Définition de l'entrée

La défiance est la pensée que la probabilité d’être trompé par autrui est forte. Elle est de moindre intensité mais de même nature que la méfiance qui suppose une quasi-certitude d’être trompé.

Pour citer cet article :

Rouban, L. (2022). Défiance. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/defiance-2022

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La défiance, c’est le défaut de confiance. Et la confiance, c’est la capacité à s’engager dans une relation avec autrui sur la base du pari que les engagements pris seront respectés. Elle suppose donc non seulement un lien social mais le constitue car elle assure la sécurité et la stabilité par l’anticipation positive du comportement des autres. Elle permet de fonder et de justifier le contrat social qui fonde la société civile en théorie politique mais elle pose la question de savoir si elle autorise ou non la délégation à d’autres de la définition de l’intérêt général (Rousseau, 1969). C’est bien la défiance envers la démocratie représentative qui justifie la recherche d’une participation élargie des citoyens à la décision en-dehors des seules consultations électorales (Blondiaux, 2008).

L’extension du champ de la défiance

Le thème de la défiance se décline sur plusieurs registres sociopolitiques. Le plus ancien est celui de l’organisation de la démocratie représentative. Il s’agit dans un premier temps, par la représentation, de séparer ce qui relève du gouvernement et de l’autorité royale ou républicaine, de ce qui relève de la sphère des intérêts privés. La représentation crée de la distance entre le gouvernant et les gouvernés car ces derniers se méfient des intrusions que le premier va opérer dans leurs choix de vie, leurs croyances religieuses ou leurs propriétés. La théorie libérale de la représentation (Locke, 1690) permet d’organiser la défiance en séparant la sphère publique de la sphère privée. Plus largement, cette défiance à l’encontre des autorités et des institutions justifie la mise en place historique d’un système de contrôle, politique et judiciaire qui va en s’intensifiant dans l’histoire politique (Rosanvallon, 2008). Par définition, le régime démocratique est fondé sur l’idée de défiance car il s’agit bien d’instaurer des mécanismes qui permettent de suivre et de sanctionner l’action des gouvernements afin de s’assurer qu’ils respectent non seulement leurs engagements électoraux mais également l’État de droit et même une certaine déontologie dans la distribution de postes administratifs ou le passage des élus au secteur privé.

Ce registre de la défiance s’est revêtu d’une signification supplémentaire concernant le non-respect de la frontière entre public et privé. Il conduit à se demander qui fait quoi pour qui. La défiance naît alors de la confusion des pouvoirs au sein d’une oligarchie qui trahit le peuple. Partant de l’argumentaire classique de la corruption des élus et des conflits d’intérêts, où l’électeur est sans cesse trompé par des jeux de pouvoir occultes, ce qui rend le vote illusoire (Mirbeau, 1902), il s’est étendu à mesure que la publicisation des décisions citoyennes n’était plus garantie. Cette acception a gagné en importance lorsque les outils numériques ont permis la surveillance de la vie privée voire des manipulations de l’opinion dans le déroulement des élections comme vient l’illustrer l’affaire Cambridge Analytica lors de la campagne présidentielle aux États-Unis en 2016. La défiance est devenue la norme lorsque la porosité entre ce qui est public et ce qui est privé est devenue avérée du fait de plusieurs mutations parmi lesquelles on peut citer la crise environnementale ou sanitaire, car les comportements privés créent des effets collectifs et ne peuvent plus être de ce fait légitimés d’office comme relevant de la seule liberté individuelle, ou bien du retour de la question religieuse avec l’islam et le débat qu’elle suscite dans la délimitation des libertés publiques et de la laïcité. La défiance se propage à mesure que l’incertitude des relations sociales et leur opacité s’accroissent.

