Définition de l'entrée

Sens 1 : (Sens général) organisations sociales ou politiques plus ou moins institutionnalisées entre un État et sa population. L’expression ne correspond pas à une liste stricte de ce que l’on peut considérer comme étant ou non des corps intermédiaires (y inclut-on les syndicats, les associations, les partis politiques, des institutions représentant la société civile ?).

Sens 2 : Depuis la Révolution française, les corps intermédiaires posent une question au fonctionnement de la démocratie. Souvent dénoncés dans certains discours, ils sont une réalité importante de la structuration politique et sociale et des formes de la représentation.

Pour citer cet article :

Chatriot, A. (2023). Corps intermédiaires. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/corps-intermediaires-2023

Citer

« On ne peut pas donner de stricte définition juridique ou sociologique des corps intermédiaires. Cette expression désigne de façon générale les diverses formes sociales ou politiques entre l’État et les individus (associations, syndicats, partis, collectivités locales, institutions diverses d’auto-régulation de la société civile, etc.) » (Rosanvallon, 2004 : 11). En ouverture d’un ouvrage entièrement consacré à cette question, Pierre Rosanvallon insiste sur la fluidité du vocable. Il dresse aussi un périmètre des enjeux dont l’histoire sur les deux derniers siècles et demi a été particulièrement révélatrice des difficultés à reconnaître les conditions d’exercice des pratiques démocratiques en France. Longtemps peu employée, l’expression de corps intermédiaires est devenue plus présente dans le débat contemporain suite à des travaux scientifiques et à des discours politiques parfois très critiques à leur encontre.

Une question historique complexe

La France « jacobine » serait hostile aux corps intermédiaires ! Cette vulgate souvent entendue ne recoupe qu’une part de l’histoire des deux derniers siècles. En effet, en parallèle de l’hostilité proclamée dans certains discours contre toute forme de corps intermédiaires, la réalité institutionnelle, sociale et politique a été bien différente. Loin de se résumer à un retour de l’Ancien Régime dans une France d’après la Révolution, les corps intermédiaires ont pu constituer une ressource importante pour l’établissement et l’évolution de la République. Il ne s’agit certes pas d’une histoire linéaire : du développement du syndicalisme, à celui des associations et des institutions représentant la société, de nombreux conflits ont pu accompagner ces différentes évolutions. L’historienne Claire Lemercier note de manière imagée et tout à fait juste qu’« aucun historien ne devrait plus désormais employer les mots ‘jacobinisme’ ou ‘corporatisme’ sans tourner sept fois sa langue dans sa bouche, surtout pour caractériser une éventuelle ‘exception française’ » (Lemercier, 2005 : 166).

La société d’Ancien régime est une société de corps et Benjamin Constant le note clairement : « La monarchie, telle qu’elle existe dans la plupart des états européens, est une institution modifiée par le temps, adoucie par l’habitude. Elle est entourée de corps intermédiaires qui la soutiennent à la fois et la limitent : et sa transmission régulière et paisible rend la soumission plus facile et la puissance moins ombrageuse » (Constant, 1814 : 73).

Pour la période révolutionnaire, le regard est automatiquement attiré par les fameux décrets d’Allarde supprimant les « corporations de métiers » (2-17 mars 1791) et la loi Le Chapelier (14-17 juin 1791) proscrivant les « réunions particulières, l’élection de syndics, le dépôt de pétitions en nom collectif ». Pierre Rosanvallon, en reprenant les analyses successives de la Révolution française tout au long du XIXe siècle, constate que ces textes ont « longtemps été considéré[s] par les historiens que comme [des] texte[s] mineur[s] de la Constituante. Il n’y est presque jamais fait référence avant les années 1860 » (Rosanvallon, 2004 : 261). Il explique même que l’on « va véritablement ‘inventer’ un Le Chapelier imaginaire pour pouvoir prétendre ensuite dissocier sa critique d’une remise en cause des principes de 1789 ». La rupture date en fait des années du Second Empire et elle se poursuit au début de la République. Le libéral Emile Ollivier peut alors parler de « l’erreur fondamentale de la Révolution française », et quelques années plus tard dans le camp républicain, Jean Jaurès commente une « loi terrible ». Pierre Rosanvallon souligne alors la rencontre sur ce point d’intérêts opposés : « D’Albert de Mun aux socialistes, des républicains conservateurs aux radicaux, ce sont des approches bien différentes de la Révolution qui s’affirment ainsi. Mais elles ont en commun, même si c’est pour des motifs souvent contradictoires, de rejeter l’œuvre de Le Chapelier. » (Rosanvallon, 2004 : 265).

