Définition de l'entrée

Le complotisme peut recouvrir toute forme de croyance en des complots cachés, ou la tendance d’un individu ou d’un groupe à voir d’importants complots derrière chaque phénomène social.

Pour citer cet article :

Motta, A. (2022). Complotisme. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/complotisme-2022

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Les discours relayés par les médias sur « le phénomène complotiste » l’associent le plus souvent à la jeunesse, qui en serait une cible privilégiée, à l’extrême droite et à la vision antisémite ou islamophobe du monde qui y est associée ; ou à la gauche radicale chez qui le complotisme serait un dévoiement de la critique des médias et du système capitaliste. Des intellectuels et acteurs publics prennent la parole pour dénoncer ce qu’ils présentent comme un fléau, quand d’autres se le réapproprient, tous ces belligérants affirmant parler au nom de la démocratie. Mais comprendre les liens entre complotisme et participation publique, c’est principalement comprendre l’histoire de l’association d’un terme à des formes de disqualification et de stigmatisation, et retracer les interventions publiques qui ont joué un rôle dans cette histoire.

Complots de famine (Kaplan, 1984), secrets de présidents, extraterrestres infiltrés… la croyance, fondée ou farfelue, dans l’existence de conspirations est aussi ancienne que courante. Ces croyances évoluent au fil de l’histoire, mais ce serait une erreur de croire que leur forte diffusion est une nouveauté. Bien avant Internet, elles ont bénéficié plus d’une fois d’un soutien social qui n’a rien à envier à celui des complotistes du 11 septembre, et d’une diffusion appuyée sur les plus puissantes institutions. Au milieu des années 1990, la chaîne TF1 et son animateur vedette Jacques Pradel ont ainsi fait la promotion, à renforts de millions de francs et de blouses blanches en prime time, de la VHS de l’autopsie de l’« extraterrestre de Roswell ». De façon générale, l’histoire du vingtième siècle permet de repérer bien des espaces dans lesquels un grand nombre de gens dépensent une énergie et un temps conséquents à anticiper et se prémunir de conspirations (Butter, Reinkowski, 2014), que ce soit en Europe, en Amérique ou ailleurs, au sein des partis et mouvements politiques, d’associations ou, bien entendu, de services de renseignements (Rios-Bordes, 2018).

Mais le mot « complotisme » lui-même – diffusé à partir de la fin des années 2000 – et ses usages contemporains marquent une dynamique historique nouvelle. Tout comme les marginaux et les fous, autrefois intégrés au village, ont vécu un grand renfermement au XVIIIe siècle (Foucault, 1972), les discours dénonçant des complots, longtemps part intégrante de la vie publique, ont connu au XXIe siècle des formes d’ostracisation. Entre 2005 et 2020 en particulier, on voit se multiplier les accusations publiques de « complotisme » contre des personnalités en vue (Marion Cotillard, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen, etc.). En 2016 est mise en place la première politique publique de lutte contre le complotisme (« on-te-manipule »), même si celle-ci s’avèrera surtout symbolique.

Entre la Seconde guerre mondiale et les années 2000, si l’on met de côté les cas à part constitués par les théories antisémites (Taguieff, 1992), les dénonciations de complots exposaient rarement à davantage, quand elles n’étaient pas prises au sérieux, que des formes de dérisions. Si bien qu’elles occupaient une partie de l’espace public, mais s’exprimaient plus facilement dans les espaces de participation semi-publics où les exigences formelles de preuves apparaissent moins décourageantes (Cardon, Heurtin, Lemieux, 1995), et plus facilement chez les personnes peu diplômées que chez celles ayant un capital culturel important. Cette distinction de classe semble étroitement liée à la structure des dénonciations de complots vis-à-vis de ce que Luc Boltanski (1984) nommait le « système actanciel » : lorsque l’on évoque des dénonciations de complots, on parle fréquemment de petites gens qui dénoncent de grandes choses, et cette distinction tend à faire apparaître ces petites gens comme farfelues. Plus précisément, elle est liée à un impensé du travail de Boltanski : les critères de juste proportion qui conduisent à considérer une dénonciation comme sérieuse ou farfelue sont surtout les critères de jugement des classes dominantes (Motta, 2014 ; 2022).

Les mobilisations des quinze dernières années pour la reconnaissance d’un danger complotiste planant sur la jeunesse et la population en général, et pour leur rejet hors des espaces de participation publique, ont cependant d’autres ressorts. Elles sont le fruit d’un processus de construction historique ayant sa dynamique propre (Berger, Luckmann, 1966), qui repose moins sur le contenu supposément uniforme des thèses complotistes que, justement, sur les modalités de participation à la vie publique de ceux et celles qui les relaient depuis 2006.

C’est dans l’interaction entre trois types très différents de participation à la vie et aux débats publics que s’est bâti ce processus : la tentative d’intervention publique de militants inexpérimentés ayant tenté de promouvoir des versions dites « alternatives » des attentats du 11 septembre 2001 ; les prises de positions et l’installation médiatique d’« experts » autoproclamés du complotisme ayant diffusé un discours alarmiste sur le sujet ; et les engagements superficiels ou relâchés d’un grand nombre d’individus qui, dans leurs interactions ordinaires ou sur les réseaux sociaux, s’intéressent de près ou de loin à diverses théories du complot.

