Croisement des savoirs
Le « Croisement des savoirs et des pratiques avec des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale » est une démarche initiée par le Mouvement ATD Quart Monde dans les années 1990. Elle vise la pleine participation des personnes ayant l’expérience de la pauvreté à l’évolution et la transformation de la société pour la rendre plus juste, plus démocratique, plus solidaire et respectueuse des droits humains.
Le « Croisement des savoirs » est une dynamique qui cherche à créer les conditions pour que les savoirs issus de l’expérience de vie des personnes qui connaissent la pauvreté puissent se construire et dialoguer avec les savoirs scientifiques et professionnels. Le croisement de ces différents savoirs produit une connaissance et des méthodes d’actions plus complètes et inclusives.
Bucolo, E, Carrel, M, De Laat, M. (2023). Croisement des savoirs. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/croisement-des-savoirs-2023
Si l’on admet qu’il existe différentes typologies de recherches participatives, nous pouvons dire que les recherches en croisement des savoirs font partie des recherches participatives radicales (Godrie, Juan et Carrel, 2022 ; Bucolo, 2022). En effet, les personnes ayant l’expérience de la pauvreté participent, à l’instar des praticien·nes et des chercheur·es académiques, à chaque étape de la recherche, de la définition de la question de recherche jusqu’à l’écriture, en passant par la collecte de matériaux, l’analyse et la diffusion des résultats. De plus, la visée est à la fois politique et scientifique : l’objectif est tout autant de transformer la société dans le sens de la justice sociale que de transformer la science par la reconnaissance des savoirs issus de l’expérience de la pauvreté.
Généalogie d’une démarche militante
Le mouvement ATD Quart Monde est né dans le contexte des années 1950, celui du début des Trente Glorieuses et du progrès social, mais aussi de l’appel de l’abbé Pierre pour les mal-logé·es qui avait suscité la création de nombreux camps d’urgence. Les familles qui ne retrouvaient pas de logement étaient redirigées vers ces camps. En 1956, dans le camp de Noisy-le-Grand, Joseph Wresinski, né lui-même dans la grande pauvreté, crée avec les habitant·es l’association « Aide à toute détresse », devenue plus tard ATD Quart Monde. Les personnes de ces camps d’urgence étaient considérées comme des cas sociaux, là où J. Wresinski voyait une réalité sociale et politique.
Dès le début, ATD Quart Monde s’engage à trois niveaux : l’action, la connaissance et la sensibilisation. Très vite, l’association noue une alliance avec la recherche scientifique pour prouver l’existence de la misère. Des sociologues et psychologues viennent travailler avec les permanents. Ils découvrent que les questionnaires fermés ne conviennent pas pour comprendre la réalité des personnes et que l’observation participante est plus adaptée. Grâce à ce travail, ils réussissent à monter un colloque international à l’UNESCO en 1964 en lien avec l’association mondiale de sociologie sur « les familles inadaptées ». Avec le sociologue Jean Labbens (1978), qui avait travaillé à Noisy, ils expliquent que la plupart des travaux sur la pauvreté s’appuient sur des cadres d’interprétation extérieurs à l’expérience de la misère et ne reconnaissent pas l’intelligence des gens. Ils préconisent alors que les gens vivant la misère doivent pouvoir construire eux-mêmes leur cadre d’interprétation de la réalité qu’ils vivent. Et pour cela, ils ne peuvent le faire que collectivement et dans un cadre adapté à l’expression de leur parole et à la prise en compte de leurs savoirs.
En 1972, Joseph Wresinski crée avec les volontaires-permanents, habitant au cœur des quartiers défavorisés, l’Université Populaire Quart Monde (Ferrand, 1996). C’est un lieu d’identité, de rencontre, de dialogue, de militantisme et de formation réciproque entre des personnes vivant la pauvreté et des citoyen·nes qui s’engagent à leurs côtés. Les personnes en grande pauvreté n’y sont pas considérées uniquement comme des gens à instruire, mais comme la source d’un savoir appelé à dialoguer avec les savoirs des autres membres de la société.
