Définition de l'entrée

Sens 1 : Le processus d’examen des options possibles qui s’offrent au jugement d’un individu ou d’un groupe dans la visée d’un choix ou d’une décision.

Sens 2 : Le processus dialogique de confrontation des arguments et d’évaluation de leur force respective dans le cadre d’une discussion entre parties défendant leur position.

Pour citer cet article :

Lavelle, S. (2013). Délibération. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/deliberation-2013

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Le champ de la délibération

La délibération (en grec, bouleusis ; en latin, deliberatio) désigne une phase d’examen et d’évaluation des diverses options, positions ou arguments qui, en principe, précède la phase de décision dans le processus du choix individuel ou collectif. La délibération n’implique pas nécessairement une conversation, une discussion, ou un débat, encore moins une controverse ; de plus, elle ne débouche pas non plus nécessairement sur une décision. La délibération est un concept important de la philosophie pratique (action), souvent distinguée depuis Aristote de la philosophie théorique (connaissance) et de la philosophie poïétique (production). La pratique couvre le domaine des « affaires humaines », allant de l’éthique à la politique, qui ne peuvent revendiquer une exactitude ni une certitude comparable à celle des sciences, notamment les mathématiques. La délibération est néanmoins devenue un concept important au sein des sciences humaines et sociales, en particulier au sein de la sociologie et de la psychologie traitant de l’argumentation, de l’action ou de la décision. Elle constitue ainsi une voie alternative à certaines doctrines d’inspiration économique qui font du choix individuel ou collectif une simple procédure de maximisation de l’utilité ou d’agrégation de préférences ou de volontés. Il existe cependant aujourd’hui de nombreuses recherches, à mi-chemin de l’économie et de la politique, qui explorent les possibilités de traduction ou de conciliation entre théories de la délibération et théories de la décision (Picavet, 1996 ; Hollard, 2004 ; Van Aaken, List, et al., 2004).

 

Une origine philosophique

La délibération est mentionnée de façon explicite dans l’œuvre d’Aristote, dans l’Éthique comme dans la Rhétorique. Le philosophe introduit une distinction fondamentale entre la délibération (βουλεσις - bouleusis) et le choix ou la décision (προαίρεεσις - proaïrésis) qui lui fait suite (Aristote, 2004b, p. 1111-1113 ; Aubenque, 1993, p. 106-142). La délibération n’a de sens que dans son rapport au choix libre (« ce qui dépend de nous »), car on ne délibère pas sur ce qui est déjà posé, ni sur ce qui est nécessaire ou hasardeux (« ce qui ne dépend pas de nous »). De ce fait, elle porte toujours selon le Stagirite sur les moyens et non sur les fins, ce que contestent certains philosophes d’aujourd’hui (Kolnai, 2001). En outre, la délibération est aussi chez Aristote un des genres du discours, le genre délibératif, qui prend place au côté du genre épidictique et du genre judiciaire. Le discours délibératif envisage l’avenir, pèse le pour et le contre afin de conduire à une prise de position. Par opposition, le discours judiciaire, tourné vers le passé, est attaché à la distinction du juste et de l’injuste. Le discours épidictique, considérant le présent, louant ou blâmant, considère le noble et le vil (Aristote, 2007, p. 1358-1359). Aujourd’hui, la délibération est une notion relativement peu explorée en philosophie, éclipsée sans doute par la décision, l’action ou l’argumentation, à l’exception toutefois de la philosophie politique où elle suscite une abondante littérature (voir Cohen, Habermas, Elster, Bohman).

 

