant à reconnaître la légitimité du raisonnement des autres et à accepter les différences au sein du mouvement. Ces ressorts de légitimité de la décision par consensus ont également été mis en avant dans la théorie politique : « Le souci de parvenir à un consensus exige une écoute de tous les points de vue et permet plus facilement la participation de chacun à la discussion ; la participation de tous à la délibération et l’exigence de consensus accroissent la qualité et la légitimité de la décision » (Urfalino, 2007 : 47).
Le consensus fait toutefois l’objet d’âpres débats au sein des assemblées du 15M, en raison des difficultés rencontrées. Les participants qui défendent son usage craignent qu’un mode de prise de décision majoritaire soit excluant, ne stimule pas autant la discussion que la recherche du consensus et s’oppose ainsi à « l’esprit du mouvement ». Mais nombreux sont ceux qui critiquent la lenteur et les dysfonctionnements d’une pratique du consensus souvent entendue par les Indignés comme unanimité – alors qu’en théorie, ce type de consensus est « apparent » dans la mesure où il exige « non pas l’unanimité mais, à côté de ceux qui approuvent, le consentement des réticents » (Ibid. : 57). Ses détracteurs soulignent une contradiction entre un droit égal à la participation et une inégalité de fait dans l’influence sur la décision, et déplorent que ce mode de décision constitue un frein à l’action quand les questions abordées sont compliquées et conflictuelles. Face à ces blocages, certains privilégient les activités concrètes dans les groupes de travail plutôt que la délibération, comme à Occupy Slovenia où l’autonomie des groupes de travail vis-à-vis de l’assemblée générale permet de valoriser les positions minoritaires (Razsa et Kurnik, 2012). D’autres contournent la dynamique délibérative des assemblées en lançant des actions directement sur les réseaux sociaux (Jurado, 2021). Le consensus provoque également des désengagements. L’intérêt pratique de ce mode de décision mis en avant par F. Polletta n’est donc pas systématique, car il peut renforcer les divergences internes et démobiliser les participants.
Ces désaccords autour du consensus sont liés aux conflits sur le rapport à la politique institutionnelle qui sont structurants dans le 15M. Dès le début du campement à la Puerta del Sol, le groupe de travail sur la politique se divise en deux sous-groupes. Le premier, consacré à « la politique à court terme », cherche à avoir une influence sur les politiques publiques. Il se met rapidement d’accord sur plusieurs propositions visant à améliorer le système actuel, comme une réforme de la loi électorale instaurant des mécanismes effectifs de participation citoyenne et de contrôle citoyen. Pour le deuxième groupe, sur « la politique à long terme », le changement ne passe pas par la voie électorale, mais par des expérimentations locales comme l’occupation d’immeubles pour reloger les personnes expulsées de leur logement, l’ouverture de squats d’activités ou la création de coopératives.
Cette dichotomie traverse les initiatives que les Indignés impulsent au moment et après l’occupation des places. On repère en effet dans leurs actions une grande diversité d’interprétations de la revendication de « démocratie réelle », parmi lesquelles un versant « vertical » vise à changer le système politique de l’intérieur, par la création de partis politiques, et un versant « horizontal » cherche à transformer le système de l’extérieur sans entrer dans le jeu électoral (Feenstra et al., 2016).
Différents projets de la démocratie réelle
On peut repérer, à partir de l’analyse du laboratoire politique espagnol entre 2011 et 2021, différents projets de la « démocratie réelle », qui reposent sur des rapports variés à la représentation et sur des conceptions diverses de la participation (Nez, 2022). Le cas de l’Espagne est particulièrement intéressant à étudier en raison de l’ampleur des mobilisations qui ont suivi le 15M, par exemple les « marées » dans les services publics ou le mouvement féministe, de la multiplication des expérimentations locales d’inspiration anarchiste ou encore de l’émergence de nouveaux partis politiques comme Podemos en 2014 et de coalitions citoyennes municipales qui ont remporté de nombreuses villes en 2015.
