Définition de l'entrée

La démocratie continue est une proposition conceptuelle normative originale visant à défendre l’idée d’une citoyenneté étendue et permanente. Elle se distingue de la démocratie délibérative et participative.

Illustration : (30.05.22) Photo de l'auteur, en compagnie du Président brésilien Lula, recevant l'ouvrage de D. Rousseau, "Radicaliser la démocratie".

Pour citer cet article :

Rousseau, D. (2022). Démocratie continue. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/democratie-continue-2022

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Démocratie délibérative ! Démocratie participative ! Démocratie représentative ! Démocratie directe ! Pourquoi imaginer une nouvelle catégorie « démocratie continue » ? Pour introduire un élément souvent oublié de la réflexion constitutionnelle et politique, l’élément temps. La forme actuelle de la démocratie est participative : les citoyens participent aux élections qui font les représentants et les politistes étudient régulièrement la participation électorale. La forme actuelle de la démocratie est aussi délibérative : les parlementaires délibèrent des projets et propositions de lois. L’expression « démocratie continue » veut signifier que la démocratie ne s’arrête pas à un moment donné, l’élection, mais que les citoyens continuent d’intervenir dans la fabrication des lois entre deux moments électoraux ; elle veut signifier qu’elle ne s’arrête pas aux portes de la famille, de l’entreprise, de l’Etat mais qu’elle continue dans toutes les sphères de la société ; elle signifie, pour faire bref et parler comme Tocqueville, qu’elle est une forme de société et non seulement une forme de gouvernement ou une forme d’Etat.

Un détour réflexif s’impose : j’ai proposé ce concept de « démocratie continue » en 1992 (Colloque AFSP, Montpellier, http://www.afsp.msh-paris.fr/archives/archivescoll.html). Il a pu apparaître inhabituel au premier abord : « comment un juriste peut-il oser s’aventurer à prendre pour objet de sa réflexion la démocratie ? » ; « comment peut-il sortir de son terrain prescriptif et normatif pour aller sur celui de la pragmatique analytique ? ». J’ai pourtant travaillé sur ce concept à travers mon livre « Radicaliser la démocratie » (traduit en japonais, espagnol, italien, portugais). En France des juristes en ont fait la critique (cf. référence en bibliographie), ainsi que des parlementaires et membres du Conseil économique, social et environnemental dans leurs discours ; certains approuvant l’idée de démocratie continue d’autres lui préférant « démocratie participative » car passée dans le langage courant. En effet, les concepts de « démocratie participative » ou « démocratie délibérative » sont d’usage plus courant. Pourtant le concept de « démocratie continue » se distingue des concepts voisins par trois principales propriétés. Cette notice propose de détailler ces principales différences, qui justifient l’emploi d’un concept supplémentaire original.

La démocratie continue est une forme politique fondée sur la reconnaissance de la compétence normative des citoyens.

En ce sens, elle s’oppose radicalement au régime représentatif qui reconnait seulement la compétence électorale des citoyens. L’incompétence irrémédiable du peuple à gouverner revient régulièrement sous la plume des théoriciens du système représentatif pour légitimer l’habilitation et la délégation pleine et entière de compétences aux représentants. « Le grand avantage des représentants », écrit par exemple Montesquieu, « c’est qu’ils sont capables de discuter des affaires ; le peuple n’y est point propre du tout. Le grand vice dans la plupart des anciennes Républiques, c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives qui demandent quelques exécutions, choses dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement, [concède Montesquieu], que pour choisir ses représentants » (Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748). Et même le vote, quand il est accordé, n’est pas compris comme un acte de participation à la formation de la volonté générale car, selon l’avertissement de Siéyès, « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volontés particulières à imposer ». Les constitutions valorisent sans doute la figure du citoyen et énoncent toutes le principe du « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple », mais elles consacrent l’essentiel de leurs dispositions à déposséder le peuple de son pouvoir en organisant et légitimant l’existence et la parole des représentants et par conséquent l’absence et le silence des représentés. « Au nom de… » reste la règle grammaticale fondamentale de la forme représentative du gouvernement des sociétés politiques.

