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La démocratie des conseils désigne une forme d’auto-institution démocratique, construite à partir d’espaces de participation concrets de la vie sociale (lieu de travail, quartier, commune) et desquels découle une forme de délégation démocratique contrôlée et réversible.

Pour citer cet article :

Dubigeon, Y. (2022). Démocratie des conseils. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/democratie-des-conseils-2022

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Expression relativement peu usitée dans la littérature scientifique et de vulgarisation relative aux théories démocratiques, la démocratie des conseils se distingue des autres suffixes démocratiques par la prévalence de sa dimension historique et expérientielle sur la dimension conceptuelle. Pour en comprendre le sens, il convient de rappeler ce que sont et ce qu’ont été les conseils, notamment au sein du mouvement ouvrier aux XIXe et XXe siècles.
Nés au cours de situations insurrectionnelles (Commune de Paris, révolution russe, révolution allemande, grèves avec occupations d’usine), les conseils, nommés en russe soviets, peuvent être définis au sens large comme des organes représentatifs de catégories sociales exploitées ou dominées, se constituant spontanément et tout à la fois comme des outils de lutte et des organes de réorganisation politique.
L’historien allemand de la révolution russe Oskar Anweiler identifie ainsi trois critères permettant de parler d’une révolution – et par extension d’une expérimentation démocratique – de type conseilliste : le mouvement doit être l’œuvre d’une ou plusieurs catégories de la population politiquement dominées ; ces catégories doivent créer un espace politique d’action et de participation démocratique ; cet espace doit instituer un mode révolutionnaire d’institution politique, donc en extériorité du cadre étatique ou parlementaire traditionnel (Anweiler, 2019). Entendu en ce sens, on pourrait définir en première instance la démocratie des conseils comme une forme d’auto-institution démocratique, construite à partir d’espaces de participation concrets de la vie sociale (atelier, lieu de travail, quartier, commune) et desquels découle une forme de délégation démocratique contrôlée et réversible.

L’intérêt de la démocratie des conseils n’est donc pas tant de rajouter une énième variation à la déjà très longue liste des courants d’approfondissement de la démocratie, mais plutôt d’éclairer la théorie démocratique par un détour : celui de l’histoire des expériences d’autogouvernement tâchant d’allier à la fois théorie et pratique politique. De ce point de vue, la démocratie des conseils apparait comme une forme particulière d’illustration de la démocratie radicale, et possède des accointances avec certaines conceptions républicaines de la démocratie et de l’autogouvernement.

 

La démocratie des conseils, une expérience politique

Les expériences de conseil sont nombreuses, et entendues au sens large, pas forcément l’apanage du mouvement ouvrier contemporain (Breaugh, 2007). On peut malgré tout identifier trois moments clés ayant contribué de manière substantielle à dessiner les contours d’une démocratie des conseils. La Commune de Paris de 1871, d’abord, qui en construisant une forme d’autogouvernement sur une base géographique (la commune et ses quartiers) a posé les bases des grands principes d’une démocratie des conseils ou démocratie par en bas : appropriation collective des lieux de pouvoirs et de production, assembléisme à l’échelon local, délégation contrôlée et maîtrisée sous la forme d’un dépérissement de l’appareil d’Etat (Marx, 2008 ; Bakounine, 2018). Les soviets russes, ensuite, qui dès 1905 et à plus forte raison pendant la révolution de 1917 ont posé les bases stratégiques d’un pouvoir des conseils : grèves avec occupation, constitution d’un maillage de comités et de conseils, situation de double pouvoir jusqu’à la possibilité du remplacement du pouvoir d’Etat par l’organisation conseilliste. Les conseils allemands, enfin, pendant et après la révolution avortée de 1918, qui par l’intermédiaire de leurs militants ont avancé les bases d’une théorie conseilliste – ou communiste des conseils – sur la question du rapport entre mouvement, parti et chefs, achevant de faire du contrôle de la représentation politique un trait central de la démocratie des conseils.

Pour autant, la démocratie des conseils n’est que très rarement apparue comme un concept théorique, et le conseillisme est largement demeuré un courant politique refoulé de la théorie socialiste au sens large. Les causes mériteraient une analyse détaillée, mais nous pouvons en retenir au moins deux. Premièrement, la courte durée de vie des expériences, tantôt réprimées (Commune de Paris), instrumentalisées ou institutionnalisées (révolution bolchévique et révolution allemande) ; allant de pair avec la relégation du conseillisme aux marges du mouvement socialiste tant par le léninisme, hégémonique au sein du communisme mondial, que par la social-démocratie parlementaire. Deuxièmement, la distance importante qui s’est maintenue entre l’espace intellectuel de la théorie politique libérale et démocratique (notamment anglo-saxonne) et l’espace des expériences politiques d’autogouvernement, qui ont fait de ces deux sphères des espaces relativement hermétiques l’un à l’autre. 