Deux programmes de recherche-action-formation initiés dans les années 1990 par le mouvement ATD Quart Monde, en collaboration avec l’Université de Formation Européenne de Tours, la Faculté Ouverte de Politique Économique et Sociale et l’Institut Cardijn de Louvain-La-Neuve en Belgique, suivis de la publication de livres, ont posé les bases du croisement des savoirs et des pratiques avec les personnes ayant l’expérience de la pauvreté. Le premier programme visait le croisement des savoirs entre universitaires et personnes en grande pauvreté (Groupe de recherche Quart Monde-Université, 1999), le second entre professionnel·les de l’action publique et personnes en grande pauvreté (Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire, 2002). Un troisième livre tire les leçons des dix premières années de mise en pratique de la démarche et en appelle au « croisement des pouvoirs » (Ferrand, 2008). La « Charte du Croisement des Savoirs et des Pratiques avec des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale » a été écrite par des acteur·rices des deux programmes.
Depuis, d’autres recherches en croisement des savoirs se réalisent. Par exemple, la recherche en croisement des savoirs ÉQUIsanTÉ, réalisée entre 2011 et 2015 au Québec et pilotée par l’Université de Sherbrooke et ATD Quart Monde, visait l’amélioration de la qualité et l’équité des soins des personnes en situation de pauvreté. Cette recherche a mobilisé trois types de « co-chercheur·es » : des personnes en situation de pauvreté accompagnées de volontaires-permanents d’ATD Quart Monde, des chercheur·es en santé et des professionnel·les de santé (De Laat et al, 2014). Autre exemple, la recherche sur les dimensions cachées de la pauvreté, pilotée par l’Université d’Oxford et ATD Quart Monde qui a mobilisé des centaines de personnes en situation de pauvreté, ainsi que des praticien·nes et des chercheur·es académiques, dans six pays : trois pays du Sud (le Bangladesh, la Bolivie, la Tanzanie) et trois pays du Nord (les États Unis, la France, le Royaume Uni) (Bray et al, 2019 ; Lasida et al, 2022).
Enjeux et tensions dans le croisement des savoirs
La reconnaissance des savoirs issus de l’expérience de la pauvreté
Le croisement des savoirs est un levier de lutte pour la reconnaissance de savoirs invisibilisés et discrédités, et donc pour la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. La représentation des personnes en situation de pauvreté comme incohérentes, peu rationnelles, est déconstruite patiemment. Ce processus est rendu possible par la mise en place d’un cadre adapté à l’expression et la production des savoirs qui ne sont pas uniquement académiques. Les personnes en situation de pauvreté sont légitimes pour lire et interpréter la réalité qu’elles vivent et pour discuter avec des porteurs d’autres sources de savoir. Pour cela, les situations d’injustices liées aux savoirs - les injustices épistémiques - telles que définies par Miranda Fricker, doivent être déjouées et les personnes mises en condition de pouvoir être reconnues pour leur savoir propre (Fricker, 2007). Le croisement de savoirs n’est donc pas uniquement une méthode parmi d’autres méthodes de recherche participative, mais une manière de reconnaître et de s’engager activement pour la production de connaissances utiles à la lutte contre la pauvreté (Bucolo, 2023). Dans ce sens, les personnes ayant l’expérience de la pauvreté, et faisant partie d’une association citoyenne ou d’un collectif, qui participent au croisement des savoirs peuvent s’exprimer au nom de celles et ceux qui vivent dans des conditions leur empêchant cette participation. Effectivement, leur contribution à une association ou un collectif ayant le souci de rejoindre les personnes les plus éloignées de la participation leur permet de réfléchir et de s’exprimer collectivement à partir d’autres expériences que les leurs. De leur côté, les chercheur·es doivent être en capacité de mettre en question leurs postures qui peuvent produire des effets de domination et d’inégalité persistants, malgré leur volonté de participer à une telle démarche dans des conditions d’égalité avec les autres groupes de pairs. Les un·es, comme les autres, s’engagent dans un processus qui a une visée de transformation sociale dont la portée politique est assumée, en termes de lutte contre la pauvreté.