Un premier ensemble de projets vise à approfondir la représentation, c’est-à-dire à améliorer le système de démocratie représentative en promouvant des partis politiques davantage orientés vers le bien commun, des élus plus honnêtes, des pratiques plus transparentes. Il répond aux préoccupations d’une grande partie de la population qui est très critique à l’égard du personnel politique et du système de partis, mais remet davantage en cause leur représentativité que l’idée même de représentation (Funes et al., 2020). Cette voie s’inscrit dans la continuité des Indignés qui revendiquaient une démocratie plus représentative et des mécanismes effectifs de participation citoyenne. Elle s’incarne dans un certain nombre de principes éthiques mis en avant par Podemos, comme le plafonnement des indemnités des élus ou la limitation des mandats dans la durée. Cette revendication se traduit aussi dans les pratiques d’élus locaux issus du 15M lorsqu’ils cherchent à faire des comptes rendus de mandat et à associer davantage l’ensemble des collectifs citoyens à l’élaboration des politiques publiques. Les forums locaux mis en place par des responsables des associations de quartier devenus élus à Madrid s’inscrivent dans cette perspective, où la démocratie participative est surtout synonyme de démocratie de proximité permettant un dialogue régulier et transparent entre représentants et représentés. Ces projets d’amélioration du fonctionnement de la démocratie représentative ont toutefois été limités à l’échelle nationale. En effet, les revendications plus ambitieuses des Indignés – comme la refonte du système électoral – ne se sont pas traduites par un changement institutionnel, car elles nécessitaient une réforme de la Constitution que Podemos n’a pu impulser en raison de sa position minoritaire au sein du gouvernement.
Le deuxième ensemble de projets de la « démocratie réelle » impulsés par les Indignés vise à dépasser la délégation politique par l’instauration d’une démocratie directe. Ces initiatives prennent différentes formes au sein et en dehors du champ institutionnel, à commencer par les propres assemblées du 15M à la Puerta del Sol comme sur les places d’autres villes et dans les quartiers. Cette démocratie d’assemblées, déjà présente avant 2011 comme dans les centres sociaux occupés autogérés, a connu avec les Indignés une nouvelle impulsion et un élargissement des personnes concernées. Des associations, des collectifs et des mouvements sociaux ont ainsi démocratisé leurs pratiques d’organisation interne. Une autre version de la démocratie directe est davantage ancrée dans le mouvement de la culture libre et la partie digitale du 15M, qui promeuvent une conception de la « technopolitique » fondée sur l’usage des outils numériques (Calleja López, 2017). Un exemple est la plateforme Decide Madrid, lancée par des responsables de la délégation à la participation citoyenne à la mairie de Madrid (2015-2019) qui se sont rencontrés et politisés à la Puerta del Sol, pour expérimenter plusieurs processus participatifs comme les votations citoyennes et le budget participatif. Le Partido X, lancé par des anciens Indignés en 2013, s’inscrivait aussi dans cette logique, en résumant son programme à des processus de démocratie directe. Il s’agit ainsi, dans les organisations du mouvement social comme dans les partis politiques et les institutions, de dépasser la logique représentative pour permettre aux participants et/ou à l’ensemble des citoyens de prendre directement des décisions sans passer par l’intermédiaire de représentants.
Le troisième ensemble de projets de la « démocratie réelle » cherche à articuler la représentation avec d’autres logiques de démocratie directe, délibérative et/ou participative. On retrouve ici l’initiative de « Démocratie 4.0 » promue par Juan Moreno Yagüe et Francisco Jurado en Andalousie, dont l’objectif est de donner le choix aux citoyens de voter directement les lois ou de laisser les députés le faire à leur place, donc d’insérer une dose de démocratie directe au sein du régime représentatif en vigueur. Il s’agirait d’introduire un droit de véto sur les lois les plus contestées, une idée particulièrement stimulante pour repenser la relation de délégation du pouvoir entre représentants et représentés, qui pourrait être accompagnée d’une réflexion sur la délibération en amont du vote des lois. Des liens peuvent ici être faits avec la démocratie directe dans le mouvement des Gilets jaunes, quand une partie des manifestants revendiquent un RIC délibératif en associant au référendum d’initiative citoyenne une assemblée citoyenne tirée au sort. On peut aussi citer la brève expérience de l’Observatoire de la ville à Madrid, une chambre municipale permanente tirée au sort qui cherchait à combiner la démocratie directe numérique de Decide Madrid avec la dynamique délibérative des assemblées de citoyens tirés au sort. Ces voies diverses d’hybridation de la démocratie élargissent le répertoire des expérimentations cherchant à associer différentes sources de légitimité, qui a été ouvert par les assemblées citoyennes basées sur le tirage au sort et articulées à des référendums au Canada, en Islande ou en Irlande (Courant et Sintomer, 2019).
