Définition de l'entrée

Dispositif technique et discursif recueillant les propositions citoyennes et permettant de délibérer, consulter, amender ainsi que de voter afin de favoriser un accès durable et une participation effective à la prise de décision publique et/ou politique.

Pour citer cet article :

Renault, A. (2013). Démocratie liquide. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/democratie-liquide-2013

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Un double héritage : entre imaginaire hacker et expérimentations institutionnelles

Malgré une apparente proximité sémantique avec le concept Baumanien de « liquéfaction sociale » (Bauman, 2006), la « démocratie liquide » promeut une « liquéfaction » de la démocratie au profit du « citoyen ordinaire » afin de le positionner au centre du jeu politique. La liquidité démocratique est perçue ici comme un atout majeur dans le processus de réinvention de la démocratie. Cette « liquidité » fait  également référence aux qualités physiques d’un liquide c’est-à-dire l’horizontalité permettant au plus grand nombre de prendre part à la décision et à l’action politique et publique. A contrario, le concept de « liquéfaction sociale » s’appuie sur une critique de la « société » moderne qui se caractérise par l’évolution du corps social solide structuré autour d’institutions stables et durables dans le temps en un corps social liquide caractérisé par le règne de l’éphémère et de l’instabilité. La « société liquide » incarne donc, pour Bauman, la consécration de l’individualisme au détriment de la cohésion sociale.  

La notion et le dispositif technique de « démocratie liquide » sont issus d’un double processus initié au cours des années 1990 : le développement de l’hacktivisme caractérisé par une nouvelle forme de culture politique considérant l’individu comme seul acteur légitime et qui a pour cadre idéel la transparence, le partage des savoirs et la participation citoyenne (Samuel, 2004)  ; et l’appropriation par les acteurs publics et politiques des technologies de l’information et de la communication (TIC) à travers l’expérimentation de dispositifs techniques menée à l’échelle européenne.

En effet, en 1999, la Commission Européenne a financé le projet Delphi Mediation Online System (DEMOS) afin d’expérimenter la démocratie électronique (Wojcik, 2013) par l’intermédiaire d’une plate-forme informatisée permettant de rassembler les propositions et de les classer selon leur pertinence par un vote hiérarchique. L’objectif principal de ce projet était de créer un espace numérique dédié permettant à des milliers de participants, quel que soit leurs intérêts et leurs compétences, de participer activement à la prise de décision publique. Pour pouvoir gérer et maitriser les flux de propositions à grande échelle, il s’est avéré nécessaire de développer une plate-forme sécurisée sur internet. Ce projet fut expérimenté à Bologne et à Hambourg en 2001 et 2002. En Italie, le premier sujet abordé sur la plate-forme digitalisée DEMOS concernait le trafic routier et plus précisément les transports publics-privés. En Allemagne, le projet DEMOS a été testé à deux reprises. Il a d’abord été expérimenté au sein de l’Université d’Hambourg afin d’évaluer les cours dispensés sur le campus. La Ville d’Hambourg a également testé le projet DEMOS pour lancer un débat sur le développement futur de la ville. Dans les deux cas, ces expérimentations ont rencontré un fort succès tant au niveau du nombre de participants que du nombre de propositions débattues (Lührs, Albrecht, Lübcke, Hohberg, 2002).

La « démocratie liquide »

De la délibération à la participation active

C’est inspiré par le projet DEMOS que le mouvement pirate, à l’initiative du parti pirate allemand (Piratenpartei), créé en 2008 la notion et le dispositif de « démocratie liquide ». Le mouvement pirate a émergé en 2006 avec la création du parti pirate suédois, sous l’impulsion d’un programmateur informatique. Celui-ci souhaitait notamment légaliser le partage sur internet, défendre le logiciel libre, l’indépendance de la justice, lutter contre le fichage (en ligne et hors ligne) pour la transparence de la vie politique et pour l’ouverture des données publiques. Le mouvement s’est ensuite implanté dans de nombreux pays à travers le monde.Les partis pirates revendiquent également une pratique alternative de la politique. Or, faire « autrement» de la politiquenécessite, à première vue, un engagement politique différencié voire même distancié vis-à-vis de la politique « institutionnelle » et « traditionnelle ». Les partis pirates tentent donc de renouveler la forme même de parti politique en pratiquant la politique par, pour et sur Internet, tel un « cyber-parti » (Margetts, 2001). Comme de nombreux mouvements s’inscrivant dans la pratique alternative de la politique, ces formations ont construit leurs discours sur un constat de « crise de la politique », de « crise de la représentation », de « crise de la démocratie » (Cohendet, 2004). Ce raisonnement discursif est renforcé par les vertus prêtées par les acteurs à l’usage de l’internet, à savoir une prise de parole facilitée permettant le débat par l’intermédiaire d’échanges, de confrontations d’idées régies par le principe de publicité et la participation dynamique de tous avec pour finalité la pratique d’une citoyenneté « active » et « éclairée ».

