Définition de l'entrée

La notion d’interpellation citoyenne permet de décrire les dynamiques collectives des citoyens qui s’organisent pour faire valoir leurs intérêts, leurs droits ou leur vision politique auprès des décideurs. Le concept de démocratie d’interpellation est utilisé pour décrire et promouvoir le rôle de ces interpellations citoyennes dans la démocratie.

Pour citer cet article :

Balazard, H, Gonthier, A. (2022). Démocratie d’interpellation. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/democratie-d-interpellation-2022

Citer

Dans sa dimension descriptive, le concept de « démocratie d’interpellation » permet d’analyser et de mettre en avant le rôle des mobilisations dans la construction des décisions politiques publiques comme privées, dans le sillage des travaux en sociologie de l’action publique ou du syndicalisme. Dans sa dimension normative, la démocratie d’interpellation invite, d’une part, à penser et promouvoir des règles permettant de reconnaître, protéger et encourager l’organisation collective des citoyen·nes, notamment les plus éloignés des arènes politiques habituelles. D’autre part, la traduction de la démocratie d’interpellation dans le champ des politiques publiques passe par le développement de mécanismes qui encouragent ou contraignent les institutions à prendre en compte les interpellations citoyennes.

 

Valoriser l’apport démocratique des interpellations citoyennes

La notion d’interpellation citoyenne permet de décrire les dynamiques collectives des citoyens qui s’organisent pour faire valoir leurs intérêts, leurs droits ou leur vision politique auprès des décideurs. Le concept de démocratie d’interpellation permet d’ériger ces pratiques d’interpellations citoyennes au rang de composante essentielle de la démocratie, au même titre que la démocratie représentative, participative, directe ou associative, qui sont quatre formes plus reconnues de démocratie. C’est en ce sens un concept normatif, utilisé par des chercheurs mais aussi par des activistes mobilisés en faveur de l’approfondissement et l’élargissement démocratique en France : on peut citer les publications de l’Institut Alinsky, composé de chercheurs et d’activistes, qui semblent être à l’origine de la formulation de ce concept à travers cette note de mai 2013 et illustrent son usage normatif.  

L’interpellation citoyenne, forme de participation ascendante et spontanée

Qu’est-ce que l’interpellation citoyenne ? On peut la définir comme l’ensemble des modalités à travers lesquelles les citoyen·nes s’organisent de manière autonome pour demander des comptes ou exprimer des envies de changement auprès des décideurs publics comme privés. La notion d’interpellation citoyenne est proche de celle de mouvement social ou d’action collective, plus commune dans la littérature sociologique (Neveu, 2015). Mais elle s’en distingue en insistant sur la visée interpellative des mobilisations, là où l’action collective de façon générale peut mener soit à des logiques gestionnaires (associations représentatives) soit à l’inverse à des initiatives qui ne s’adressent pas directement aux décideur·euses (mouvement des squats, expériences autogestionnaires). Les demandes portées par les interpellations citoyennes peuvent prendre deux formes principales, qui peuvent être exprimées séparément ou conjointement : l’opposition à une décision déjà prise ou en cours et la volonté de mise à l’agenda d’un problème et/ou d’une proposition. Les formes pratiques de ces interpellations sont variées, et recouvrent les principaux répertoires d’actions de l’action collective : parmi les principales on peut trouver les pétitions, les manifestations, les démarches de plaidoyer généralement associées à des éléments de contre-expertise. Les types d’acteur·rices à l’origine des interpellations sont très divers, de la réclamation individuelle d’un habitant·e envers un élu·e de sa commune, jusqu’au mouvement social d’envergure nationale portée par une coalition d’acteur·rices de la société civile, qui s’adresse au gouvernement (Mathieu, 2011 ; Balazard et al., 2016).