A l’inverse, la forme continue de la démocratie se fonde sur la reconnaissance de la compétence normative des citoyens qui vient « continuer » la compétence électorale, qui vient signifier que la compétence politique des citoyens ne s’épuise pas, « ne s’arrête pas » à l’élection. Mais la démocratie participative se contente souvent d’une compétence consultative des citoyens qui vient enrichir la compétence normative des élus. La démocratie participative se présente comme un complément de la démocratie représentative ; la démocratie continue comme un au-delà. Et cette reconnaissance prend sa source dans l’écrit constitutionnel de 1789. A l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, il est en effet affirmé que « tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à la formation » de la volonté générale. Cet adverbe – personnellement – a été opportunément « oublié » et c’est ainsi que les représentants se sont reconnus le monopole de la fabrication des lois. Cette même Déclaration en reconnaissant dans son article 11 que tout citoyen peut parler, écrire et imprimer librement, reconnait que les citoyens peuvent s’exprimer non pas seulement par l’intermédiaire des représentants comme le dit Sieyès mais en dehors d’eux, voire contre eux. Le corps des citoyens est posé comme existant indépendamment du corps des représentants et la Déclaration leur reconnait une tâche politique précise : comparer les actes du pouvoir exécutif et ceux du pouvoir législatif aux droits énoncés et, le cas échéant, réclamer leur respect.

La démocratie continue est une forme politique où, conséquence du principe précédent, les citoyens sont associés à la fabrication des lois et des politiques publiques.

Le citoyen intègre le régime d’énonciation de la volonté générale qui n’est plus monopolisé par les représentants. Il n’est plus dans la position de celui qui reçoit une loi fabriquée par le haut – Gouvernement, Conseil d’Etat, Parlement – il est dans la position de celui qui envoie à la société l’énergie normative, celui qui fabrique à hauteur d’homme les lois de la Cité. Cette association, pour être effective, impose l’inscription dans la constitution de trois nouvelles institutions. D’abord, les assemblées primaires de citoyens qui regrouperont tous les citoyens d’une circonscription électorale et auxquelles seront reconnus trois compétences : l’initiative de propositions de loi, la délibération sur le contenu par l’obligation faite aux parlementaires de soumettre tous les projets et propositions de lois à ces assemblées avant qu’ils ne soient soumis au Conseil d’Etat, à l’Assemblée nationale et au Sénat, le contrôle sur la rédaction finale de la loi. Le mandat du député serait ainsi transformé, il ne serait plus représentatif – parler à la place des citoyens – il deviendrait délibératif – faire parler les citoyens pour fabriquer la loi. Inscrites dans la constitution, ces assemblées primaires de citoyens seraient donc permanentes – à la différence du RIC qui est intermittent – et garantiraient une action continuelle du citoyen sur les affaires de la Cité. Ensuite, la création d’une Assemblée des citoyens qui prendrait la suite du Conseil économique, social et environnemental, aurait compétence pour organiser la consultation du public sur les conséquences sociales et environnementales à long terme des politiques publiques, accueillir les conventions de citoyens réunies à l’initiative d’une pétition de cinq cent mille signatures pour délibérer et produire une proposition normative sur un sujet d’intérêt général et se verrait reconnaitre une compétence délibérative et non plus seulement consultative. Enfin, il conviendrait de reconnaître le statut constitutionnel de lanceur d’alerte civique. En France comme partout dans le monde, la plupart des « affaires » - l’affaire du Mediator, de la banque HSBC, des prothèses mammaires, de la viande de cheval dans les hamburgers, etc… - ont été rendues publiques non par les députés, non par les journalistes mais par des citoyens qui, dans leur institution, dans leur entreprise, se rendent compte de dysfonctionnements, de conflits d’intérêt, de manœuvres obscures et le disent publiquement. Et le disant dans l’espace public, ils obligent les politiques à s’en saisir et à légiférer. Ces lanceurs d’alerte doivent être reconnus comme citoyens et protégés dans l’exercice de leur « métier de citoyen ».

La démocratie continue est une forme politique qui se diffuse dans l’ensemble de la société.