L’élargissement du champ lexical mais aussi politique de la défiance est lié également à l’envahissement du discours politique par le discours économique. Les travaux sur la confiance se sont multipliés en économie (Laurent, 2019) car l’idée même de marché suppose une langue commune et un minimum de règles organisatrices pour encadrer la mondialisation des échanges et la fiabilité des transactions commerciales ou financières qui se dénouent à terme. La défiance s’est alors développée sur le terrain de l’évaluation des politiques publiques pour en mesurer la légitimité économique : sont-elles efficaces et atteignent-elles leurs objectifs, sont-elles efficientes et leur coût est-il à la hauteur de leurs résultats ? À la légitimité politique des politiques publiques décidées par des systèmes de pouvoir démocratiques s’est adjointe voire substituée une légitimité économique : la politique est-elle économiquement efficace ? La norme imposée par les règles de « bonne gouvernance » de la Banque mondiale ou de l’OCDE afin d’adapter l’action publique à la mondialisation capitalistique s’est même retrouvée au sein de l’État par le développement du management public comme nouvelle forme d’organisation et de séparation entre ceux qui décident et ceux qui exécutent, ces derniers concevant cette contrainte managériale, à l’hôpital ou dans la police, comme l’institutionnalisation d’une défiance portée par les sommets de la hiérarchie à l’encontre de leur savoir-faire professionnel. Toute l’histoire du new public management inauguré au Royaume-Uni dans les années 1980 puis exporté dans le monde entier, selon des formules plus ou moins cohérentes, repose sur l’idée que le politique doit se défier des hauts fonctionnaires et des bureaucraties (Pollitt et Bouckaert, 2011). Le registre économique ne permet cependant pas de rendre compte de la défiance politique et de ses rythmes qui ne dépendent pas des résultats obtenus par les gouvernements ou les services publics comme le montrent les analyses comparatives que l’on peut mener dans le cadre de la crise de la Covid-19 où la France s’est caractérisée par un niveau politique de défiance bien plus élevé qu’en Allemagne, en Italie ou au Royaume-Uni, où les politiques sanitaires ne s’étaient pourtant pas avérées plus efficaces (Cautrès et Rouban, 2021). 

Le renouveau de la défiance politique

La question de la défiance s’est trouvée renouvelée par l’émergence du débat sur la crise démocratique et la désocialisation politique des électeurs. Comme le montrent régulièrement les enquêtes (Cevipof, 2022), l’absence de confiance est fortement corrélée avec le niveau de l’abstention électorale mais aussi, par exemple, le soutien apporté au mouvement des Gilets jaunes. La défiance s’est propagée aux mécanismes de contrôle eux-mêmes. L’analyse statistique montre que le premier recours politique des enquêtés les plus défiants est l’abstention, suivie par le vote populiste en faveur de la droite radicale et du Rassemblement national. Cette défiance touche tout particulièrement les jeunes de moins de 34 ans, les catégories populaires, les moins diplômés. Les élus, majoritairement considérés en France comme corrompus et trop éloignés des réalités sociales, n’en sont pas les seules cibles. La crise démocratique s’associe à la défiance qui touche tous les corps intermédiaires censés assurer non seulement l’intermédiation entre les citoyens et les élus ou le gouvernement mais les mécanismes d’objectivation même de l’action publique. Les enquêtes montrent que le niveau de confiance dans les partis politiques, les syndicats, voire même les réseaux sociaux, souvent considérés comme le nouvel espace de la délibération citoyenne, est très bas. Il existe un fil rouge de la défiance qui relie l’abstention, le soutien à des mouvements hors syndicat ou parti politique comme les Gilets jaunes, le vote populiste, le mouvement antivax et le rejet de la science (Rouban, 2022). Cette défiance à l’égard de l’argumentaire scientifique, qui reste par définition de nature probabiliste, vient saper les bases mêmes du régime républicain dont la philosophie positiviste élaborée au XIXᵉ siècle suppose, au contraire, une croyance dans la rationalité scientifique et l’idée d’un progrès des sociétés humaines. La science devient dès lors une institution comme une autre, imposée par une oligarchie lointaine et privilégiée, ce qui ouvre la possibilité du complotisme comme dérèglement général de la rationalité au profit de théories imaginaires dont l’étude relève autant de la sociologie que de la psychologie (Dieguez et Delouvée, 2021). La défiance nourrit le soupçon d’un monde reposant sur le mensonge, non seulement celui des institutions mais également des autres en général, la confiance envers les institutions étant corrélée avec la confiance interpersonnelle, c’est-à-dire celle que l’on éprouve spontanément dans le commerce social (Algan et Cahuc, 2007). La défiance devient alors demande de certitude, expliquant en grande partie l’intérêt pour la démocratie directe et l’accès immédiat à la décision publique.