Les tensions et ajustements entre groupes de pairs
La dimension collective est fondamentale : plusieurs personnes construisent collectivement un savoir. Le croisement des savoirs prévoit une alternance entre des temps de travail en groupes de pairs (le groupe des personnes ayant l’expérience de la pauvreté, le groupe des professionnel·les et le groupe des chercheur·es académiques) et des temps en mixité, en plénière. L’importance de ménager des temps en « groupes de pairs » fait écho à la « non-mixité » prônée dans les milieux féministes ou post-coloniaux. Si cette méthode a fait débat, la construction du savoir féministe dans les années 1970 est en effet passée par la mise en place de « groupes de conscience » qui ont permis de dépsychologiser et désindividualiser le vécu des femmes (Dorlin, 2008). Ces groupes non-mixtes fonctionnent comme des lieux de production de savoirs et des espaces de confiance, où les personnes se sentent en sécurité pour livrer leurs témoignages et construire une pensée propre.
Toute démarche participative s’inscrivant dans les épistémologies radicales suscite des tensions, négociations et ajustements entre une diversité d’intérêts et de légitimités scientifiques et politiques. Dans le cas du croisement des savoirs, la non-mixité n’est ni complète (le groupe des personnes en situation de pauvreté est soutenu par l’association citoyenne ou le collectif dont elles font partie) ni permanente (en alternance avec le travail en plénière). Elle peut cependant être mal vécue par les autres groupes de pairs qui peuvent se considérer comme les détenteurs légitimes du savoir et de l’expertise. Dans le cadre de la recherche ÉQUIsanTÉ, par exemple, de fortes tensions sont apparues à propos de l’interdiction faite aux chercheur·es d’accéder aux enregistrements des échanges du groupe de pairs des personnes en situation de pauvreté (Carrel et al., 2017). Pour les chercheur·es, ces enregistrements représentaient du matériau scientifique « perdu », et les nombreuses précautions méthodologiques prises par les volontaires d’ATD équivalent à une forme de dépossession : leur accès à certaines données est limité, on leur impose une distance avec les personnes en situation de pauvreté, ils et elles n’ont pas la liberté d’utiliser seul·es les résultats provisoires de la recherche. Ce processus a été qualifié de « disempowerment des chercheurs » (Roy, 2022). Pour les volontaires, les données produites au sein des groupes de pairs doivent rester confidentielles, pour que les personnes en situation de pauvreté puissent faire leur propre analyse. Le fait de pousser ces dernières à livrer un savoir construit collectivement à partir de leurs expériences – et non de livrer leurs expériences sur le registre du témoignage – leur assure une forme de symétrie par rapport aux chercheur·es et professionnel·les. Lors d’ÉQUIsanTÉ, les tensions ont été si fortes que le comité de pilotage a dû faire appel à une médiatrice pour dénouer le conflit. Ces tensions entre volontaires et chercheur·es renvoient aux débats sur l’accompagnement dans les processus d’émancipation. Les personnes en situation de pauvreté ne peuvent-elles contribuer seules aux réflexions ? Les volontaires, qui ne sont pas du milieu de la grande pauvreté mais le « rejoignent », ne feraient-ils pas écran entre elles et les chercheur·es et professionnel·les ? Comment trouver la juste « pédagogie des opprimés » (Freire, 1974) ?