La délibération rationnelle et ses doubles

La délibération dans sa version canonique est supposée rationnelle et distincte en cela de certains usages irrationnels de la pensée et du langage (usages dits passionnels, émotionnels, pulsionnels, illusoires, ou manipulatoires). Le thème de la délibération rationnelle et des divers critères qu’elle est supposée satisfaire (ou devoir satisfaire) occupe une grande partie de l’attention et de l’effort des chercheurs (Skyrms, 1990 ; Bohman et Rehg, 1997). Ainsi, une délibération rationnelle doit comporter et respecter un certain nombre d’étapes et de conditions, dont on peut discuter longtemps l’universalité ou la relativité. Parmi ces critères, on peut citer ceux qui, dans la modalité « introspective », ont un rapport avec les règles de la réflexion, ou, dans la modalité « extrospective », ont un rapport avec les règles de la discussion, la démarcation entre les deux n’étant pas absolue. Ainsi, selon la voie réflexive, une délibération est dite rationnelle si l’individu parvient à suivre un raisonnement cohérent et consistant à repérer toute l’étendue des options possibles qui s’offrent à lui, à identifier la relation des moyens et des fins pour chacune d’elles, à sonder avec acuité et sincérité ses croyances et ses désirs propres, à les comparer avec conséquence avec l’état de sa connaissance et de sa volonté, enfin, à éprouver ses préférences en considérant la force des arguments qui les soutiennent. En comparaison, selon la voie discursive, une délibération est dite rationnelle si l’individu parvient à tenir des propos non contradictoires, à accepter la position d’autrui y compris si elle est contradictoire avec la sienne, à examiner ses arguments et ceux d’autrui avec la même neutralité, ou objectivité, à renoncer à des arguments s’ils se révèlent dénués de valeur ou de pertinence, et à reconsidérer les positions qu’ils sont censés étayer. Bien entendu, non seulement ces listes à géométrie variable ne sont pas exhaustives, mais les critères qu’elles contiennent posent parfois de sérieuses difficultés : par exemple, pourquoi serait-il « rationnel » de considérer les arguments d’autrui et les miens avec la même neutralité, ou objectivité ? Si un individu soutient que j’ai tort de vouloir devenir président de la République, parce que c’est un métier de mégalomane, pourquoi devrais-je traiter ses arguments à égalité avec les miens, puisque, de toute façon, il ne veut pas lui-même être président de la République ? On peut juste dire que les philosophes de ces dernières décennies se sont échinés à produire des listes de critères de la délibération rationnelle et publique, qui sont censés satisfaire des exigences d’inclusion, d’égalité, de liberté (Habermas, 1992, 2006). Le succès de telles entreprises est mitigé, d’autant qu’elles échappent difficilement au reproche d’avoir effectué un authentique saut normatif par rapport aux situations empiriques, en particulier chez Habermas (1997). Il est significatif sur ce point que les défenseurs de la délibération rationnelle et publique, édifiée sur le mode dialectique du discours argumentatif, concèdent de plus en plus de place à la stratégie et à la rhétorique (Van Eemeren et Grootendorst, 1996 ; Van Eemeren et Houtlosser, 2002).

 

La délibération « interne » et « externe »

Les limites de la délibération rationnelle renvoient au grand partage entre l’intérieur et l’extérieur, lequel recoupe en partie l’autre grand partage entre le privé et le public. La délibération peut avoir une dimension individuelle au sens monologique, ou collective au sens dialogique. Le dialogue est défini de façon générale comme une relation de communication fondée sur l’alternance entre un ego et un alter ego. Il se distingue du monologue qui ne présuppose pas une relation de communication avec autrui, mais seulement une relation de soi à soi. La notion de délibération individuelle semble se distinguer de celle de délibération collective par le fait qu’elle ne relève pas d’une discussion, laquelle implique normalement au moins deux partenaires en relation d’échange discursif alterné (interlocution). Or, il est notable que le raisonnement suivi par un individu qui pèse les arguments pro et contra, en vue d’une décision à prendre, par exemple, possède une structure d’alternance des arguments et contre-arguments qui rappelle le dialogue. D’où la notion de « dialogue intérieur », en écho à la conception de la pensée de Platon (« La pensée est un dialogue de l’âme avec elle-même », Théétète, 1994, 189e). La question de l’articulation entre dialogue et monologue est tranchée par les partisans du dialogisme radical (le « tout dialogique ») qui soutiennent que le monologue n’existe pas et dénoncent au passage le « mythe de l’intériorité » (Bouveresse) auquel est associée la notion de « for intérieur » (foro interno). Or, des études empiriques menées en psychologie et en sociologie suggèrent que la plupart des choix importants dans la trajectoire biographique des individus résultent, non pas d’une délibération externe, menée avec autrui, mais d’une délibération interne. C’est tout le sens du concept d’Archer de « conversation interne » (internal conversation) qui joue un rôle majeur dans les choix pratiques des individus (Archer, 2003, 2007, p. 65-99). Il importe sans doute dans la recherche sur la délibération de pouvoir articuler l’interne et l’externe, le privé et le public, en considérant leur complémentarité, voire leur continuité, plutôt que leur stricte démarcation.