La démocratie d’interpellation pour combler les limites de la démocratie participative institutionnalisée

Paula Cossart et Julien Talpin utilisent ce concept de démocratie d’interpellation comme sous-titre dans un ouvrage qui analyse la lutte urbaine de l’Alma Gare à Roubaix, où des habitant·es se mobilisent contre la démolition prévue de leur quartier, et parviennent à imposer leur propre contre-projet de rénovation à la mairie (Cossart et Talpin, 2015). La mobilisation du collectif d’habitant·es de l’Alma Gare à Roubaix a permis un dialogue plus égalitaire entre institutions et habitant·es, et une prise en compte réelle du contre-projet porté par le collectif d’habitant·es. Cette expérience réussie vient souligner en creux les limites de la politique de participation institutionnalisée dans le cadre de la politique de la ville : renforcement des inégalités politiques, maintien du pouvoir de décision du côté des élu·es, agent·es et professionnel·les de la participation, difficulté à toucher les citoyen·nes éloignés des arènes de la décision (Bacqué et al., 2005 ; Carrel, 2013). Les méthodes du community organizing sont également régulièrement présentées comme favorisant la constitution de contre-pouvoirs citoyens autonomes développant la « démocratie d’interpellation » pour combler les limites des dispositifs institutionnels de participation qui ne parviennent pas à porter l’intérêt des catégories populaires ou des enjeux environnementaux dans les instances de décision politique (Balazard, 2014).

Une approche procédurale de la démocratie

Philosophiquement, le concept de démocratie d’interpellation s’adosse, d’une part, à une approche démocratique qui donne un rôle central au processus de confrontation de différents intérêts et valeurs dans la construction des choix politiques. Valoriser la contribution des interpellations citoyennes à la fabrication de l’action publique, c’est reconnaître que le conflit entre acteur·rices est nécessaire et doit être reconnu pour assurer un bon fonctionnement démocratique, en dehors des seules périodes électorales qui permettent l’affrontement classique entre différentes visions portées par des candidat·es distincts. C’est aussi reconnaître que certains acteurs économiques (à travers le rôle des lobbies notamment) ont déjà plus facilement accès aux décisions que les citoyen·nes les plus démunis ou que les acteur·rices défendant la préservation des ressources naturelles par exemple. Et qu’il est dans l’intérêt de la démocratie de favoriser l’expression des intérêts des citoyen·nes les plus éloignés des décisions et des entités non humaines, à l’image de lobbies de la société civile et de l’environnement. Dans ce sens, le concept s’adosse ainsi d’autre part à la recherche d’une plus grande justice sociale et environnementale. Selon la philosophe Nancy Fraser (2005), le concept de « justice sociale » revêt trois dimensions : la reconnaissance d’un statut égal pour tous dans les interactions sociales (dimension symbolique), la redistribution des richesses (dimension économique) et, l’accès à la participation ou représentation politique pour tous (dimension politique). Pour créer et maintenir des mécanismes de redistribution des ressources socio-économiques et de régulation des droits individuels et collectifs garantissant justice sociale et démocratie, il s’agit donc de veiller à ce que tout un chacun ait accès à la possibilité de faire valoir leurs droits et intérêts. Par extension, la poursuite d’une plus grande justice environnementale implique également l’expression et la prise en compte des intérêts des entités non-humaines dans les décisions publiques. Ce concept s’inscrit donc dans une approche démocratique qui résonne avec la tradition civiliste et pluraliste anglo-saxonne, qui considère que la société est traversée de conflits, et que le processus politique vise à permettre l’élaboration de compromis équitables entre ses différentes composantes. Ce qui fonde le fonctionnement sociétal, « c’est la possibilité pour chacun d’agir (pacifiquement) en poursuivant ses intérêts propres et en contribuant ainsi à la production d’un ordre spontané, évolutif et tendant (en théorie) vers l’optimum » (Balazard et Genestier, 2009). La démocratie d’interpellation renvoie ainsi au besoin d’empowerment, augmentation du pouvoir d’agir, de ceux qui n’ont pas (encore) cette possibilité.

Un concept pour dépasser l’opposition entre démocratie agonistique et délibérative ?

Parallèlement à l’encouragement des dynamiques citoyennes d’interpellation des décideur·euses, le concept de démocratie d’interpellation est également utilisé pour promouvoir des règles institutionnelles permettant d’inscrire plus structurellement la contribution des interpellations citoyennes au fonctionnement démocratique. En mêlant ces deux approches, ce concept s’invite dans le débat entre démocratie agonistique et délibérative. D’un côté il se rapproche de la notion de démocratie protestataire décrite par Lilian Mathieu (2011), et l’inscrit dans une vision agonistique de la démocratie telle que défendue par Chantal Mouffe (Mouffe et Colonna D’Istria, 2016), pour qui les conflits sont indépassables par la délibération et se régulent par les rapports de forces des acteur·rices en présence. De l’autre, le concept de démocratie d’interpellation se rattache davantage à une vision dialogique et délibérative de la démocratie, dans laquelle les conflits doivent être exprimés mais bien pour être dépassés dans un second temps par un processus de délibération équitable. Les deux dimensions semblent coexister dans l’utilisation du concept, et renvoient à un débat plus large dans la littérature sur la participation, concernant la place du conflit dans la participation politique (Blondiaux, 2008 ; Bobbio et Melé, 2015).