On retrouve malgré tout quelques exceptions notables permettant de faire le pont entre conseillisme politique et théorie démocratique. Parmi elles, Anton Pannekoek fait figure de précurseur : intellectuel militant de la Seconde puis des débuts de la Troisième Internationale (auprès de Lénine et Rosa Luxembourg), il consacrera son ouvrage majeur, Les conseils ouvriers, à l’analyse du potentiel démocratique de l’organisation des conseils. Dans son sillon, quelques intellectuels de la seconde moitié du XXe siècle poursuivront le travail d’élaboration théorique autour du projet d’émancipation démocratique porté par les conseils et les autres formes d’autogouvernement. Cornelius Castoriadis et Claude Lefort (autour de la revue Socialisme ou Barbarie puis au-delà), et plus tardivement Miguel Abensour, tâcheront ainsi d’ouvrir un dialogue autour du conseillisme, non plus seulement au sein de la galaxie socialiste, mais aussi avec les grands courants de pensée de la démocratie, qu’ils soient libéraux, républicains ou socialistes.

 

Principes démocratiques et inscription théorique du conseillisme

Saisir l’inscription théorique de la démocratie des conseils ne peut se faire sans s’attacher à comprendre les principes politiques qu’ils mettent en œuvre ; principes salués de manière pionnière par Marx et Bakounine à l’issu de la Commune de Paris, avant d’être analysés dans les travaux de Pannekoek et Castoriadis. Premièrement, la démocratie des conseils s’appuie sur un principe que l’on peut qualifier d’assembléiste. Au cours de situations insurrectionnelles, des masses issues des catégories dominées et subordonnées de la population se rassemblent sous la forme d’assemblées générales agissantes, via la réappropriation collective d’espaces sociaux de vie et de travail : terre, atelier, usine, bureau, quartier, commune. Dans un second temps, l’organisation conseilliste ou communaliste met en œuvre un principe de délégation verticale, sous la forme de cercles concentriques organisés par subsidiarité : n’est délégué que ce qui ne peut pas être réglé à l’échelon local ou qui nécessite une coordination à l’échelon plus large. Cette délégation diffère radicalement de la représentation libérale (Manin, 1993) en ce qu’elle repose sur un principe de contrôle strict de l’exercice du pouvoir, via une série de mesures exprimant non seulement une volonté de maitrise de la représentation, mais plus largement une recherche de déprofessionnalisation de l’activité politique – en tant que fonction d’un appareil d’État échappant au contrôle des gouvernés. Parmi ces mesures, on retrouve l’élection de la fonction publique administrative et politique, la limitation de son traitement au niveau du salaire moyen, la révocabilité, la reddition de tâches et le contrôle permanent des élus, la rotation régulière des tâches et fonctions, l’éducation politique et citoyenne par la pratique et l’exercice du pouvoir. Ce double principe d’assembléisme (appropriation des espaces sociaux et participation étendue) et de maitrise de la relation de représentation (principes de contrôle et de réintégration des fonctions politiques parmi le corps social instituant) apparaissent sans doute comme les traits caractéristiques les plus saillants de la démocratie des conseils.

À travers ces principes, la démocratie des conseils s’institue sous la forme d’une extension du conflit politique au-delà du cadre étatique et même contre l’État, ainsi que l’analysent Abensour (2004) ou Rancière (2004). L’objectif du pouvoir démocratique apparait alors comme l’extension du pouvoir politique instituant et la disparition d’une distinction stable et rigide entre gouvernants et gouvernés. Cette exigence démocratique établit alors un point de passage entre la démocratie des conseils et la tradition aristotélicienne du républicanisme telle que la définit Yves Sintomer (2009) : non pas seulement comme protection des dominations sociales par le cadre de la loi et de l’Etat, mais bien plus comme une recherche de réversibilité de la relation de commandement politique via l’extension de la participation jusqu’à l’autogouvernement collectif. À travers cette conception, la démocratie des conseils ne se rattache pas seulement à un courant fertile et refoulé du socialisme et du mouvement ouvrier, mais régénère et redonne un éclairage contemporain à la pensée de l’autogouvernement allant d’Aristote à Rancière en passant par Machiavel, Marx, Arendt, Castoriadis, Lefort ou Abensour. La lutte pour la participation effective de tous aux affaires publiques sous la forme d’une collectivité politique agissante contre la perte de contrôle sur les institutions de pouvoir (politique comme économique), apparait donc comme le cadre commun de la démocratie des conseils et de traditions philosophico-politiques plus larges. 