La « démocratie liquide » a été conçue par ses promoteurs comme une association entre la démocratie directe et la démocratie représentative au sein d’une même entité technique et conceptuelle permettant une gestion fluide du processus de participation, de la proposition à la décision. Ce dispositif a également été pensé comme pouvant être transposable à différentes échelles : du parti politique à l’entreprise jusqu’à l’État. De plus, la « démocratie liquide », appliquée aux idées par le mouvement pirate, a également été utilisée en 2013 pour la désignation des candidats du mouvement cinq étoiles (Cinque Stelle) lors des élections législatives en Italie.

Ce dispositif technique s’appuie sur un logiciel libre : le LiquidFeedback. Il a pour fonction de permettre aux membres de l’organisation de proposer, amender, délibérer et de voter. Concrètement, la « démocratie liquide » se structure en trois temps : une première phase de proposition idéelle (chaque membre de l’organisation pirate peut proposer une thématique), puis une seconde phase de débat autour des thématiques exposées et enfin, une dernière phase de hiérarchisation des idées selon la méthode Schultze qui consiste à classer les idées en trois catégories  : pour, contre et neutre. Cette méthode permetde créer un consensus puisque chaque individu peut proposer et discuter les idées (Jenkins, 2009). Au cœur même de la définition et de l’engagement dans l’action politique.

La singularité de la « démocratie liquide » repose sur la possibilité de déléguer son vote. En effet, un militant ne s’estimant pas suffisamment compétent pour prendre part à la décision peut mandater un de ses pairs qu’il considère plus apte, cette délégation étant révocable à tout moment.

Vers une «  remise de soi » institutionnalisée

L’acte de délégation de vote, principal fondement de la « démocratie liquide », peut engendrer une « remise de soi »(Bourdieu, 1979). En effet, par l’intermédiaire de cette délégation, un citoyen peut confier sa voix à un autre citoyen, considéré par lui comme disposant des compétences nécessaires pour prendre les bonnes décisions. Ce phénomène aboutit, de fait, à une remise de soi effective. Cette délégation n’est donc pas une procuration car, dans ce cas, un individu A mandate un individu B pour voter en son nom, en lui exprimant son choix au préalable. Or, ici, l’individu qui va déléguer son vote, ne se considérant pas comme suffisamment compétent pour avoir un avis précis et motivé sur le sujet débattu, offre au délégué la possibilité de disposer d’une voix supplémentaire pour appuyer ses propres convictions. De fait, le délégant s’assujetti au délégué qu’il s’agisse d’un choix de thématique ou d’un choix de personne.

À terme, il est également possible d’imaginer l’instauration d’une routinisation de la délégation. En effet, rien n’empêche le délégant qui délègue sa voix pour un sujet, de la déléguer sur plusieurs sujets puis, ensuite sur tous les sujets. Par ailleurs, un délégué peut être le récipiendaire de plusieurs délégations. L’accumulation de délégations par plusieurs délégants transformerait alors le délégué en un leader implicite détenant entre ses mains le pouvoir d’influencer le processus décisionnel. En outre, il est possible de voir apparaitre des « leaders d’opinion » (Katz et Lazarsfeld, 2008) dotés d’une notoriété acquise grâce à des prises de position. Ce statut tacite pourrait de fait conduire ces derniers à se voir confier de nombreuses délégations et, par conséquent, à concentrer un pouvoir  décisionnel important.

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La « démocratie liquide » s’expose donc intrinsèquement à un paradoxe  : le risque d’obtenir l’effet inverse de celui souhaité, à savoir une participation restreinte voire désuète des citoyens, un engagement minimal des militants politique ou associatif et par conséquent la consécration d’une représentativité traditionnelle.

Bibliographie

Albrecht S., Hohberg B., Lübcke M., Lührs R., “How to Grow? Online Consultation about Growth in the City of Hamburg: Methods, Techniques, Success Factors”, Electronic Government, Volume 2739, 2003, p. 79-84.

Bauman Z., La vie liquide, Paris, Les incorrects, Rodez/Le Rouergue, 2006.

Bourdieu P., La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979.

Jenkins H., « Geeking out for Democracy », Article mis en ligne sur le blog de l’auteur, 2009, URL : http://henryjenkins.org/2009/05/geeking_out_for_democracy_part.html, (consulté le 08/03/2013).

Katz E., Lazarsfeld P., Influence personnelle : Ce que les gens font des médias, Paris, Armand Colin, (1955) 2008.

Samuel A., Hacktivism and the Future of Political Participation, thèse pour le doctorat de philosophie, Université de Harvard, Cambridge Massachusetts, 2004.

Wojcik S., «Démocratie électronique», in GIS Démocratie et Participation, Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, 2013, URL : http://www.participation-et-democratie.fr/fr/node/1304 (consulté le 28/09/2013).