Engagements complotistes autour du 11 septembre et disqualification médiatique

Dans la seconde moitié des années 2000, plusieurs reportages amateurs défendant des versions complotistes des attentats du 11 septembre 2001 sont diffusés en ligne. Le mouvement de contestation des « versions officielles » (selon le terme en usage)  du 11 septembre qui avait connu une certaine médiatisation quelques années plus tôt, avec notamment la diffusion de plusieurs théories antisionistes et/ou antisémites des événements, renaît. Des organisations militantes se mettent alors en place, notamment en France avec l’association ReOpen911, et promeuvent diverses versions, souvent débarrassées de la connotation antisémite. Nous sommes alors dans les années qui suivent le mouvement international de contestation contre la Guerre en Irak et pour la reconnaissance de mensonges de l’administration Bush sur les armes de destruction massive qui ont servi de base à cette guerre : le contexte n’est pas propice à voir dans les complotistes des ennemis intérieurs. Les militants de ces organisations autour du 11 septembre parviennent à susciter l’intérêt de certaines rédactions, comme celle du Monde diplomatique, et à voir leur parole relayée dans la sphère publique.

Les principaux animateurs de ReOpen911 sont proches de la gauche altermondialiste, mais ce sont surtout des militants peu expérimentés. Leur empressement à voir éclater le scandale public qu’ils affirment dénoncer, et surtout leurs façons de faire, vont avoir raison des quelques relations qu’ils avaient réussi à nouer avec l’espace médiatique. Envoi en masse d’emails extrêmement longs, tentatives d’aller parler aux journalistes à la sortie de leurs bureaux, plusieurs de leurs cibles vivent ces méthodes comme une forme de harcèlement et leur tournent le dos (France, Motta, 2017). Le travail de récupération de la cause par des organisations d’extrême droite comme celle d’Alain Soral au début des années 2010, achève la disqualification des contestataires du 11 septembre. Avec eux, toute une série de discours de dénonciations de « complots » vont subir un sort comparable…

Espace médiatique et logiques de sélection des discours savants sur le complotisme

Au début des années 2010, le thème du complotisme est peu pris au sérieux dans le monde de la recherche. Peu de sociologues s’emparent du sujet, le monde des sciences sociales laisse ainsi le champ libre à des  spécialistes  proclamés du complotisme dont les méthodes de recherche ne répondent qu’à peu de critères de rigueur. Le temps que des sociologues finissent par s’investir sur le sujet, plusieurs de ces spécialistes avaient déjà bâti un carnet d’adresses qui leur permettait de monopoliser dans les médias l’essentiel de la parole publique et savante sur le complotisme. Blogueurs se présentant comme politologues tel Rudy Reichstadt (créateur du site ConspiracyWatch), chercheurs en marge de leur champ disciplinaire comme Gérald Bronner, contribuent à diffuser un discours peu ou pas fondé scientifiquement et particulièrement alarmiste sur le complotisme.

La victoire médiatique de cet alarmisme dans les années 2010 tient à une logique largement inhérente aux sociétés complexes : les relations entre différents secteurs de ces sociétés, notamment entre des experts thématiques et le monde de la presse, reposent largement sur des « transactions collusives » (Dobry, 1986), c’est-à-dire des échanges plus ou moins tacites de services. Un discours alarmiste sur le complotisme est plus favorable aux différentes parties prenantes du débat public sur le sujet : le journaliste y montrera qu’il enquête sur un sujet important et l’expert pourra au passage gagner en notoriété tout en démontrant que son domaine d’expertise est crucial. On comprend aisément pourquoi les experts du complotisme ont plus de chances de voir leur parole relayée sur la place publique quand ils sont alarmistes que quand ils ne le sont pas.

Les formats médiatiques laissent une place limitée aux possibilités de nuancer et mettre en question factuellement le problème complotiste décrit par ces experts, mais n’empêchent pas toute forme de résistance. Ainsi, certains se sont réappropriés le terme ou ont renversé l’accusation de complotiste contre les « anticomplotistes » (Lordon, 2017), rappelant les retournements du stigmate « populiste » réalisé par la gauche radicale quelques années plus tôt.

Rapports ordinaires aux dénonciations de complot : des formes de participation distanciées

Si un discours expert très alarmiste a pu se constituer sur le complotisme, c’est en partie parce que des données impressionnantes, bien que ne démontrant pas grand-chose, ont permis de créer des inquiétudes sur le phénomène. Outre des sondages méthodologiquement plus que discutables (et qui ne permettent d’observer aucune évolution du complotisme dans le temps) commandés en 2018 et 2019 par ConspiracyWatch et la fondation Jean Jaurès, l’essentiel de ces données consistent en des nombres de likes, partages et autres clics. La principale faille des discours appuyés sur ces clics est bien évidemment de prendre pour adhésion à une sorte d’esprit complotiste ce qui, dans l’essentiel des cas, ne l’est pas (France, 2019).

