Démocratie partisane
La démocratie partisane désigne le fonctionnement démocratique des organisations partisanes et des partis politiques, c’est-à-dire à la fois les procédures et les dynamiques politiques internes.
Lefebvre, R. (2022). Démocratie partisane. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/democratie-partisane-2022
Les partis politiques peuvent être analysés comme des systèmes politiques « en miniature » (Eldersveld 1964 ; Hazan et Rahat 2010) et à ce titre être examinés au prisme de leur fonctionnement démocratique. Reste à définir ce qu’on entend par « démocratie partisane ». La notion, fuyante, est autant indigène que scientifique, objet de luttes politiques et de définitions scientifiques plurielles. Dans la littérature, la démocratie intrapartisane renvoie à des dimensions, indicateurs ou étalons divers (Lefebvre et Roger, 2009). La recherche mobilise divers critères : participatif (droits conférés aux adhérents dans les diverses prises de décision partisanes, définition de la ligne politique du parti et du programme, choix des dirigeants et des candidats mobilisant ou non les adhérents), compétitif (degré de « competitiveness » ou ouverture de la compétition interne), limitatif (contre-pouvoirs à la direction du parti, instances de recours ou de contrôle), délibératif (qualité et caractère inclusif de la discussion contradictoire dans l’organisation, voir Teorell, 1999). Les méthodes de sélection des candidats peuvent être analysées en fonction de quatre entrées principales : les conditions de la candidature, le « sélectorat », la décentralisation des processus et les systèmes de vote ou de nomination (Hazan et Rahat, 2010). Le critère formel de sélection (son degré d’ouverture) ne suffit pas à juger de la qualité démocratique du processus. Il faut analyser ses formes concrètes de mise en œuvre (Aylott et Bolin, 2017). Susan Scarrow (2005) évalue quant à elle le degré de démocratie en fonction de trois entrées différentes : l’inclusion (nombre de personnes participant au groupe dirigeant), la centralisation (autonomie donnée ou concédée aux instances locales, poids du cercle dirigeant central) et l’institutionnalisation (formalisation des procédures de décision). De manière proche, Piero Ignazi (2018) distingue quatre dimensions : inclusion, pluralisme, délibération, diffusion (dissémination de la participation et du pouvoir dans toute l’organisation). Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat (2010) dégagent pour leur part quatre aspects de la démocratie partisane : participation, représentation, concurrence et réactivité. Si les partis constituent une agrégation d’individus formant une constellation de groupes rivaux (Haegel, 2012), on peut analyser enfin la démocratie interne en fonction du degré d’institutionnalisation du pluralisme en son sein (reconnaissance ou non des sensibilités organisées ou de factions, exemple : les courants au Parti socialiste). La combinaison de ces divers éléments détermine des configurations démocratiques plus ou moins spécifiques à chaque organisation et dépendantes des systèmes partisans. Les partis présentent ainsi des formes sui generis de « démocratie intrapartisane » en fonction d’un ethos démocratique propre, des règles du jeu électoral du système politique, de la réglementation de l’État et du fait qu’ils soient ou non au gouvernement (Cross et Katz, 2013).
Les congrès sont des moments essentiels de la vie démocratique des partis, même si les statuts leur accordent un rôle variable. Ils réunissent généralement délégués et cadres du parti qui, collectivement, en renouvellent les instances et débattent pour fixer ou actualiser la ligne politique. Ils sont censés être représentatifs de la base de l’organisation. Dans les partis issus du mouvement ouvrier, le congrès incarne la souveraineté démocratique. Selon les statuts du Parti travailliste anglais, il est l’« autorité suprême du parti ». La direction du parti, dans les deux sens du terme (cercle dirigeant et stratégie), y est renouvelée et discutée. Évènements qui jalonnent l’histoire du parti et structurent sa mémoire (les congrès de Tours, Épinay, Rennes, Reims… pour le Parti socialiste), les congrès sont des moments de fixation des lignes stratégiques, politiques et idéologiques des organisations.
Démocratisation des partis ?