Certes les lois de 1884 sur les syndicats et de 1901 sur les associations n’ont pas été votées facilement mais elles ont marqué une reconnaissance par les républicains de l’importance à accorder à des institutions qui ne laissent pas dans un simple face-à-face le pouvoir et le peuple. Même si le rôle de la Confédération générale du travail a pu être très critiqué, il s’affirme progressivement et la Première Guerre mondiale est un moment de reconnaissance de l’utilité des corps intermédiaires. La création du Conseil national économique par décret en janvier 1925 en témoigne également (Chatriot, 2002). Mais un tel conseil pose rapidement la question de la représentativité des membres qui y siègent puis de leur expertise. Deux débats que l’on retrouve dans le cadre de la large réflexion qui traverse les années 1930 sur la crise et la réforme de l’État et dans lesquels l’emploi du terme de « corporatisme » est parfois source de confusion (Dard, 2016). Le régime du maréchal Pétain dissout les institutions libres qui avaient caractérisé la IIIe République en tentant d’imposer un corporatisme autoritaire (charte du travail, corporation paysanne). À la Libération, c’est autour de la notion de « démocratie sociale » que les droits sociaux et l’importance des corps intermédiaires sont réaffirmés. Sous la Ve République gaullienne, l’appel aux « forces vives » est plus imprécis mais le projet de référendum en 1969 mêlant Sénat et Conseil économique et social témoigne du fait que la place de la représentation du monde social continue de se poser.

Pour conclure provisoirement sur cette histoire, on cite un extrait d’un texte coécrit avec Claire Lemercier : « La République – voire le monde politique français, en général – a longtemps refusé toute légitimité à des corps intermédiaires, au nom d’un individualisme moderne fondant la souveraineté sur la confrontation de l’électeur et de ses représentants parlementaires. Ces conceptions ont été remises en question dès la fin du XIXe siècle, en particulier par des juristes plaidant pour une plus grande reconnaissance des associations et des syndicats et pour une vision pluraliste de l’Etat. Mais, surtout, la réalité des pratiques institutionnelles, économiques et sociales des deux derniers siècles s’écarte largement d’une pure doctrine individualiste, et l’appui donné à des corps intermédiaires sociaux n’est pas l’apanage des seuls régimes monarchiques et impériaux. Le développement d’institutions intermédiaires apparaît sans cesse pris dans une tension entre demande d’expertise de l’Etat pour connaître et gouverner la société et auto-organisation du social, dans ses différentes dimensions. » (Chatriot et Lemercier, 2007 : 697).

Une nouvelle actualité scientifique et politique ?

Longtemps la notion de corps intermédiaires est restée peu usitée dans les travaux de sciences sociales – parmi les rares exceptions (Gojat, 1952) et parfois quelques études sur les groupes de pression. La situation a évolué au début des années 2000 autour des travaux de Pierre Rosanvallon (Gaboriaux, 2015), mais aussi de plusieurs entreprises collectives regroupant le plus souvent des historiennes et historiens (Kaplan et Minard, 2004 ; Druelle-Korn, 2011 ; Bouneau, 2016). Ces travaux témoignent d’un renouveau des enquêtes historiennes sur les syndicats, le monde associatif dans toute sa diversité, les coopératives, les mutuelles, les institutions organisant la démocratie sociale.