Une observation qualitative des partages sur les réseaux sociaux permet de réaliser que sur un nombre de mots clés associés au complotisme, la grande majorité des clics révèlent des formes de participation et d’engagement bien plus distanciées de la part de leurs auteurs, allant de l’intérêt anecdotique à la critique en passant par le second degré (France, 2019 ; Giry, 2014). Untel s’intéresse à telle théorie en particulier et lit un texte sur un site complotiste par curiosité, unetelle partage un article pour le critiquer, ou untel rejoint tel groupe Facebook pour plaisanter ou troller. Le jour où des algorithmes seront aptes à détecter de manière à peu près fiable les formes d’ironies en ligne (Barnabé, en cours), il sera possible de mesurer le niveau de distanciation qu’il y a derrière chaque clic dit « complotiste »  et d’évaluer avec justesse le décalage entre les discours publics sur le complotisme et la réalité du complotisme dans les formes de participations ordinaires des citoyens. Mais il est déjà possible d’adopter un certain recul critique en cherchant le nombre d’articles et publications en lignes relatives au platisme puis… en cherchant dans son entourage direct ou indirect si, par miracle, il existe réellement quelqu’un qui croit la Terre plate. Les doutes sur la valeur et la portée des clics complotistes conduisent d’ailleurs à établir un parallèle, bien que ces notions ne se recouvrent que partiellement, entre les enjeux des débats sur le complotisme et ceux des fake news (Giry, 2020).

En outre, si la diffusion de croyances complotistes affectant la confiance dans les institutions démocratiques, scientifiques ou autres, a effectivement certains effets sur les pratiques des citoyens tels que des résistances à la vaccination (Jolley, Douglas, 2014a), comme ont conduit à le souligner les refus du passe sanitaire, cet effet ressemble souvent moins à une radicalisation qu’à des formes de retrait et de désintérêt vis-à-vis de la vie publique (Jolley, Douglas, 2014b).

Bibliographie

Berger, Peter, et Luckmann, Thomas. 2018 [1966]. La construction sociale de la réalité. Paris : Armand Colin.

Barnabé, Fanny. En cours. Recherche sur l’identification des figures de l’ironie dans les chats de Twitch.

Boltanski, Luc. 1984. « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, 51 : 3-40.

Butter, Michael, and Reinkowski, Maurus, dir. 2014. Conspiracy Theories in the United States and the Middle East. A comparative Approach. Berlin : De Gruyter.

Cardon, Dominique, Heurtin, Jean-Philippe, et Lemieux, Cyril. 1995. « Parler en public », Politix 31 : 5-19.

Dobry, Michel. 1986. Sociologie des crises politiques. La dynamiques des mobilisations multisectorielles. Paris : Presses de la fondation nationale des sciences politiques.

Foucault, Michel. 1972. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : Gallimard.

France, Pierre, et Motta, Alessio. 2017. « En un combat douteux. Militantisme en ligne, “complotisme” et disqualification médiatique : le cas de l’association ReOpen911 ». Quaderni 94 : 13-27.

France, Pierre. 2019. « Méfiance avec le soupçon ? Vers une étude du complot(isme) en sciences sociales ». Champ pénal 17. https://journals.openedition.org/champpenal/10718.

Giry, Julien. 2014. Le conspirationnisme dans la culture politique et populaire aux Etats-Unis : une approche sociopolitique des théories du complot. Thèse de science politique. Université Rennes 1.

Giry, Julien. 2020. « Les fake news comme concept de sciences sociales. Essai de cadrage à partir de notions connexes : rumeurs, théories du complot, propagande et désinformation ». Questions de communication 38 : 371-394.

Jolley, Daniel, et Douglas, Karen M. 2014a. « The effects of anti-vaccine conspiracy theories on vaccination intentions ». PLOS ONE 9 (2).

Jolley, Daniel, et Douglas, Karen M. 2014b. « The social consequences of conspiracism: Exposure to conspiracy theories decreases intentions to engage in politics and to reduce one's carbon footprint ». British Journal of Psychology 105 (1) : 35-56.

Kaplan, Steven. 1984. Le complot de famine : histoire d’une rumeur au XVIIIe siècle. Paris : Armand Colin.

Lordon, Frédéric. 2017. « Le complotisme de l’anticomplotisme ». Le monde diplomatique, en ligne. https://www.monde-diplomatique.fr/2017/10/LORDON/57960.

Motta, Alessio. 2014. « Mépris et répression de la prise de parole en public. Construction d'une domination symbolique profane dans une copropriété et dénonciation publique ». Participations 9 : 71-95.

Motta, Alessio. 2022. Antimanuel de socio. Les ressorts de l’action et de l’ordre social. Paris : Bréal.

Rios-Bordes, Alexandre. 2018. Les savoirs de l’ombre. La surveillance militaire des populations aux États-Unis (1900-1941). Paris : Éditions de l’Ehess.

Taguieff, Pierre-André. 1992, Les Protocoles des Sages de Sion (2 volumes). Paris : Berg International.

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