La défiance sociopolitique recouvre donc deux enjeux au regard des formes alternatives de démocratie. Le premier est de recréer les conditions d’un lien social par la connaissance et l’interconnaissance. La connaissance, c’est la fonction pédagogique, par exemple, des jurys citoyens où des experts viennent exposer aux participants les données du problème afin que le débat s’amorce sur les bases d’un savoir commun en partage (Sintomer, 2007). L’interconnaissance est produite par le lien que créent des réunions régulières autour d’une même problématique. Il reste ensuite à savoir quel est le poids normatif de ces débats et de ces résolutions sur la conduite des affaires publiques qui reste aux mains des autorités constitutionnelles, comme l’a bien montré l’échec de la Convention citoyenne pour le climat dont les propositions, déposées en 2021, ont été assez largement ignorées par le gouvernement.

Un second enjeu est de réduire à la fois la distance sociale et la distance géographique entre ceux qui prennent les décisions et ceux qui doivent s’y soumettre. La faible diversification sociale, ethnique et géographique du monde des élus, notamment à l’Assemblée nationale, créent les conditions d’une défiance de la part de populations d’origine immigrée qui ne se reconnaissent pas dans un monde qui leur est trop étranger (Braconnier et Dormagen, 2007), ce qui explique en grande partie les taux d’abstention records enregistrés en juin 2022 lors des élections législatives en Seine-Saint-Denis. La défiance se nourrit également de la distance géographique, les questions sociales s’inscrivant souvent dans des territoires particuliers, ne serait-ce que par la disponibilité des services publics, et ne peuvent être résolues par des normes considérées comme abstraites et trop générales. L’équilibre reste néanmoins à trouver entre une proximité qui peut s’avérer efficace et une égalité qui appelle des réponses cohérentes et déliées des intérêts particuliers (Le Bart et Lefebvre, 2005).

La défiance, dans ses diverses représentations et substrats, a envahi le champ politique depuis les années 2000. L’usage du terme et du concept connaît cependant des limites, celles que produit paradoxalement le populisme, premier fournisseur de défiance mais également premier fournisseur de certitudes, de simplicité et de projets visant à restituer au peuple une emprise souveraine sur la réalité sociale qui peut alors être remodelée soit dans le sens d’une identité culturelle ou historique présumée soit dans le sens d’un retour à la citoyenneté égalitaire.

Bibliographie

Algan, Yann, et Pierre Cahuc. 2007. La société de défiance, comment le modèle social français s’autodétruit. Paris : Éditions Rue d’Ulm-CEPREMAP.

Braconnier, Céline, et Jean-Yves Dormagen. 2007.  La démocratie de l’abstention : aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire. Paris : Gallimard.

Blondiaux, Loïc. 2008, Le nouvel esprit de la démocratie. Paris : Seuil.

Cautrès, Bruno, et Luc Rouban. 2021. « La crise sanitaire au miroir de la crise sociale et politique française ». Dans Le monde d’aujourd’hui : les sciences sociales au temps de la Covid. Sous la direction de Marc Lazar, Guillaume Plantin et Xavier Ragot, 207-222. Paris : Presses de Sciences Po.

CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po). 2022. Baromètre de la confiance politique, annuel, en ligne : www.sciencespo.fr/cevipof.

Dieguez, Sebastian, et Sylvain Delouvée. 2021. Le complotisme : cognition, culture, société. Paris : Mardaga.

Éloi Laurent. 2019. Économie de la confiance. Paris : La Découverte.

Le Bart, Christian, et Rémi Lefebvre, dir. 2005. La Proximité en politique. Usages, rhétoriques, pratiques. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

Locke, John. 1690. Two Treatises of Government. London [Traité du gouvernement civil. 1992. Paris : Garnier-Flammarion].

Mirbeau, Octave. 1902. La grève des électeurs. Paris : Au bureau des « Temps nouveaux ».

Pollitt, Christopher, et Geert Bouckaert. 2011. Public Management Reform: A Comparative Analysis. Oxford : Oxford University Press.

Rosanvallon, Pierre. 2006. La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Paris : Seuil.

Rouban, Luc. 2022. Les raisons de la défiance. Paris : Presses de Sciences Po.

Rousseau,  Jean-Jacques. 1969. Émile ou de l’éducation dans Œuvres complètes, tome 4. Paris : Gallimard.

Sintomer, Yves. 2007. Le pouvoir au peuple : jury citoyens, tirage au sort et démocratie participative. Paris : La Découverte.

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