Légitimité et distinction dans le champ des recherches participatives
La notion de croisement des savoirs se diffuse, d’autres appellations et méthodes se développent. Par exemple, la démarche québécoise de « Carrefour des savoirs » regroupe des personnes en situation de pauvreté ainsi que des personnes qui leur sont solidaires. Ils favorisent l’expertise de chacun·e des participant·es et reposent sur le principe du partage et de la création de connaissances. À un moment où l’autre de la démarche, ou tout au long, d’autres personnes présentant d’autres types de perspectives se joignent à la réflexion. À la différence du croisement, dans les « carrefours des savoirs » le travail en groupes de pairs n’est pas systématique. Manu Bodinier, en relatant un carrefour des savoirs sur la protection sociale en France, l’exprime ainsi : « Dans les carrefours de savoirs, les chercheurs ne parlent pas uniquement à partir de leurs recherches, les militants à partir de leurs valeurs et les personnes pauvres à partir de leur expérience de pauvreté. … Les personnes qui traversent une situation de pauvreté ne sont pas limitées à cette expertise. L’intelligence est véritablement collective et partagée. ». La parole peut être organisée de telle sorte que les personnes en situation de pauvreté parlent les premières, mais le débat reste organisé sous la forme d’une succession de points de vue individuels, générant une réflexion collective au sein de groupes mixtes. Plus généralement, des démarches revendiquent le « croisement des savoirs » sans faire référence à l’origine de la démarche ni adopter la charte qui synthétise l’ensemble des pré-requis, conditions et méthodes du Croisement des Savoirs et des Pratiques avec des personnes en situation de pauvreté. Pour y remédier et faire reconnaître l’apport des personnes en situation de pauvreté au développement de la démarche, ATD Quart Monde a déposé l’expression « Croisement des savoirs et de pratiques » à l’Institut national de la propriété intellectuelle, ce qui peut être vécu par d’autres démarches de recherches-actions comme témoignant d’une visée de monopole et de démarche figée. On pourrait y voir des tensions liées plus généralement au développement d’un marché concurrentiel de la participation et d’une course à l’authenticité et à la reconnaissance des pouvoirs publics (Mazeaud et Nonjon, 2018).
L’épistémologie post-pauvreté
Le croisement des savoirs fait partie des démarches qu’on peut rassembler sous l’appellation « d’épistémologie post-pauvreté » : un ensemble de pratiques et de réflexions qui permet à la fois de produire des connaissances nouvelles et de lutter contre la pauvreté en mettant fin aux injustices épistémiques qui renforcent les autres injustices vécues par les personnes en situation de pauvreté. Cette épistémologie fait partie des épistémologies radicales, telles que les épistémologies féministes et postcoloniales (Carrel, 2020 ; Godrie, Juan et Carrel, 2022). Ces deux dernières ont pointé de longue date les phénomènes d’injustice épistémique qui réduisent la crédibilité des personnes à faire preuve de connaissances en raison de leurs attributs sociaux (Fricker, 2007). Ces épistémologies remettent en cause le caractère universel, objectif et neutre du savoir scientifique en montrant l’importance des valeurs des chercheur·es dans leurs productions (Santos, 2014). La science véhiculerait des représentations particulières portées par ses concepteurs et en exclurait de fait d’autres, comme celles des femmes et des personnes ou groupes sociaux issus des pays du Sud historiquement colonisés. Ces épistémologies appellent alors à faire preuve « d’imagination sociale » afin de combattre les injustices épistémiques et produire ainsi à la fois une science plus complète et un monde plus juste (Medina, 2012). Il s’agit de produire et valider les connaissances ancrées dans les expériences de résistance des groupes sociaux qui ont souffert de l’injustice, de l’oppression causée par le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat. En cela, ces épistémologies adoptent une posture universitaire résolument engagée en faveur de la réduction des inégalités sociales et épistémiques. C’est en se référant à ce cadre épistémologique que l’Espace collaboratif « Croiser les savoirs avec tou.te.s » s’est mis en place.
L’Espace collaboratif « Croiser les savoirs avec tou.te.s » et ses trois résultats
Les recherches participatives bousculent les cadres méthodologiques, épistémologiques et théoriques des sciences. Devant de tels enjeux, les universitaires, les professionnel·les et les militant·es associatif·ves devront probablement dans les années qui viennent développer le « dialogue sur le dialogue », c’est-à-dire ouvrir des espaces de confrontation sur les questions épistémologiques telles que l’objectivité, la portée politique du savoir et la portée cognitive du politique, ou encore les modalités de construction des savoirs issus de l’expérience de la pauvreté. L’Espace collaboratif est un forum de propositions et un pôle de ressources pour la reconnaissance et le développement de recherches, formations, actions participatives en croisement des savoirs avec les personnes en situation de pauvreté. Son objectif est d’approfondir et capitaliser la réflexion sur les questions d’ordre épistémologique, éthique et méthodologique que soulèvent ces recherches. Des personnes ayant l’expérience de la pauvreté, des praticiennes du social et des chercheur·es académiques ont travaillé ces questions épistémologiques en alternant des temps en groupes de pairs et en plénière, de 2019 à 2022 dans le cadre d’une convention entre le Cnrs, le Cnam et ATD Quart Monde. L’Espace collaboratif a fait émerger de nouvelles questions épistémologiques liées à la recherche participative, à propos du rôle des groupes de pairs, des leviers de co-production des recherches, et enfin à propos des critères d’évaluation et de validation des recherches participatives avec de personnes en situation de pauvreté et/ou d’exclusion sociale. Ces trois sujets ont été au cœur de la réflexion commune des membres de ce dispositif de recherche et des Rencontres organisées les 15-16 novembre 2022 à Saint-Denis.
