Conflit
Le conflit renvoie à un antagonisme entre groupes, entre individus, entre entités (société, nation, classe…) engagés dès lors dans un rapport d’opposition, qu’il s’agisse d’ennemis, d’adversaires, de détracteurs.
Rui, S. (2013). Conflit. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/conflit-2013
Des sociétés pluralistes nécessairement conflictuelles
Au plan empirique comme au plan théorique, explorer le fait démocratique implique d’affronter la question du conflit, et ce, que les travaux et les raisonnements procèdent des sciences sociales, de la philosophie ou de l’histoire. Les formes contemporaines de participation n’échappent pas à cette règle, même si les travaux et analyses qui s’en saisissent accordent des significations et des statuts variés au conflit.
La diversité des significations peut être explorée à partir de deux définitions communément admises. Sur un plan descriptif, le conflit renvoie à un antagonisme entre groupes, entre individus, entre entités (société, nation, classe…) engagés dès lors dans un rapport d’opposition, qu’il s’agisse d’ennemis, d’adversaires, de détracteurs. Par ailleurs, en suivant la sociologie des administrations, il est fréquent de rappeler que le conflit survient quand une décision ne peut être prise par les procédures habituelles (March et Simon, 1958). Selon cette définition, les conflits dépendent de la nature des systèmes organisationnels et particulièrement de la structuration des relations de pouvoir, que l’on se place à l’échelle d’une organisation ou d’une société. De fait, si les analyses de la participation mettent tantôt l’accent sur la nature et l’enjeu des conflits tantôt sur les procédures et processus décisionnels, ces deux aspects sont généralement pensés de front dès lors qu’ils interrogent la gouvernabilité des sociétés démocratiques du point de vue substantiel comme procédural.
Les travaux et théories relatifs aux formes de participation et de délibération retiennent une représentation conflictuelle des sociétés dès lors que le conflit est inhérent au pluralisme. Ce pluralisme résulte de la différenciation, de la stratification et de la hiérarchisation des sociétés, ainsi que de leur porosité. Il renvoie d’une part à la multiplicité des groupes d’intérêts et à la distribution asymétrique des ressources (économiques, sociales, culturelles…). Caractéristique des structures de domination, cette asymétrie se traduit aussi par une inégale distribution des ressources d’autorité et de pouvoir (Chazel, 2003). D’autre part, cette notion désigne la pluralité des modes de vie, des valeurs et des principes, une pluralité particulièrement vive dans les sociétés multiculturelles où le pluralisme culturel s’ajoute au pluralisme moral. La nature des conflits est alors elle-même plurielle. Selon l’identité des protagonistes, l’enjeu au cœur des dissensions et les sous-systèmes sociaux dans lesquels ils se manifestent, les conflits sont de nature et de facture diverses (sociale, territoriale, culturelle, morale, etc.). Le lexique de la conflictualité s’avère de fait étendu, les travaux faisant référence, de façon non exhaustive, à des pressions institutionnelles, des divergences d’intérêts, des désaccords moraux, des différends culturels, des controverses sociotechniques, etc. Ainsi s’ils peuvent être lus sous l’angle de l’antagonisme de classes (théorisé par Marx et Engels), les conflits contemporains ne s’y réduisent pas et se jouent sur plusieurs fronts compte tenu du caractère multidimensionnel du monde et de la pluralité des groupes, intérêts et perspectives. Cette dernière perspective l’emporte souvent dans les analyses de la participation et de la délibération, et les chercheurs scrutent les conflits sous l’angle de rapports sociaux qui peuvent être analysés en termes de classe, de genre, de race, sans que ces perspectives soient exclusives les unes des autres.
Pour bien des théoriciens de la délibération, les désaccords contemporains relèveraient moins de conflits d’intérêts que de conflits de principes et de valeurs. Non que les premiers aient disparu : ils sont en fait pris en charge par les canaux traditionnels de la démocratie représentative qu’ils structurent en retour. En revanche, les conflits politiques liés au pluralisme culturel constituent un défi pour la démocratie, et ce d’autant plus qu’ils sont profonds (Rawls, 1993 ; Bohman, 1996). Cette profondeur dépend de la confiance que placent les citoyens dans la capacité des procédures démocratiques à se saisir, à traiter et à arbitrer de façon juste les différends. C’est le cas des conflits qui engagent et concernent la question des minorités ethniques et culturelles ; ils le sont aussi autour des questions religieuses. Bohman distingue ainsi deux types de dilemmes persistant dans les démocraties multiculturelles : les « dilemmes communautariens » qui renvoient à une tension entre unité et pluralité, ce qui produit des conflits entre les aspirations de la communauté politique majoritaire et celles des minorités culturelles ; les « dilemmes libéraux » qui renvoient à la tension entre bien commun et bonheurs singuliers : ce qui est bon pour toute la communauté politique envisagée de façon large et unifiée n’est pas nécessairement bon pour chacun des groupes ou des individus qui la composent.