A la différence de la forme représentative qui arrête la démocratie à la sphère étatique, la forme continue prolonge l’exigence démocratique dans toutes les sphères de la société. Moderniser le Parlement, introduire le scrutin proportionnel, réorganiser le Conseil constitutionnel sont sans doute nécessaires ; mais, « démocratiser » l’Etat n’est pas démocratiser la société. Parce que le modèle de la démocratie continue prend sens par l’affirmation de la capacité de l’espace public à produire, par la délibération, les exigences normatives des citoyens et à les imposer, par la mobilisation de ses acteurs, au pouvoir politique, il opère une réduction de l’Etat et en particulier sa prétention à se poser comme le « tuteur » de la société. D’où une conséquence politique importante : la constitution n’est plus constitution de l’État, mais constitution de la société, puisque toutes les activités des individus peuvent être rapportées à la constitution et que tous les mouvements sociaux cherchent à inscrire dans la constitution leurs réclamations : le droit à l’avortement, le respect de la biodiversité, la lutte contre le climat, …

Au demeurant, que la constitution soit l’acte qui informe – au sens philosophique du terme – la société n’est une rupture qu’au regard de l’habitude prise de penser la constitution comme acte organisant les pouvoirs publics, le Code civil, dont Jean Carbonnier disait qu’il était la véritable constitution de la France, se réservant la société. Car, au regard de la Déclaration de 1789, cette conception « sociétale » de la constitution est moins une rupture qu’une continuité. En effet, selon l’article 16 de cette Déclaration, l’objet de la constitution n’est pas l’État mais la société : « toute société, énonce l’article 16, dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de constitution ». L’article 16 dit : « Toute société » et non pas « tout État » ! Quand Montesquieu imagine la constitution idéale, il part d’une analyse de la société, d’une analyse des « puissances sociales » – noblesse, bourgeoisie, etc. – et recherche une structure de pouvoir exprimant la structure sociale ; quand Rousseau rédige son projet de constitution pour la Corse, il prend explicitement pour base et objectif de son travail la structuration du corps social corse. Cette conception de la constitution - expression de la société s’est effacée lorsque s’est imposée, tout au long du XIXème siècle, l’idée qu’elle était seulement le statut particulier des gouvernants ; elle réapparaît logiquement aujourd’hui avec l’émergence et le développement de la justice constitutionnelle qui contribue à déployer la constitution sur l’ensemble des activités sociales.

Indirectement mais nécessairement, cette conception « sociétale » de la constitution emporte des effets sur le domaine d’application de la séparation des pouvoirs et de la garantie des droits. Tant que l’objet de la constitution est réduit à l’État, l’exigence de séparation posée par l’article 16 de la Déclaration de 1789 ne porte que sur les pouvoirs d’État : les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire qu’il faut séparer pour assurer la liberté politique. Mais si la constitution a pour champ la société, l’exigence de séparation des pouvoirs et de garantie des droits s’applique à tous les pouvoirs à l’œuvre dans la société : séparer les pouvoirs économique, médiatique, religieux,… ; mais aussi, à l’intérieur de chaque entreprise par exemple, séparer l’assemblée des apporteurs de capitaux de l’assemblée des apporteurs de travail et intégrer dans la politique de l’entreprise l’exigence de garantie des droits, ceux de l’égalité homme/femme, de l’environnement, à la dignité dans le travail,… Dans le langage ordinaire de la forme représentative, la démocratie doit s’arrêter aux portes de l’entreprise, aux portes de la famille, aux portes de l’école ; dans le langage de la démocratie continue, l’exigence démocratique ne s’arrête pas ; elle n’est pas assignée à un lieu particulier, ni à un espace ni à une géographie ; elle est débordement du lieu où le système représentatif voudrait la maintenir et se répand là où le citoyen s’accomplit, c’est-à-dire, dans toutes les sphères de la société. La démocratie continue ne se réduit pas à une forme de gouvernement, elle est une forme de société.

Bibliographie

Collectif. 2020. Mélanges en l’honneur du Professeur Dominique Rousseau : Constitution, justice, démocratie. LGDJ.

Rousseau, Dominique. 2015. Radicaliser la démocratie . Propositions pour une refondation. Média Diffusion.

Rousseau, Dominique. 2022. Six thèses pour la démocratie continue. Odile Jacob.