Démocratie agonistique
Sens 1 : Forme de démocratie où le conflit joue un rôle central.
Sens 2 : Théorie démocratique radicale valorisant le conflit comme outil de création d’identités politiques plurielles, dont les oppositions continues donnent à la politique démocratique son incomplétude toujours renouvelée.
Hayat, S. (2013). Démocratie agonistique. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/democratie-agonistique-2013
Démocratie, conflits et identités
Le concept de démocratie agonistique est exclusivement analytique : il n’est pas employé par les acteurs politiques, mais par les observateurs et les théoriciens qui essaient de caractériser les systèmes démocratiques, de les juger ou d’en proposer des modifications. Il renvoie au mot grec ancien agôn, désignant le conflit organisé, en particulier les compétitions entre sportifs. C’est une expression récente, apparue dans le vocabulaire de la théorie politique au début des années 1990, bien que les idées auxquelles elle renvoie s’inscrivent dans des traditions plus anciennes.
On trouve souvent citées comme inspirations principales à ce courant de pensée les philosophies de Friedrich Nietzche, d’Hannah Arendt et de Jacques Derrida (Honig, 1993), les conceptions de la politique développées par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort (Vitiello, 2011), ou encore les œuvres de Michel Foucault (Gabardi, 2001) ou de Carl Schmitt (Mouffe, 1994). Ces différentes sources se trouvent articulées et mises au service d’une conception à la fois conflictuelle et post-moderne du politique, selon laquelle le processus même d’institution d’un monde social commun serait l’enjeu de luttes entre des acteurs qui construisent leurs identités dans et par ces luttes.
En cela, la démocratie agonistique est un concept à la fois descriptif et normatif : il sert en même temps à caractériser certains traits des démocraties telles qu’elles existent, en particulier l’irréductibilité des conflits en leur sein, et à défendre une conception de ce que la démocratie doit être – un système où des identités politiques plurielles ne cessent de se constituer et de se transformer par le jeu même de leurs oppositions. La démocratie agonistique constitue donc un cadre théorique spécifique pour décrire et promouvoir différentes formes de participation politique, alternatif au cadre aujourd’hui largement dominant, celui de la démocratie délibérative.
C’est en effet très largement contre le développement de la théorie délibérative que la démocratie agonistique s’est trouvée formulée, et est aujourd’hui utilisée. Selon l’auteure qui a mis cette opposition au cœur de sa pensée, Chantal Mouffe, les théoriciens de la démocratie délibérative sont en effet pris dans une démarche à la fois illusoire et indésirable (Mouffe, 1999, 2000). Leur objectif initial – la lutte contre l’idée selon laquelle la démocratie n’est que la compétition électorale libre, où l’addition des voix individuelles suffit à conférer aux décisions une légitimité – est louable. Mais la voie choisie, celle de la réduction du politique à un échange d’arguments rationnels visant – au moins tendanciellement – le consensus, seule procédure à même de rendre les décisions légitimes et/ou justes, est selon Chantal Mouffe porteuse d’exclusion, tout en relevant d’une profonde incompréhension du politique démocratique. Pour cette raison, les formulations contemporaines de la démocratie agonistique sont largement construites en opposition aux propositions centrales de la démocratie délibérative, dessinant ainsi une autre conception de la participation.
Les visées de la participation
La démocratie délibérative fait reposer la légitimité et/ou la justice d’une décision sur la qualité de la discussion qui la précède ; celle-ci doit avoir été marquée par la seule prévalence des meilleurs arguments, et avoir en tout état de cause exclu de la délibération l’exercice de rapports de pouvoir entre acteurs. Ce que doit viser la délibération, par exemple dans un dispositif participatif, c’est la recherche commune de la meilleure solution aux questions qui se posent.
Selon les théoriciens de la démocratie agonistique, il s’agit là d’une erreur. D’abord parce que les acteurs ne pourront que rarement se mettre d’accord, et garderont des conceptions opposées de la meilleure solution – ce que reconnaissent d’ailleurs nombre de partisans de la démocratie délibérative (Blondiaux, 2008). Mais surtout, plus fondamentalement, parce que la politique tient justement dans la lutte pour la définition des questions qui se posent et de l’éventail des solutions pensables, pour la délimitation de ce que l’on appelle délibérer, pour la construction des identités des acteurs qui participent, etc.