Mais d’autres partitions sont repérables. Hervé Pourtois (2005) propose ainsi une toute autre grille de lecture des conflits sociaux contemporains. Ces derniers tiennent d’une part à la question de l’identification des faits et des conséquences ; d’autre part, celle des significations sociales des pratiques. Le premier point s’illustre par la prégnance des questions de connaissance et d’évaluation, particulièrement vives dans une société du risque en proie aux incertitudes et aux doutes. Les conflits portent alors sur les modalités de mesure (postulats, protocoles et indicateurs) comme sur les résultats. Qu’elle soit ex ante ou ex post, l’évaluation des gains et des risques sociaux, économiques et environnementaux est un objet de controverse, dont l’enjeu est la reconnaissance du pluralisme des expertises. D’autre part, les conflits sociaux contemporains tiennent au pluralisme des significations sociales des pratiques. Les expériences sociales singulières ou collectives donnent lieu à de multiples conflits de définition et les disputes portent sur le sens du juste et de l’injuste, de l’acceptable et de l’inacceptable, au regard de la diversité des modèles culturels. Cette dimension culturelle et sociétale des conflits apparaît aussi lorsque s’affrontent des conceptions différentes du changement. Lors des opérations de renouvellement urbain ou de l’implantation des projets d’infrastructure de transport, de la gestion des déchets aux politiques énergétiques, des objets divers sont l’occasion de réinterroger les choix de société et les théories du changement social qui les sous-tendent. L’enjeu ici est celui de la reconnaissance du pluralisme des significations et des orientations culturelles.
Les conflits, entre police et politique
Les conflits ont longtemps été appréhendés par les théories fonctionnalistes comme des dysfonctionnements à réguler et des menaces pour l’ordre social dès lors qu’elles plaçaient l’accent sur les problèmes d’intégration. Cette perspective devenue rare dans le champ scientifique demeure prégnante dans le domaine de l’intervention publique, et bien des procédures participatives et délibératives font de la réduction des conflits une finalité ; la conflictualité constituant alors un ressort de l’institutionnalisation de la participation. Le développement de l’exigence participative et sa consolidation juridique doivent d’ailleurs tout autant aux revendications directes des mouvements sociaux (Blatrix, 2000) qu’à la volonté des autorités publiques de restreindre les marges d’action de ces mêmes mouvements. Aussi les dispositifs participatifs se proposent-ils toujours de façon ambivalente : à la fois issue symbolique et réponse procédurale aux conflits, mais aussi forme de gouvernement de la conflictualité visant sa réduction voire son épuisement.
Les travaux empiriques travaillent ainsi ce double questionnement : que fait la démocratie participative aux conflits et aux mouvements sociaux, et inversement (Rui, 2004, Rui et Villechaise-Dupont, 2005 ; Hamel, 2008 ; Dagnino et Tatagiba, 2010 ; Neveu, 2011). Qu’il s’agisse de l’incidence sur les acteurs mobilisés et leurs tactiques, sur les enjeux et les répertoires d’action ou encore sur les modalités d’organisation interne (Della Porta, 2005), il s’agit de montrer dans quelle mesure les dispositifs participatifs et/ou délibératifs sont saisis comme ressources, détournés, boycottés par les mouvements ; mais aussi dans quelle mesure ils contribuent à l’effacement et la « domestication » des acteurs mobilisés (Groupe de recherche apprentissage et contexte [GRAC], 2010). Les observations en la matière demeurent variées. Si bien des travaux empiriques révèlent des effets de réduction des conflits et de dépolitisation, rien n’indique que l’offre de participation institutionnalisée se solde par une baisse de la conflictualité. Dans ses aspects manifestes comme latents (Darhendorf, 1957), cette conflictualité demeure vive y compris dans les domaines où les procédures de débat public sont particulièrement consistantes et les effets de cadrage remarquables, comme en matière de production et de transport. Les espaces publics institutionnalisés n’épuisent donc pas les besoins d’expression de la contre-démocratie (Rosanvallon, 2006) qui de façon permanente génère des espaces publics oppositionnels (Negt, 2007).
Au plus loin des approches fonctionnalistes, la plupart des analyses retient ainsi l’idée que dissensions et rapports conflictuels sont constitutifs de l’ordre social, et que les institutions, représentatives ou participatives, constituent autant d’issues symboliques pour les conflits. Toute société est ainsi faite d’intérêts antagonistes, de divisions et de tensions qui trouvent plus ou moins aisément une traduction sur les scènes démocratiques. Reste toutefois des perspectives distinctes en la matière. Chez Touraine (1978), conflit social et conflit politique ne se recouvre pas et la société est d’autant plus démocratique que les conflits et les mouvements sociaux y sont plus autonomes vis-à-vis de l’État. De ce point de vue, l’offre publique de participation est plutôt analysée avec méfiance. Pour le paradigme de la mobilisation des ressources, les luttes opposent des groupes de pression qui veulent renforcer leur intégration, notamment en gagnant une part plus grande dans le système politique. Cette perspective retient donc une conception instrumentale des luttes et une conception plus participative de la politique. Enfin, la définition exigeante que Rancière donne de la démocratie le conduit à opter pour une toute autre définition du conflit politique. Qualifié de post-démocratie ou encore de démocratie consensuelle, le régime que nous connaissons fait disparaître la politique au profit de la police, dès lors qu’il évacue le « litige » fondamental et structurant de l’agir démocratique. Aussi, « le conflit politique n’oppose pas des groupes ayant des intérêts différents. Il oppose des logiques qui comptent différemment les parties et les parts de la communauté » (1998, p. 175). De fait, ce que Rancière nomme « litige » « se différencie de tout conflit d’intérêts entre parties constituées de la population puisqu’il est un conflit sur le compte même des parties ». Structurée par la « mésentente », la démocratie institue « des communautés polémiques qui mettent en jeu l’opposition même des deux logiques, la logique policière de la distribution des places et la logique politique du trait égalitaire » (1995, p. 141).