Un « impératif participatif » (Blondiaux, Sintomer, 2002) travaille les démocraties contemporaines, incitant à dépasser la seule logique de la représentation pour promouvoir de nouvelles formes de participation et de prise de décision des citoyens. Cette injonction affecte aussi les partis politiques sommés de donner de nouveaux droits à leurs adhérents et à leurs sympathisants. Les partis politiques s’adaptent ainsi à la nouvelle donne démocratique en développant de nouvelles pratiques militantes au sein des organisations, mais aussi à leurs périphéries. À partir des années 1980, on observe une tendance à l’individualisation des droits des adhérents et à la multiplication des votes directs des dirigeants (primaires fermées) contre les formes délégataires traditionnelles d’exercice du pouvoir (les dirigeants sont désignés par des délégués des congrès par exemple). Les militants sont consultés plus fréquemment et associés à la fabrication des programmes. Au milieu des années 2000, la droite française se rallie aux primaires fermées. Au terme de négociations âpres, il est décidé en décembre 2005 que le candidat est « soutenu » par le parti au terme d’un vote des militants (Lefebvre, Treille, 2019). Les innovations démocratiques se multiplient (recours au vote préférentiel dans les désignations chez Génération.s, réunion de jurys pour la fabrique du programme…). Dans les partis que certains politistes comme Paulo Gerbaudi appellent « plateformes », le parti, conçu comme une agora numérique, est construit autour de nouvelles offres et architectures de participation. Les décisions internes ne sont pas prises lors de congrès, mais à travers des consultations en ligne. De nombreuses décisions sont ouvertes au vote autour d’un imaginaire de l’ouverture, de la transparence, de l’immédiateté, proche du modèle de la démocratie directe. Les plateformes se nomment Rousseau pour le Mouvement 5 étoiles italien ou Plaza pour Podemos. La participation plus que la représentation y est consacrée comme la forme principale de légitimité. Le Mouvement 5 étoiles met en place des ateliers législatifs, des forums et des primaires en ligne. La France insoumise en 2016 ouvre une confection collaborative des programmes électoraux. Podemos lance une véritable dynamique de participation numérique autour de quatre outils : Loomio, pour organiser les décisions locales, Appgree pour faire remonter les idées, Reddit pour le débat sur les documents officiels et Agora Voting pour les scrutins internes.
Depuis les années 2000, ce processus de démocratisation s’élargit au-delà de la communauté militante stricto sensu. Le Parti conservateur anglais mobilise ainsi une « rhétorique de l’empowerment » qui vise à redistribuer le pouvoir aux adhérents et/ou aux sympathisants et citoyens. Les cercles extérieurs du parti et la « société civile » sont de plus en plus associés au fonctionnement démocratique du parti. Les sympathisants se voient dotés de nouveaux droits, notamment celui de désigner les dirigeants ou les candidats du parti (primaires ouvertes). Le Parti travailliste anglais multiplie les temps de débat et de concertation avec la société (Alexandre, Avril, 2013) : cette « forumisation » prend des noms éloquents : Big Conversation en 2003, Let’s Talk en 2006, Fresh Ideas en 2011… En Australie, le Parti travailliste met en place des consultations sectorielles de sympathisants (« issue-based branches of party », Gauja, 2017). En France, le PS au pouvoir cherche à renouer avec son électorat avec les Ateliers du changement (2013). Les partis organisent désormais quasi systématiquement des concertations pour fabriquer leur programme (le candidat Benoît Hamon a mis en place par exemple en 2017 un jury citoyen pour évaluer et enrichir son programme). Les partis exhibent ainsi des fétiches participatifs comme le tirage au sort.
Les ressorts de la démocratisation
Comment expliquer cette tendance ? Au-delà d’une réponse aux nouvelles normes démocratiques, elle traduit une volonté de relégitimer les partis face à la crise de leur ancrage social (Gauja, 2017). L’exigence du débat découle de la « crise de l’identification partisane » et de la transformation des intérêts sociaux portés par les partis. Dans un contexte d’affaiblissement des idéologies et des grands récits, la vérité des institutions partisanes est plus fragile, plus contingente et plus soumise à des renégociations régulières et donc à des discussions. Les partis sont de moins en moins capables d’administrer des significations politiques et tendent à aménager des espaces ouverts pour le coproduire. Moins représentatifs que par le passé, ils sont conduits à reconsidérer les modalités selon lesquelles la représentation politique est construite. Les partis politiques sont par ailleurs confrontés à la concurrence de nouveaux mouvements sociaux et organisations qui valorisent le débat et les procédures démocratiques (la nébuleuse altermondialiste, écologiste…) et sont donc contraints, pour rester attractifs, de proposer une nouvelle offre de pratiques militantes, plus participatives et délibératives. Les partis mouvementistes introduisent de nouvelles formes de participation et contraignent les partis traditionnels à repenser leur fonctionnement démocratique. Mais la vie des partis reste dominée par un fonctionnement oligarchique et la démocratisation à l’œuvre est plus symbolique qu’effective. L’idéal de participation est plus exhibé qu’honoré.