Résultat 1. L’apport de la non-mixité dans les recherches participatives
L’apport du travail en groupes de pairs suscite de nombreuses controverses. Nous avons pu avancer sur les modalités d’usage des groupes de pairs en insistant sur leur dimension non exclusive dans une dynamique qui se veut processuelle. En effet, l’alternance des temps en groupe de pairs et en groupe mixte (plénières) constitue le propre de la démarche en croisement des savoirs. D’une part, cela permet de garder des espaces de protection et de mise en confiance (et cela ne concerne pas uniquement les personnes en situation de pauvreté mais également les praticien·nes et les chercheur·es) pour construire une réflexion collective entre pairs, et d’autre part cela permet d’exclure les formes d’assignation et de repli identitaire, à la faveur d’une ouverture vers les autres groupes.
La non-mixité est donc à considérer comme une étape indispensable mais non exclusive et un moyen de nourrir la discussion avec autrui grâce à la mise en sécurité et à la confiance. En effet, les rapports de domination et d’inégalité ne s’évanouissent pas pour autant, non seulement entre les différents groupes mais également au sein des groupes de pairs, malgré leur supposée homogénéité. Le rôle de l’animatrice ou de l’animateur, par sa connaissance de l’expérience de vie des personnes et/ou du milieu des membres du groupe de pairs et sa formation, est ici décisif. Ce processus d’alternance demande à se déployer dans un temps long qui vise non seulement à démultiplier les méthodes d’animation aptes à faciliter la participation de tous et toutes mais également à favoriser la création des liens entre les personnes qui soutiennent la production collective.
Résultat 2. Co-produire la connaissance… jusqu’au bout ?
Dans les processus de co-production, une attention particulière doit être apportée à la rigueur méthodologique aussi bien qu’à la diversité des supports utilisés. Si le cadre doit être défini depuis le début pour sécuriser l’ensemble des participant·es sur les objectifs communs du processus de recherche, il est important de laisser la possibilité de faire évoluer ces objectifs au fur et à mesure du processus, si cela s’avère opportun. Ce qui a émergé également de notre travail commun est la nécessité de s’appuyer sur les émotions pour en faire des ressources pour la co-production de connaissance. Une personne ayant l’expérience de la pauvreté dit « une colère qui te détruit peut être transformée en une colère qui remet en cause l’injustice » dans un processus co-construit. L’émotion peut donc faire partie de la recherche, et l’émotion peut concerner tous les participant·es à la recherche.
Par ailleurs, lorsque l’on dit qu’il s’agit d’aller jusqu’au bout de la démarche de co-construction cela peut vouloir dire la production d’un écrit en co-écriture voire aller jusqu’à la mise en œuvre des résultats. Dans ce sens, la visée d’une telle recherche doit être non seulement la production de nouvelles connaissances mais aussi l’activation des résultats de la recherche pour l’action comme pour la construction des politiques publiques.
Résultat 3. Critères de validation des recherches participatives avec des personnes ayant l’expérience de la pauvreté et/ou de l’exclusion sociale.