 

Penser et promouvoir les règles du jeu d’une démocratie d’interpellation

Reconnaître et encourager l’interpellation citoyenne des pouvoirs publics

Les promoteur·rices du concept de démocratie d’interpellation insistent sur la nécessité de reconnaître et encourager concrètement l’existence de collectifs autonomes à même de structurer et porter politiquement des interpellations collectives. Ils soulignent de plus que l’interpellation des décideur·euses est bien souvent la seule option des catégories populaires pour faire valoir leurs intérêts sur les sujets qui les concernent, car ils ne sont pas en situation de faire défection en allant utiliser un autre service (privé par exemple, pour le cas du logement ou de l’éducation), pour reprendre les termes d’Albert Hirschman (1970). Toutefois, les mobilisations citoyennes reflètent les mêmes inégalités politiques observées dans les autres modalités de participation politique, qui se traduisent notamment par une surreprésentation des catégories aisées de la population dans ces dynamiques. C’est pourquoi les promoteur·rices de la notion de démocratie d’interpellation proposent de protéger et surtout d’encourager les formes d’organisations collectives populaires, pour permettre l’expression et la prise en compte d’intérêts peu ou pas représentés dans les autres arènes politiques. Concrètement, la reconnaissance et l’encouragement de l’interpellation citoyenne peut se traduire de plusieurs façons : la reconnaissance institutionnelle (statut spécifique de protection pour les associations de défense des droits par exemple) ; la mise à disposition de moyens financiers plus importants, par exemple via un fonds de financement dédié (Bacqué et Mechmache, 2013) ; ou encore des mécanismes de remboursements de frais de campagnes citoyennes (comme en Espagne où l’initiative législative populaire prévoit un remboursement des frais de campagne si une pétition est soutenue par 500 000 signatures). 

Penser un cadre pour contraindre l’institution à prendre en compte l’interpellation citoyenne

Les modalités principales d’interpellation citoyenne que sont la pétition, la manifestation, l’action collective, le plaidoyer ou la tribune de presse, sont en théorie protégées et même considérées comme des droits politiques majeurs en France. En revanche, si les citoyen·nes sont libres d’interpeller leurs dirigeant·es, rien n’oblige ces derniers à prendre en compte ces interpellations. Le droit de pétition est quasiment inopérant en France, du fait de seuils très élevés et de garanties très faibles (le seul droit est de demander l’inscription d’un sujet à l’ordre du jour d’une assemblée délibérante, sans garantie que le sujet soit débattu), même si des expérimentations récentes au niveau local remettent ce mécanisme sur le devant de la scène. De même, rien n’oblige des décideur·euses à ouvrir des discussions avec des manifestant·es ou à prendre en compte un rapport de contre-expertise porté par une organisation non gouvernementale. Face aux interpellations des citoyen·nes, le pouvoir en place peut réagir de différentes manières : sur la forme il peut les ignorer, les réprimer ou choisir de dialoguer ; sur le fond, il peut les prendre en compte ou non pour nourrir les décisions politiques (Roux, 2020). Dans ce contexte, le concept de démocratie d’interpellation invite donc à réfléchir à des règles permettant la formalisation de la prise en compte des interpellations par les pouvoirs publics. C’est dans ce sens que plusieurs collectivités locales ont récemment expérimenté des formes cadrées de « droit de pétition ». Concrètement, ces règles peuvent relever d’une forme de droit à la mise à l’agenda ou au dialogue, d’abord, en obligeant la transmission d’informations de façon transparente, et la tenue d’une discussion pour une interpellation portée par un nombre de personnes à définir. C’est le cas par exemple dans la ville de Grenoble, qui propose une « médiation d’initiative citoyenne », déclenchée via une pétition signée par 50 habitant·es (Ville de Grenoble, 2021). Elles peuvent ensuite s’inspirer des règles des mécanismes d’initiative populaire présentes dans d’autres pays, de la mise à l’agenda parlementaire au référendum d’initiative citoyenne, qui permettent de garantir, à certaines conditions, des débouchés décisionnels aux interpellations citoyennes.