Ce que manque la démocratie délibérative, pour les partisans de la démocratie agonistique, c’est que la lutte politique réelle se situe à un autre niveau – bien qu’elle puisse passer concrètement par des prises de position discordantes au sein des dispositifs participatifs : elle a lieu sur le plan de l’hégémonie, c’est-à-dire de l’affrontement pour la définition même du monde social, du langage commun, des identités, de ce qui peut être l’objet ou pas d’une décision (Laclau et Mouffe, 1992 [1985]). Pour la démocratie agonistique, le conflit ne saurait se réduire à un dissensus localisé entre opinions divergentes : le conflit porte toujours sur les façons de dire et d’organiser la réalité sociale elle-même.
Dans cette perspective, les formes de participation qui doivent être étudiées et favorisées sont celles qui ne visent pas la délibération, mais bien la constitution et l’affrontement d’identités collectives, portées non seulement par la construction d’intérêts communs, mais surtout par la définition d’expériences, de projets et de conceptions du monde partagés.
Les formes de la participation
Cette opposition sur les buts de la participation a pour conséquence une divergence sur la teneur même des échanges qui doivent avoir lieu entre participants à un processus de décision ou de jugement. Selon les théories délibératives, puisque ce qui est visé est la recherche collective de la meilleure décision ou du meilleur jugement, les arguments utilisés doivent être raisonnables et acceptables par les autres participants.
De nombreuses critiques, notamment féministes, ont fait valoir que cette réduction des formes d’expression des participants à une délibération constituait une exclusion de fait d’autres paroles, en particulier celles des groupes dominés. Les tenants de la démocratie agonistique reprennent et radicalisent cette critique : certes, les discussions collectives doivent accueillir d’autres voix ; mais c’est le propre de tout processus de fixation des procédures et des identités politiques – comme les délibérations – que de créer des voix en trop, surnuméraires, qui ne peuvent s’inscrire dans les formes ; et c’est le propre de la politique, en un sens agonistique, que ces voix discordantes viennent interrompre le cours des choses et fassent éclater les cadres existants, contribuant à une reconfiguration de la scène publique et des subjectivités qui y agissent (Honig, 1993 ; Rancière, 1995).
Ainsi, contre les féministes délibérativistes comme Iris Marion Young, qui demandent à ce que la délibération intègre d’autres voix et d’autres formes de paroles que celles de la raison, pour pouvoir inclure les groupes dominés, les partisans de la démocratie agonistique attendent de ces autres voix qu’elles désintègrent la scène de la délibération. Selon cette perspective, ce que les critiques féministes ne saisissent pas, dans leur critique de la délibération, c’est que les voix exclues ne sont pas simplement celles des groupes supposés dominés dans le monde social. En effet, ces groupes ne sauraient préexister à leur mise en scène politique, et celle-ci passe par le conflit même sur le type de voix qu’on peut entendre, les formes argumentatives qu’on peut accepter, le type de problèmes qu’on peut traiter. C’est parce que des voix sont exclues que ceux qui se reconnaissent en elles adoptent une identité collective et peuvent formuler la nature du tort qu’elles subissent.
En cela, la volonté d’intégrer les arguments des dominés dans la délibération doit toujours relever d’un conflit, qui ne peut connaître que des arrangements transitoires : les groupes dominés ne préexistent pas en tant que tels à l’exclusion de leur voix ; c’est l’expérience de cette exclusion qui leur fait redécrire leur situation en des termes politiques, et devenir les auteurs de la transformation de la scène politique. Pour cette raison, les partisans de la démocratie agonistique valorisent les formes de participation qui mettent en question les règles mêmes des processus de discussion et de décision, qui font intervenir les acteurs exclus par ces processus, et dans lesquels les arguments peuvent faire appel aux passions, non parce que les passions seraient supposément le mode d’expression des dominés, mais parce que les passions sont nécessaires à la création d’un lien d’identification au sujet collectif qui se trouve exclu.