 

Une démocratie des conseils existe-t-elle vraiment ?

Nous l’avons dit, la démocratie des conseils a du mal à exister dans le paysage conceptuel de la démocratie et de la participation, notamment en raison de son existence toujours brève dans l’histoire des mouvements d’émancipation. Si l’on prend les trois exemples fondateurs que nous avons évoqués ici, soit le pouvoir effectif des conseils n’a jamais été au bout de sa pleine légitimité politique (situation de double pouvoir aboutissant à l’échec ou à la domestication des conseils), soit il a été muselé et réprimé dans le sang. Ces échecs répétés interrogent : sont-ils le fait de facteurs externes (répression, instrumentalisation), ou sont-ils inhérents à l’insurgence démocratique, qui serait condamnée à n’exister que sous la forme de poussées de fièvres populaires sporadiques ? Bien sûr l’histoire des conseils rappelle combien ces outils démocratiques sont toujours apparus comme de très sérieuses menaces à abattre pour les pouvoirs institués. Pour autant, les causes internes de cette fragilité ne sont pas à exclure, et leur exploration ouvre vers des questions stratégiques, à commencer par celle de l’articulation et du dosage du double rôle confié aux organes démocratiques que sont les conseils : celui d’organes de lutte et d’insurrection au pouvoir déstabilisateur pour l’Etat d’une part ; celui de cellules de bases d’une réorganisation démocratique du pouvoir d’autre part. La manière dont sont assemblées ou non ces deux fonctions dit quelque chose de l’efficacité et de la capacité de pérennisation de la démocratie des conseils.

 

Ce sujet est d’ailleurs et enfin au cœur de la comparaison qui peut être dressée entre démocratie des conseils et expériences contemporaines de démocratie par en bas (mouvement des places type Indignés, Occupy ou Nuit Debout, ZAD voire ronds-points des gilets jaunes). De fait, ces expériences faisant de la démocratie leur mot d’ordre central ne sont pas sans rappeler les fondements de la démocratie des conseils, dans leur dimension assembléiste comme dans leur grande méfiance à l’égard de la question représentative. Mais si considérer ces expériences comme héritières de l’autogouvernement possède ses limites, la comparaison est surtout stimulante pour ce qu’elle dit des enjeux de l’époque. La question de l’exploitation au travail et de la réappropriation de ses lieux et outils, si elle n’a pas disparu, a largement reflué par rapport aux décennies fortes du mouvement ouvrier. Dans le même sens, le rôle de déstabilisation des pouvoirs institués, premier au temps des conseils (organes de luttes et direction de grève), semble avoir reculé au profit de la volonté d’imaginer ici et maintenant les embryons démocratiques d’une future société émancipée (rôle de réorganisation politique des conseils). En tant qu’expression répétée d’une volonté d’autogouvernement populaire, la démocratie des conseils n’a certes pas disparu, mais les conditions de son déploiement semblent chercher un second souffle.

Bibliographie

Abensour, Miguel. 2004. La démocratie contre l’Etat : Marx et le moment machiavélien. Paris : Le Félin.

Anweiler, Oskar. 2019. Les soviets en Russie. Paris : Agone.

Arendt, Hannah. 2013. De la révolution. Paris : Gallimard.

Bakounine, Michel. 2018. Etatisme et anarchie. Paris : Tops H. Trinquier.

Breaugh, Martin. 2007. L’expérience plébéienne : une histoire discontinue de la liberté politique. Paris : Payot.

Castoriadis, Cornélius. 2009. « La source hongroise ». Lieux Communs : n°15.

Dubigeon, Yohan. 2017. La démocratie des conseils. Paris : Klincksiek.

Lefort, Claude. 1986. Le travail de l’œuvre : Machiavel. Paris : Gallimard.

Marx, Karl. 2008. La guerre civile en France. Montreuil-sous-Bois : Science marxiste Eds.

Rancière, Jacques. 2004. Aux bords du politique. Paris : Gallimard.

Pannekoek, Anton. 2010. Les conseils ouvriers. Paris : Spartacus.

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