L’arrivée dans l’actualité politique de cette expression de corps intermédiaires se fait parfois au prix de confusion – ainsi le texte récent et discutable dans ses amalgames (Leridon, 2023). Les campagnes électorales présidentielles ont donné lieu à quelques discours où les corps intermédiaires semblaient devenus de parfaits boucs émissaires. Ainsi, dans un discours du 19 février 2012 à Marseille, Nicolas Sarkozy lance la charge : « Pendant cinq ans j’ai pu mesurer la puissance des corps intermédiaires qui s’interposent entre le peuple et le sommet de l’État. Ces corps intermédiaires qui prétendent souvent parler au nom des Français et qui en vérité, souvent, confisquent la parole des Français… Je veux rendre la parole aux Français… J’ai bien entendu les cris de ceux qui pensent que se tourner vers le peuple c’est du populisme. Au fond d’eux-mêmes ils trouvent sans doute que le peuple n’est pas assez raisonnable, que le peuple n’est pas assez intelligent… » Au-delà de l’effet de tribune, on ne sait pas exactement quels étaient les corps intermédiaires ainsi visés mais le trait notable du discours est surtout une essentialisation du peuple. Plus récemment et en écho dans une version plus savante mais tout aussi étonnante sur le fond, on peut repenser à la déclaration du candidat Emmanuel Macron à l’automne 2016 : « nous sommes revenus avant la loi Le Chapelier », « des morceaux de la société se sont organisés pour défendre leurs intérêts », ou encore « le corporatisme bloque tout » (« Que pense vraiment Macron ? entretien au magazine », Le 1, 121, 13 septembre 2016).

Vision d’un pouvoir vertical, éloge d’une forme de volontarisme incantatoire, négation de la démocratie sociale, antienne contre un « corporatisme » jamais défini, on voit ici que les attaques contre les corps intermédiaires pour confuses qu’elles puissent être ne sont pas anodines.

En évitant les erreurs autour de cette notion - des « corps » (« grands » ou « petits » !) de l’administration ne font pas partie du débat sur les corps intermédiaires -, on doit souligner qu’aujourd’hui les discours qui dénoncent un supposé conservatisme des corps intermédiaires renvoient souvent à une vision très appauvrie de la vie politique – souvent associée à des formes plus ou moins revendiquées de populisme. Les corps intermédiaires sont pourtant historiquement une des formes majeures de la représentation de la société à côté de celle des élus et constituent dans la longue durée un des éléments souvent trop méconnus de la participation démocratique.

Bibliographie

Bouneau, Christine. 2016. « Introduction. Dossier Les corps intermédiaires en France : concept(s), généalogie et échelles ». Histoire Economie et Société, 35 (1) : 5-13.

Chatriot, Alain. 2002. La démocratie sociale à la française. L’expérience du Conseil National Economique, 1924-1940. Paris : La Découverte.

Chatriot, Alain, et Claire Lemercier. 2007. « Les corps intermédiaires ». Dans Dictionnaire critique de la République. Sous la direction de Vincent Duclert et Christophe Prochasson, 691-698. Paris : Flammarion, 2e éd. [2002].

Constant, Benjamin. 1814. De l’esprit de conquête et de l’usurpation, dans leurs rapports avec la civilisation européenne. Paris, 3e éd.

Dard, Olivier. 2016. « Le corporatisme en France à l’époque contemporaine : tentative de bilan historiographique et perspectives de recherches », Histoire, économie & société, 35 (1) : 45-57.

Druelle-Korn, Clotilde, dir. 2011. Les corps intermédiaires économiques : entre l'État et le marché. Limoges : PULIM.

Gaboriaux, Chloé. 2015. « Faire l’histoire des corps intermédiaires en France. Quelques remarques sur Le Modèle politique français ». Dans La Démocratie à l’œuvre : autour de Pierre Rosanvallon. Sous la direction de Sarah Al-Matary et Florent Guénard, 113-126. Paris : Le Seuil.

Gojat, Georges. 1952. Les corps intermédiaires et la décentralisation dans l’œuvre de Tocqueville. Paris : Armand Colin, Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques.

Kaplan, Steven L., et Philippe Minard, dir. 2004. La France, malade du corporatisme ? xviiie-xxe siècles. Paris : Belin.

Lemercier, Claire. 2005. « La France contemporaine : une impossible société civile ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52 (3) : 166-179.

Leridon, Blanche. 2023. Corps intermédiaires : accords perdus de la démocratie ?, Note d’enjeux, Institut Montaigne, avril.

Rosanvallon, Pierre. 2004. Le Modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours. Paris : Le Seuil.

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