L’horizon de la participation
Les divergences entre approches délibératives et agonistiques de la démocratie sur le sens et sur les formes de la participation politique se prolongent dans une opposition sur l’horizon qu’elles proposent. Pour les tenants de la démocratie délibérative, la participation aux discussions doit être la plus large possible, dessinant un horizon où le plus grand nombre participe à la production des décisions. Certes, cela ne conduira pas nécessairement à un consensus général : le pluralisme des opinions ne sera pas aboli par la délibération, mais on pourra se mettre d’accord collectivement sur un certain nombre de règles raisonnables, sur les modes de prises de décision et/ou sur des principes communs de justice.
À l’inverse, les défenseurs de la démocratie agonistique refusent l’idée qu’il puisse se faire un consensus, même minimal et limité aux procédures et/ou aux principes fondamentaux, et surtout que l’établissement d’un tel consensus puisse être désirable : la participation restera et devra rester radicalement conflictuelle, mettant sans cesse en question les principes mêmes sur lesquels le consensus pouvait sembler s’être fait. L’horizon proposé par la démocratie agonistique est celui d’un déplacement perpétuel du conflit, à mesure que les identités politiques et les luttes hégémoniques changent de frontière et de forme.
La valeur normative de cette position ne vient évidemment pas d’un attachement mystique à la conflictualité : le conflit est désiré pour ses effets, seuls à même de garantir, selon cette perspective, la démocratie. On l’a vu, selon la théorie agonistique, c’est par les conflits que les identités politiques se créent, et par la participation aux conflits que les acteurs s’attachent à ces identités, ouvrant la possibilité de participer eux-mêmes à leur définition. Par conséquent, cette participation conflictuelle est transformative : elle modifie les sujets et leurs relations, et, en les politisant, changent la nature des oppositions. C’est là le cœur de la démocratie agonistique comme projet : la participation à une scène politique agonistique rend les sujets conscients de la pluralité irréductible des identités et des conceptions du monde. Ne proposant pas l’horizon d’une réconciliation, elle transforme, par le jeu même du conflit et de la politisation des identités qu’il induit, l’antagonisme entre ennemis en un agonisme entre adversaires (Mouffe, 2000), fondé sur un « respect agonistique » (Connolly, 1991).
Pour cette raison, la démocratie agonistique est pluraliste en un sens radical : puisqu’elle n’exclut aucun domaine du conflit, pas même la définition des règles minimales de légitimité ou de justice, elle met sur le devant de la scène les oppositions les plus radicales, les rendant par là politiques. L’horizon proposé est donc celui d’une participation conflictuelle, qui définit une scène du conflit, toujours en déplacement, sur laquelle des acteurs politiques toujours en construction s’affrontent et, dans cette affrontement même, se reconnaissent.
La démocratie agonistique propose donc une interprétation de la participation politique en opposition avec celle de la démocratie délibérative, aujourd’hui largement dominante – souvent implicitement – chez les théoriciens, les observateurs et les praticiens de la participation politique : une participation conflictuelle, structurante pour les identités politiques, et construisant un pluralisme radical. Si elle s’est jusqu’à récemment affirmée, notamment chez Chantal Mouffe, contre la démocratie délibérative, la démocratie agonistique fait aujourd’hui l’objet d’approfondissements qui tentent d’aller au-delà de cette opposition, par plusieurs moyens. D’abord, en essayant de faire dialoguer ces deux formes de démocratie, pour en montrer les points de rencontre (Dryzek, 2005 ; Knops, 2007 ; Wingenbach, 2011) ; ensuite, en approfondissant les conséquences théoriques, pratiques et institutionnelles de la démocratie agonistique, sans nécessairement se référer à la démocratie délibérative (Schaap, 1995) ; enfin, en intégrant la démocratie agonistique dans un cadre théorique plus large, celui de la démocratie radicale (Tønder et Thomassen, 2005 ; Vitiello, 2009). Chacune de ces tentatives permet d’enrichir la portée des propositions de la démocratie agonistique, donnant ainsi autant de pistes de réflexion pour tous ceux qui veulent repenser aujourd’hui la participation politique démocratique.