Des connaissances pour l’action ou pour la science ? La recherche en croisement des savoirs avec les personnes en situation de pauvreté produit des effets cognitifs et politiques : elle a des implications sur la connaissance et l’émancipation des personnes, y compris des professionnel·les et des chercheur·es. L’Espace collaboratif a réfléchi à des critères de validation qui seraient spécifiques aux recherches participatives avec des personnes ayant l’expérience de la pauvreté, au croisement entre critères de scientificité et critères de pertinence sociale. Dans ce sens, neuf critères ont été identifiés, en lien avec QUI a participé à la recherche, COMMENT la recherche a été faite et avec quels RÉSULTATS et EFFETS. Ces critères ne sont pas exhaustifs, mais peuvent servir de base de réflexion pour la formalisation d’un cadre évaluatif partagé entre les mondes académique, associatif et professionnel.
L’un des critères est celui de l’inclusion qui consiste à veiller à ce que les personnes éloignées de la parole publique puissent participer non seulement tout au long de la recherche mais également aux dispositifs de validation. Il est par ailleurs convenu que les recherches participatives concernant les personnes les plus exclues doivent générer du pouvoir d’agir individuel et collectif. Ce critère de validation est important en relation à la capacité que les personnes vont avoir de transformer un contexte ou une réalité. Une personne a pointé lors des Rencontres des 15-16 novembre 2022 l’importance de ce critère : « Je voulais vous remercier d’avoir dit que cela concerne chaque participant, donc pas seulement les personnes en situation de pauvreté. (…) Ce sera réussi s’il y a une transformation des chercheurs et des professionnelles ».
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Le croisement des savoirs est une démarche qui crée des collectifs apprenants, ce qui a été expérimenté à plusieurs reprises lors de recherches ou dans l’Espace collaboratif. Il produit des effets sur l’ensemble des participant·es. Les personnes ayant l’expérience de la pauvreté peuvent contribuer à construire l’interprétation des faits et de leurs vécus car leur expérience ne sera pas seulement interprétée par d’autres. Les praticien·nes sont reconnus dans leur compétence à poser des questions de recherche issues de leur expérience professionnelle. Les chercheur·es peuvent réfléchir à leur posture et leurs pratiques, en se confrontant aux représentations des autres groupes de pairs. Il reste que la mise en place d’une telle démarche nécessite des conditions exigeantes pour que les recherches participatives aient des vertus démocratiques et scientifiques. Quelques récentes thèses de doctorat apportent des connaissances précieuses sur les enjeux et pratiques de co-production des savoirs (Osinski, 2021 ; Fiorini, 2023). Parallèlement à la recherche académique, alors que les institutions encouragent les recherches participatives, qu’elles se développent tous azimuts, au risque d’une dilution de leur portée critique et transformatrice, il faut poursuivre la discussion collective et continuer à favoriser l’émergence d’espaces de recherche aptes à contribuer à la production de connaissances tout autant qu’à la réduction des inégalités.
Bray, Rachel, De Laat, Marianne, Godinot, Xavier, Ugarte, Alberto, et Walker Robert. 2019., Les dimensions cachées de la pauvreté. Montreuil : Editions Quart Monde.
Bucolo, Elisabetta. 2022. « Quid des recherches participatives ? » podcast QUID du Cnam. https://blog.cnam.fr/quid-le-podcast/elisabetta-bucolo-quid-de-la-recherche-participative--1322059.kjsp (accès le 28.09.2023).
Bucolo, Elisabetta. 2023. « L’Espace Collaboratif : croiser les savoirs avec tout.es ». Revue Quart Monde. Dossier « Les injustices liées au savoir », 265, 42-47.
Carrel, Marion, Loignon, Christine, Boyer, Sophie, De Laat, Marianne. 2017. « Les enjeux méthodologiques et épistémologiques du croisement des savoirs avec les personnes en situation de pauvreté. Retours sur la recherche ÉQUIsanTÉ au Québec ». Sociologie et Sociétés, XLIX (1) : 117-140.
Carrel, Marion. 2020. « Vers une épistémologie post-pauvreté ? Le croisement des savoirs avec les personnes en situation de pauvreté ». dans Du Social business à l'économie solidaire. Critique de l’innovation sociale. Sous la direction de Maïté Juan, Jean-Louis Laville et Joan Subirats : 261-282. Toulouse : éditions Ères.