Théories délibératives et statuts accordés au conflit
Le conflit est-il soluble dans les théories délibératives ? Parmi d’autres, cette question structure une controverse en bonne partie interne à ces mêmes théories. La critique s’adresse en premier lieu aux perspectives ouvertes par Jürgen Habermas et John Rawls, et porte sur la place qu’elles accordent au conflit et à ses multiples expressions. D’inspiration kantienne, ces deux théories font du consensus rationnel un élément central pour les sociétés démocratiques, et s’efforcent de penser les conditions qui permettraient de neutraliser les éléments contingents et contraignants de la vie sociale, qu’il s’agisse des intérêts, des préjugés, des idéologies et des inégalités de toute facture. Rawls estime qu’un consensus raisonnable autour de certaines normes de justice décisives est possible, tout en admettant que des désaccords persistent à l’égard de conceptions opposées du bien. La théorie habermassienne de l’agir communicationnel s’efforce de penser les conditions idéales de communication propres à favoriser l’entente sur des valeurs fondamentales, sans exclure que des dissensus perdurent sur des aspects secondaires de la vie sociale. Ni l’un ni l’autre ne nie la conflictualité sociale mais, « fiction méthodologique » ou « idéal normatif », leurs théories mettent l’accent sur ce sur quoi on peut s’entendre. C’est cette insistance qui fait l’objet de discussions critiques.
Parmi les critiques externes, celle de Chantal Mouffe est exemplaire et régulièrement commentée. Selon une posture post-marxiste, elle pense le pluralisme à distance des théories libérales et délibératives de la démocratie, leur reprochant leur rationalisme, leur individualisme ainsi que leur texture éthico-morale. Posant que le conflit est constitutif du social, tant pouvoir et antagonisme sont indéracinables et indépassables, elle retient qu’il existe des conflits pour lesquels aucune solution rationnelle ne peut exister. Le modèle de la démocratie agonistique s’impose alors : la politique démocratique consiste ainsi à transformer l’antagonisme entre ennemis en agonisme, soit en une confrontation entre adversaires engagés dans une relation d’inter-reconnaissance. Si les antagonismes sont inéluctables et irréductibles, une relation agonistique peut viser des « consensus conflictuels » portant notamment sur certains principes éthiques et politiques. Pour Chantal Mouffe, le combat agonistique est non seulement compatible avec la démocratie, mais il est constitutif et spécifique de l’ordre démocratique pluraliste.
La question du statut accordé au conflit structure aussi une controverse interne aux théories délibératives, en particulier à l’initiative des intellectuelles féministes qui s’efforcent de fonder sur de nouvelles bases critiques les théories de la délibération, faisant la preuve de leur constante réflexivité. Comme le notent Jane Mansbridge et ses collègues, la théorie délibérative laisse désormais davantage de place au conflit, aux tensions et aux divergences qui, sous certaines conditions, fondent de nouveaux attendus normatifs. Ainsi, quand les intérêts et valeurs sont bel et bien irréconciliables, « la délibération débouche idéalement non pas sur un consensus mais sur la clarification du conflit et une mise à plat du désaccord » (Mansbridge, Bohman, et al., 2010, p. 54). C’est particulièrement important pour les acteurs les plus faibles qui peuvent ainsi, a minima, prendre conscience de leurs intérêts et saisir la nature des enjeux en tension. Par ailleurs, en assumant la part irréductible de la conflictualité, il devient possible de penser l’articulation entre la délibération et d’autres mécanismes tel le vote, la négociation ou le marchandage, perçus jusque là comme autant d’éléments perturbateurs de l’exigence délibérative. Tout comme il s’avère pertinent de penser l’articulation entre les formes de participation relevant de la délibération et celles relevant de l’activisme, bien qu’elles ne reposent pas sur les mêmes vertus politiques (Young, 2001). C’est ainsi que les théories délibératives s’éloignent d’une « téléologie centrée sur le consensus » : « Dans toutes les théories de la délibération, le désaccord, le conflit, la dispute et la confrontation des arguments pour et contre sont essentiels au processus » (Mansbridge, Bohman, et al., 2010, p.55). Composante constitutive et intégrative de tout processus de coordination, le conflit tend donc à gagner une place structurante dans la théorie délibérative, gagnée par, selon la formule d’Alinsky, le thème musical majeur de la démocratie : l’« harmonie de la dissonance ».