L’oligarchie maintenue
Les thèses de Roberto Michels ne sont pas vraiment remises en cause. Le sociologue italien énonce, à partir de son travail fondateur sur la social-démocratie allemande (1914), « la loi d’airain de l’oligarchie » (« qui dit organisation dit oligarchie »). « Par nature, toute organisation démocratique repose sur une division du travail. Mais qui dit division du travail dit spécialisation et donc spécialistes. » Tous les partis, y compris ouvriers, fondés pourtant sur la souveraineté de l’adhérent, sont marqués par un phénomène de monopolisation des fonctions de direction, au profit d’un groupe dirigeant relativement inamovible. Le contrôle oligarchique procède selon l’auteur, de lois essentiellement psychologiques explicatives des comportements des foules (« besoin » d’un meneur, gratitude…), mais aussi de l’importance de la maîtrise de savoir-faire spécialisés pour expliquer l’émergence des oligarchies. Cette spécialisation rend compte de la tendance de l’oligarchie à devenir plus conservatrice que la base (elle préserve à tout prix l’existence de l’organisation elle-même, devenue fin en soi plutôt que moyen). Ce modèle a été modernisé, nuancé et affiné, mais pas véritablement remis en cause. Le modèle électoral professionnel (Panebianco, 1988) reprend d’ailleurs l’idée d’un parti dominé par les strates supérieures de l’organisation, détentrices de compétences rares et spécialisées. Certains travaux ont mis en évidence le rôle croissant des « chefs » de parti lié au processus de personnalisation de la vie politique et d’accroissement des phénomènes de leadership (Bachelot, 2017). Les travaux sur les factions ont montré que la distribution des positions de pouvoir dans les organisations partisanes est le produit de luttes concurrentielles internes entre sous-groupes partisans qui prennent des formes diverses selon les partis politiques. Pour autant, la thèse oligarchique n’a pas été véritablement récusée. Les tendances oligarchiques perdurent dans les partis politiques si on entend par là la relative stabilité et domination d’un petit groupe de dirigeants et l’homogénéité sociale de leur recrutement. Plus on monte dans la hiérarchie partisane, plus les dirigeants s’éloignent sociologiquement des militants et cumulent de capitaux politiques (individuels, culturels ou collectifs). Les élites partisanes appartiennent le plus souvent aux catégories sociales dominantes, le plus souvent masculines (même si l’application de la parité en France a conduit à une certaine féminisation des instances dirigeantes).
Aylott, Nicholas et Bolin, Niklas. 2017. « Managed intra-party democracy: Precursory delegation and party leader selection.” Party Politics 23(1) : 55-65.
Alexandre-Collier, Agnès, Avril, Emmanuelle. 2013. Les Partis politiques en Grande-Bretagne, Paris : Armand Colin.
Bachelot, Carole. 2017. « L’étude des partis politiques : entre permanence et renouveau », Pouvoirs, 4 (N° 163) : 127-139.
Blondiaux, Loïc, Sintomer, Yves. 2002. « L'impératif délibératif. » Politix 57 : 17-35.
Cross, William P. et Katz, Richard S. 2013. The Challenges of Intra-Party Democracy, Oxford : Oxford university Press.
Eldersveld, Samuel J. 1964. Political Parties: A Behavioral Analysis. Chicago : Rand McNally.
Gauja, Anika. 2017. Party Reform. The Causes, Challenges, and Consequences of Organizational Change. Oxford : Oxford University Press.
Gerbaudo, Paolo. 2018. The Digital Party, Londres : Pluto Press
Haegel, Florence. 2012. Les droites en fusion. Transformations de l'UMP. Paris : Presses de Sciences Po.
Hazan, Reuven Y., Rahat, Gideon, 2010, Democracy within Parties: Candidate Selection Methods and Their Political Consequences, Oxford University Press, 2010.
Ignazi, Piero. 2018. “The four knights of intra-party democracy: A rescue for party delegitimation”, Party politics vol 26 : 9-20
Lefebvre, Rémi, Roger, Antoine. 2009. Les partis politiques à l’épreuve des procédures délibératives, Rennes : Presses universitaires.
Lefebvre, Rémi, Treille, Eric. 2019. Les primaires ouvertes. Un nouveau standard international ? Lille : Presses du septentrion.
Lefebvre, Rémi. 2020. Les primaires : de l’engouement au désenchantement ? Paris : La documentation française.
Michels Roberto. 2015 (1ere ed. 1925). Sociologie du parti dans la démocratie moderne : enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes, trad. Jean-Christophe Angaut, Paris : Gallimard.
Panebianco, Angelo. 1988. Political Parties: Organization and Power, Cambridge : Cambridge University Press.
Sandri, Giulia, Seddone, Antonella. 2017. Party Primaries in Comparative Perspective, Londres : Routledge.
Scarrow, Susan. 2005. Political Parties and Democracy in Theoretical and Practical Perspectives : Implementing Intra-Party Democracy, Washington DC, National Democratic Institute for International Affairs : 6-7.
Teorell, Jan. 1999. « A Deliberative Defence of Intra-Party Democracy” Party Politics 5 (3) : 363-382.