Le concept de « démocratie réelle », qui émerge du 15M et de ses suites, est donc pluriel. Les réponses que les Indignés ont apportées à la crise des régimes représentatifs ont été multiples, en s’appuyant sur différentes conceptions de la démocratie – directe, participative, délibérative, représentative – et déclinaisons pratiques (assemblées, outils numériques, tirage au sort, référendum d’initiative populaire, etc.), qui peuvent s’articuler dans des combinaisons inédites. En investissant à la fois les institutions et l’espace des mouvements sociaux, de manière parfois parallèle mais aussi concomitante, les Indignés ont démontré que la démocratie pouvait être réinventée depuis différentes formes d’engagement au sein et au-delà des régimes représentatifs.
Calleja López, Antonio. 2017. Since 15M: the technopolitical reassembling of democracy in Spain. Thèse de philosophie en sociologie, University of Exeter.
Courant, Dimitri, et Yves Sintomer, dir. 2019. « Le tirage au sort au XXIème siècle ». Participations 23.
Errejón, Iñigo. 2011. « El 15-M como discurso contrahegemónico ». Encrucijadas 2, 2011 : 120-145.
Funes, María Jesús, Ernesto Ganuza et Patricia García-Espín, dir. 2020. El descontento movilizador. Madrid : CSIC.
Ganuza, Ernesto et Joan Font. 2018. ¿Por qué la gente odia la política? Como nos gustaría que se tomaran las decisiones políticas. Madrid : Los libros de la Catarata.
Hayat, Samuel. 2020. Démocratie. Paris : Anamosa.
Jurado, Francisco. Un caos bonito. Relato de una década de la #SpanishRevolution. Madrid : Lengua de Trapo.
Maeckelbergh, Marianne. 2011. « Doing is Believing: Prefiguration as Strategic Practice in the Alterglobalization Movement ». Social Movement Studies 10 (1) : 9.
Martínez, Miguel, et García Ángela. 2018. « Converging movements: occupations of squares and buildings ». Dans Crisis and Social Mobilization in Contemporary Spain. The M15 Movement. Sous la direction de Benjamín Tejerina et Ignacia Perugorría, 15-35. Londres : Routledge.
Nez, Héloïse. 2012. « Délibérer au sein d’un mouvement social. Ethnographie des assemblées des Indignés à Madrid ». Participations 3 : 79-102.
Nez, Héloïse. 2022. Démocratie réelle. L’héritage des Indignés espagnols. Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant.
Polletta, Francesca. 2002. Freedom is an Endless Meeting. Democracy in American Social Movements. Chicago : The Chicago University Press.
Ramón A. Feenstra, Simon Tormey, Andreu Casero-Ripollés, et John Keane. 2016. La reconfiguración de la democracia. El laboratorio político español. Grenade : Editorial Comares.
Razsa, Maple et Andrej Kurnik. 2012. « The Occupy Movement in Žižek’s hometown: Direct democracy and a politics of becoming ». American Ethnologist 39 (2), 2012 : 238-58.
Romanos, Eduardo. 2011. « Les Indignés et la démocratie des mouvements sociaux ». La Vie des idées.
Urfalino, Philippe. 2007. « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés ». Revue européenne des sciences sociales XLV-136 : 47-70.