Définition de l'entrée

Dans les discours sur la participation, la démocratie a une double fonction normative : de légitimation et d'évaluation. Aussi, la conjonction entre démocratie et participation est nécessairement objet de controverses.

Pour citer cet article :

Bobbio, L. (2013). Démocratie et participation. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/democratie-et-participation-2013

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Le concept de démocratie est souvent associé à celui de participation. Google Scholar a recensé 2 640 000 textes de littérature scientifique en langue anglaise comportant le terme participation et 1 600 000 (soit 60 % d’entre eux) contiennent le mot democracy. Cette symbiose est aussi fréquente dans les discours politiques. Quand les élus ou les mouvements sociaux plaident pour la participation, ils le font généralement au nom de la démocratie, de son accomplissement ou de son élargissement. D’ailleurs le site web sur lequel se trouve ce dictionnaire porte le titre « Participation et Démocratie ». Dans cette perspective la participation tend à réaliser une « démocratie forte » (Barber, 1984), une « autre démocratie » (Gret et Sintomer, 2002), à lui donner un « nouvel esprit » (Blondiaux, 2008), à « démocratiser la démocratie » (De Sousa Santos, 2005). La conception de la démocratie qui apparaît dans ces énonciations est celle d’une démocratie « riche » qui s’oppose à la démocratie « pauvre » ou thin (Barber, 1984) du « canon libéral-démocratique » (De Sousa Santos 2005). Il n’est pas toujours clair de savoir si la conjonction entre démocratie et participation, c’est-à-dire la démocratie participative, est une forme alternative de démocratie qui remplace la forme représentative (comme les expressions précédentes le laissent entrevoir) ou bien si elle se borne à greffer des éléments participatifs sur le tronc de la démocratie représentative qui n’est pas mise en cause (comme les analyses des « participationnistes » finissent par le reconnaître).

La notion de démocratie dans le contexte des discours sur la participation a une double valeur normative. D’un côté elle a une fonction de légitimation : la participation est une bonne pratique parce qu’elle est démocratique (et de surcroît plus démocratique que d’autres pratiques). De l’autre côté elle permet de distinguer entre vraie et fausse participation. La vraie participation est celle qui révèle la volonté authentique des citoyens et qui lui donne du poids dans les choix publics. La fausse participation est celle où la démocratie est mise en scène, mais où les voix des gens sont ignorées ou manipulées. La célèbre échelle d’Arnstein (1969) classe les différentes formes de participation sur une seule dimension : leur degré de démocratie ; les formes peu démocratiques sont classées en bas dans l’échelle, les formes plus démocratiques en haut. Ces énonciations ont un fort contenu social : on suppose que la participation peut donner des opportunités aux couches sociales démunies ou aux individus qui dans le régime démocratique ordinaire seraient marginalisés. Cela pose le problème classique du rapport entre démocratie procédurale et démocratie substantielle. Les discours sur la participation tendent à balancer entre les deux. D’un côté ils valorisent la participation en tant que procédure, de l’autre ils en soulignent les contenus sociaux et, en conséquence, ils ne sont pas prêts à accepter n’importe quel résultat issu des pratiques participatives.

La symbiose entre participation et démocratie est mise en cause par deux types d’approches : celle qui sépare la démocratie de la participation et celle qui sépare la participation de la démocratie.

Démocratie sans participation

Pour ce qui concerne la première approche, il faut souligner que le courant majoritaire ou mainstream de la science politique s’est toujours méfié de la participation, qui est considérée comme non nécessaire ou même dangereuse pour la démocratie. Dans la théorie de Schumpeter (1947) par exemple, la seule forme de participation nécessaire à la démocratie est la participation électorale (mais un fort taux d’abstention n’en empêche pas le fonctionnement). Plusieurs auteurs ont critiqué l’idée du « citoyen total » engagé en permanence dans les affaires publiques (Dahl, 1967 ; Darhendorf, 1974) et ont au contraire soutenu qu’un haut niveau de culture civique n’impliquait pas l’engagement direct des citoyens dans l’arène publique (Almond et Verba, 1963). La participation n’apparait pas ici comme un remède à la faiblesse de la démocratie, mais plutôt comme une fièvre qui en révèle le malaise et qui finit par en gâter le fonctionnement. D’ailleurs, elle tend à surreprésenter les citoyens actifs ou organisés et les minorités militantes au détriment des citoyens ordinaires ; elle peut favoriser un court-circuit populiste entre élites et masses manipulées. Dans la perspective de la démocratie délibérative, la participation des citoyens risque également d’être peu utile à la démocratie si elle n’est pas accompagnée par un dialogue approfondi entre porteurs d’intérêts ou d’opinions opposées.

Vertus cognitives versus vertus démocratiques

À l’inverse, la participation peut être dissociée de la démocratie. Selon cette seconde approche, ce qui légitime la participation n’est pas sa contribution à l’élargissement de la démocratie, mais plutôt sa capacité à résoudre des problèmes, c’est-à-dire à trouver des solutions nouvelles et pertinentes qu’on ne saurait pas envisager autrement. En ce sens la vertu de la participation n’est pas démocratique mais cognitive. Elle peut dériver de différents facteurs : la mobilisation des savoirs profanes, locaux et pratiques ; l’implication de points de vue différents qui permettent l’enrichissement de l’enjeu ; la coopération ; la négociation intégrative ou créative ; la délibération. Cette approche qui relève surtout de la philosophie pragmatiste (Dewey, 1927) conçoit la participation comme un processus d’enquête publique (public inquiry) qui permet d’éclaircir les problèmes et de trouver des solutions. Dans le même esprit, Susskind et Cruikshan (1987) affirment que les solutions des controverses négociées avec l’implication directe des participants ont l’avantage d’être plus sages, plus justes, plus efficientes et plus stables.

La conception « démocratique » de la participation et la conception « cognitive » ne sont pas nécessairement en contradiction, mais elles visent des aspects différents : la possibilité des citoyens de s’exprimer constitue le premier ; leur apprentissage et leur capacité de construction correspond au second. L’une valorise surtout les inputs du processus participatif, l’autre ses outputs.

Bibliographie

ARNSTEIN S.R., 1969, « A Ladder of Citizen Participation », Journal of the American Institute of Planners, vol. 35, no 4 p. 216-224.

ALMOND G. A., VERBA S., 1963, The Civic Culture: Political Attitudes and Democracy in Five Nations, Princeton, Princeton University Press.

BARBER B., 1997 [1984], Démocratie forte, Paris, Desclée de Brouwer.

BLONDIAUX L., 2008, Le Nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil.

DAHL R., 1956, « Hierarchy, Democracy and Bargaining in Politics and Economics », in EULAU H. (dir.), Political Behaviour, Glencoe, The Free Press.

DAHRENDORF R., 1974,  « Citizenship and Beyond: The Social Dynamics of an Idea », Social Research, Vol. 41, n° 4, pp. 673-701.

DE SOUSA SANTOS B. (dir.), 2005, Democratizing Democracy. Beyond the Liberal Democratic Canon, Londres / New York, Verso.

DEWEY J., 2010 [1927], Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, « Folio ».

GRET M., SINTOMER Y., 2002, Porto Alegre. L’espoir d’une autre démocratie, Paris, La Découverte.

SCHUMPETER J. A., 1990 [1947], Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, éd. Payot, « Bibliothèque historique ».

 SUSSKIND L., 1987, Breaking the Impasse. Consensual Approaches to Resolving Public Disputes, New York, Basic Books.