De Laat, Marianne, Boyer, Sophie, Hudon, Catherine, Goulet, Emilie et Loignon, Christine. 2014. « Le Croisement des Savoirs et des Pratiques avec des Personnes en Situation de Pauvreté. Une Condition Nécessaire pour une Société du Savoir Inclusive ». Globe. Revue Internationale d’Etudes Québecoises, 17(2) : 69-91.
Dorlin, Elsa. 2008. « Epistémologies féministes » dans Sexe, Genre et sexualité, : 9-31. Paris : PUF.
Ferrand, Claude (dir.). 2008. Le croisement des pouvoirs. Croiser les savoirs en formation, recherche, action. Paris : Ed. de l’Atelier / Ed. Quart Monde.
Ferrand, Françoise. 1996. Et vous, que pensez-vous ? L'université populaire Quart Monde. Paris : Editions ATD Quart monde.
Fiorini, Cyril. 2023. « La coproduction des savoirs en pratique au tournant du XXIè siècle. Etudes de cas sur la mise en œuvre et la conduite de collaborations entre chercheurs et acteurs associatifs dans les domaines de la santé, de l’environnement et de la lutte contre la pauvreté ». Thèse en Épistémologie, histoire des sciences et des techniques, Cnam-Hesam Université.
Freire, Paolo. 1974. Pédagogie des opprimés, Paris : Maspéro.
Fricker, Miranda. 2007. Epistemic Injustice: Power and the ethics of knowing. Oxford : Oxford University Press.
Godrie, Baptiste, Juan, Maïté et Carrel, Marion. 2022. « Recherches participatives et épistémologies radicales : un état des lieux ». Participations, 32 : 11-50.
Groupe de recherche Quart-Monde-Université. 1999. Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l'Université pensent ensemble. Paris : Ed. de l'atelier / Ed. Quart Monde.
Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire. 2002. Le croisement des pratiques. Quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble. Paris : Ed. Quart Monde.
Labbens, Jean. 1978. Sociologie de la pauvreté, le tiers monde et le quart monde. Paris : Gallimard.
Lasida, Elena, Renault, Michel, de Laat, Marianne et Tardieu, Bruno. 2022. « Le savoir de l’expérience de la pauvreté. Étude à partir d’une recherche participative sur 'les dimensions de la pauvreté avec les premiers concernés' ». Participations, 32, 93-125.
Mazeaud, Alice, Nonjon, Magali. 2018. Le marché de la démocratie Participative. Vulaines sur Seine : Éditions du Croquant.
Medina, José. 2012. The Epistemology of Resistance. Gender and Racial Oppression, Epistemic Injustice, and the Social Imagination. Oxford : Oxford University Press.
Osinski, Agathe. 2021. « From Participation to Actor Empowerment: design features for transdisciplinary sustainability research », Thèse en sciences sociales, UCLouvain (Belgique).
Roy, Alex. 2022. « La reconfiguration des rapports de pouvoir épistémique au cœur des processus d’apprentissage de la démocratie communicative ». Participations, 33 : 123-150.
Santos, B. de Sousa. 2014. Epistemologies of the South: Justice against Epistemicide, Boulder, CO/ London: Paradigm Publishers.
Wresinski, Joseph. 1987. « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », Rapport du Conseil Économique et Social, https://grandepauvrete.lecese.fr/rapport.html (accès le 28/09/2023)
Pour aller plus loin sur l’Espace collaboratif « Croiser les savoirs avec tou.te.s » : lire les Actes des Rencontres de novembre 2022 et le film qui en est issu, voir les pages dédiées sur les sites des trois signataires de la convention : Page sur le site du Gis Démocratie et Participation ; Page sur le site du Conservatoire national des arts et métiers ; Page sur le site d’ATD Quart Monde.
Ce projet a reçu le Prix de la Recherche Participative 2023 de l’INRAE : https://www.inrae.fr/actualites/remise-prix-recherche-participative-inrae-2023-trois-projets-distingues-domaines-lenvironnement-sante-solidarite