 

Le concept de “démocratie d’interpellation” est né à la croisée des champs de la démocratie participative et de la politique de la ville pour penser des mobilisations ou des dispositifs (lui préexistant ou à inventer) qui permettraient de répondre aux limites de la participation des habitant·es dans les quartiers populaires.

Pour autant, dans la définition proposée ici, il recouvre au final un ensemble d’actions d’interpellation se situant également à l’extérieur de ce contexte d’origine. Sa pertinence est ainsi encore à démontrer mais cette fonction généralisatrice pourrait permettre de faire dialoguer des mobilisations et des actions publiques ayant trait à des sujets très différents en vue d’améliorer le fonctionnement démocratique. En pensant de pair mobilisations et dispositifs, il permet également de faire dialoguer la sociologie des mouvements sociaux avec celle de l’action publique.

Bibliographie

Articles et ouvrages

Bacqué, Marie-Hélène, Henri Rey et Yves Sintomer. 2005. « La démocratie participative, un nouveau paradigme de l’action publique ? ». Dans Bacqué Marie-Hélène et al. (dir.), Gestion de proximité et démocratie participative.

Balazard, Hélène. 2014. “Vers une démocratie d’interpellation ?”. Urbanisme, 392.

Balazard, Hélène, Marion Carrel, Simon Cottin-Marx et Julien Talpin. 2016. Ma cité s’organise. Community organizing et mobilisations dans les quartiers populaires (dossier). Mouvements : des idées et des luttes, La découverte, Mouvements, 85 (1), pp.7-145

Blondiaux, Loïc. 2008. “Démocratie délibérative vs. Démocratie agonistique ? Le statut du conflit dans les théories et les pratiques de participation contemporaines”. Raisons politiques. 30 (2), 131-147.

Bobbio, Luigi et Patrice Melé. 2015. Introduction. Les relations paradoxales entre conflit et participation. Participations. 13 (3).

Carrel, Marion. 2013. Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Lyon : ENS Éditions, 274 p.

Cossart, Paula et Julien Talpin. 2015. Lutte urbaine. Participation et démocratie d’interpellation à l’Alma-Gare. Paris: Ed. du Croquant.

Fraser, Nancy. 2005. Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, Paris : Éditions la Découverte.

Hirschman, Albert. O. 1970. Exit, voice, and loyalty: Responses to decline in firms, organizations, and states (Vol. 25). Harvard university press.

Mathieu, Lilian. 2011. La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politique en France

aujourd’hui. Paris: Presses de Sciences Po, « Nouveaux Débats », 176 p.

Mouffe, Chantal et Pauline Colonna D’Istria. 2016. L’illusion du consensus. Paris : Albin Michel. 200p.

Neveu, Erik. 2015. Sociologie des mouvements sociaux. Paris: La Découverte, coll. « Repères Sociologie »,128 p., 1re éd. 1996.

Roux, Adrien. 2020. “Municipalisme et démodynamie : gouverner avec la pression citoyenne”. Mouvements. 101. 60-69.

Talpin, Julien. 2020. Bâillonner les quartiers. Comment le pouvoir réprime les mobilisations populaires, Lille: Editions Les Etaques.

 

Rapports

Bacqué, Marie-Hélène et Mohamed Mechmache. Juillet 2013. «Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires?», Rapport au ministre délégué chargé de la ville.

 

Autres sources

Balazard, H. et Genestier P., « La notion d’empowerment : un analyseur des tensions idéologiques britanniques et des tâtonnements philosophiques français », Conférence internationale sur « L’empowerment de la société civile dans les politiques urbaines », Île de Porquerolles, novembre 2009.

Site de l’Institut Alinsky, acteur principal de promotion du concept de démocratie d’interpellation en France : https://alinsky.fr/les-villes-encourageant-linterpellation-citoyenne/ (page visitée le 26/07/2022)

Site de la ville de Grenoble, page de présentation des dispositifs d’interpellation citoyenne : https://www.grenoble.fr/2420-interpellation-citoyenne.htm (page visitée le 17/10/2022)

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