 

La délibération est-elle concurrente ou complémentaire de la participation en démocratie ?

Il arrive assez fréquemment aujourd’hui que la délibération qualifie une forme politique, la démocratie délibérative, au risque de devenir une norme de l’action publique (Blondiaux, 2001) ou un « impératif délibératif » (Blondiaux et Sintomer, 2002). Elle est distinguée le plus souvent de formes politiques jugées concurrentes ou complémentaires, telles que la démocratie représentative et la démocratie participative. Il arrive que les frontières entre délibération et participation ne soient pas étanches, comme lorsqu’il est question de la participation délibérative. Il reste que la satisfaction maximale des exigences d’inclusion des citoyens propre à la démocratie participative se révèle contradictoire avec la satisfaction maximale des exigences de qualité des débats propre à la démocratie délibérative (Cohen et Fung, 2011 ; Sintomer, 2011). Il convient sans doute de maintenir une position ouverte sur les rapports de la délibération et de la participation en démocratie, qui envisage aussi bien leur divergence fondamentale que leur convergence ponctuelle.

 

La délibération contradictoire produit-elle une simplification du travail politique ?

La délibération selon le principe de la discussion contradictoire présente l’avantage de simplifier le débat public en le réduisant à une alternative qui se révèle plus opératoire pour la décision collective (Manin, 2011). Il faut cependant ne pas surestimer l’avantage d’une polarisation binaire de la délibération publique, car elle risque de masquer la complexité réelle des options. Cela est dû notamment à leur articulation, de type arborescent, avec un faisceau de sous-options qui peuvent changer le contenu, et jusqu’à la structure du dilemme. Par exemple, si les options possibles pour un pays X au sujet d’une intervention militaire sont A : Faire la guerre au pays Y, ou B : Ne pas faire la guerre au pays Y, il s’agit d’une alternative politique tirée d’une délibération qui indique un choix clair et simple. Mais si l’on fait le lien entre ces deux grandes options et un faisceau de sous-options correspondantes (1, 2, 3, 4, …), la délibération ne débouche pas sur un dilemme, mais sur un « plurilemme ». Dès lors, l’alternative binaire initiale issue de la délibération entre l’option A et l’option B n’a plus grand-chose à voir avec celle(s) qui se dessine(nt) lorsqu’on y ajoute les conditions 1, 2, 3, 4, et suivantes. Il existe, dans cette tendance supposée de la délibération contradictoire à la simplification binaire des options politiques, un risque de maldonne pour ceux qui n’ont exprimé qu’un soutien conditionnel à l’option finalement majoritaire. 

 

La délibération : un examen de positions ou d’arguments ? En vue de la décision ou au titre de la discussion ? 

La conception classique articule la délibération avec l’examen des arguments et avec la visée de la décision. En cela, elle se distingue de certaines conceptions modernes qui tendent à l’assimiler à la discussion, sans établir de rapport direct avec la décision. Or, cela n’a pas toujours été le cas, et c’est du reste ce qui fait dire à certains que la délibération n’est ni une discussion, ni une conversation (Manin, 2004 ; Urfalino, 2005). Il arrive en outre que soient distinguées de façon tranchée la délibération impliquant l’examen d’arguments au moyen de la discussion et en vue de la décision collective, et la participation qui n’implique ni discussion ni décision, comme dans le cas du vote ou du sondage. Les reproches sont alors symétriques : soit la délibération est une illusion de pouvoir pour le citoyen, si elle est censée se limiter à la discussion, et la participation, quant à elle, avoir un rapport avec la décision ; soit c’est la participation qui est une illusion de pouvoir, car la délibération seule entretient un rapport avec la décision. Il serait peut-être utile pour plus de clarté de faire la différence, dans la théorie comme dans la pratique, entre (a) une délibération discursive (b) une délibération décisive (c) une délibération discursive et décisive (d) une délibération discursive non décisive (e) une délibération décisive non discursive. 

Bibliographie
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