Autogestion
Sens 1 : (sens historique) Système dans lequel un groupe de gens prend en mains ses propres affaires.
Sens 2 : (sens politique des années 1960-1970) Forme de socialisme alternative au socialisme centralisé et dominé par un parti de type communiste. Modèle politique et social de décision, de contrôle, de « nouveaux rapports sociaux ». L’autogestion constitue une forme de démocratie alternative à la démocratie représentative.
Sens 3 : Volonté d’un groupe de personnes d’élaborer et mettre en œuvre un projet concret, sans recourir à une délégation de compétences ou en en contrôlant étroitement les formes et les effets.
Hatzfeld, H. (2013). Autogestion. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/autogestion-2013
Autogestion et participation : un croisement complexe
L’autogestion est le système dans lequel un groupe de gens prend en mains ses propres affaires. Notion emblématique des années 1970, disqualifiée comme utopie dans les années 1980, elle a resurgi et s’est hybridée à la faveur de mouvements de lutte et d’expérimentations sociales. L’autogestion relève à la fois de l’histoire des idées et des mouvements politiques, et de l’analyse des mouvements sociaux.
Notion à la fois économique, sociale et politique, elle tire de son histoire une diversité de significations et d’enjeux et une distance critique avec la participation. L’autogestion est aujourd’hui le double alternatif de la participation, évocateur d’un univers idéologique et politique propre et porteur d’un potentiel subversif.
La position mineure et décalée qu’occupe aujourd’hui l’autogestion par rapport à la participation est éclairée par leur construction historique. Autogestion et participation, tout en prenant corps dans les années 1960-1970, sont issues de deux mondes différents mais qui se croisent. L’idée d’autogestion s’inscrit dans la tradition du mouvement ouvrier pour laquelle « le socialisme doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Dans les années 1970, le terme se diffuse dans la plupart des organisations de gauche. Cet engouement est le reflet d’un contexte spécifique aux années de transition entre l’après deuxième guerre mondiale et les basculements de la fin du XXe siècle, dont les gouvernements socialistes en France et la disparition de l’Union soviétique et des pays de l’Est sont les signes et les vecteurs. En effet, l’autogestion met alors en résonance la dénonciation du centralisme de l’État et des partis, la valorisation du local, de la base dans les luttes ouvrières, mais aussi les courants anti-autoritaires et égalitaires de l’après 1968, et la séduction du « Do it yourself » célébré par les nouveaux mouvements sociaux américains. Son succès tient à sa capacité à exprimer l’image d’un socialisme (socialisme autogestionnaire) fondé sur l’initiative et la compétence collective des hommes, opposable au repoussoir que constitue le « socialisme réel » des pays de l’Est. Plus largement, associant une grande diversité de références ou de simples réminiscences : proudhonisme, anarchosyndicalisme, conseillisme, socialisme yougoslave, le thème autogestionnaire constitue le support de transitions multiples entre modes de pensée : il ouvre aux organisations d’origine chrétienne des voies d’entrée en politique, « par la communauté des hommes », il offre à des communistes des pistes de redéfinition « par le bas ».
Développée par le courant gaulliste après la deuxième guerre mondiale, la participation désigne alors l’association du Capital et du Travail à la gestion de l’économie. Elle a pour but de la moderniser, mais aussi de faire contrepoids à l’idéologie de la lutte de classes et ainsi de s’opposer à l’influence du Parti communiste. Après l’échec du référendum sur la réforme des institutions en 1969 et la démission du général de Gaulle, l’idée de participation se transfère peu à peu à gauche en se transformant : elle entre en résonance avec les critiques de la démocratie représentative, développées par le courant mendésiste et par des clubs. La participation prend ainsi un nouveau sens politique, comme composante d’une « démocratie participative » qui s’élabore dans les années 1980. Pensée parfois comme une alternative possible à la représentation, elle se rapproche alors de l’autogestion. Mais leurs devenirs s’opposent avec la décennie socialiste : alors que la participation s’institutionnalise, l’autogestion perd son rôle de vecteur de transitions politiques multiples et révèle les impensés d’un idéal de transformation sociale et politique. Elle inspire cependant une diversité d’expériences, de « révolutions minuscules » qui prennent sens dans le champ des alternatives. D’autre part, avec la multiplication des formes de participation, la frontière entre autogestion et participation se complexifie.
De nouvelles résonances
Aujourd’hui, l’autogestion garde de cette histoire propre la plasticité d’une notion et des références à des valeurs et des pratiques qui en légitiment la continuité. Mais elle ouvre aussi de nouvelles résonances.
Une notion plastique et controversée
Le succès et la survie de la notion d’autogestion tiennent en partie à sa plasticité. Les conceptions de l’autogestion varient en effet selon que l’accent est mis sur la « gestion » ou sur l’« auto », la capacité à « prendre en mains ses propres affaires », qui se rapproche davantage de la participation. La première vise l’efficacité et concerne surtout l’organisation économique : l’autogestion a alors pour base l’entreprise : l’organisation des ouvriers de Lip pour prendre en mains la production et la vente de montres (« On produit, on vend, on se paie ») a été largement perçue comme la concrétisation symbolique de l’autogestion. Mais l’autogestion signifie aussi un modèle politique et social de décision, de contrôle, de « nouveaux rapports sociaux ». Fondée sur un ensemble d’organisations de base, elle constitue une forme de démocratie alternative à la démocratie représentative.
De l’auto- au co-
Les termes auxquels l’autogestion est aujourd’hui associée reflètent cette polarisation tout en la nuançant et en la recomposant. Le concept d’autogestion reste associé aux idées d’auto-organisation et d’autonomie, dans lesquelles le préfixe porte l’idée de « par soi-même » et explicite la dimension sociale et politique du propos, mais débarrassée de la référence au socialisme : c’est le sens valorisé par des organisations d’extrême gauche aujourd’hui. Mais les termes utilisés les plus proches appartiennent à la famille des co- (cogestion [et plus souvent cogéré], coopération [et plus souvent coopératif]). Ils induisent un double glissement. D’abord vers la participation : les sociétés coopératives ouvrières de production (SCOP), dans le cadre desquelles des projets autogestionnaires se sont inscrits, sont devenues des sociétés coopératives et participatives. Le second glissement fait écho aux expériences allemandes ou anglo-saxonnes et traduit la diffusion d’un idéal social où la qualité de la relation entre les acteurs est primordiale. Est ainsi ajoutée à l’idée d’organisation décidée et contrôlée par ses membres, la réflexion sur le groupe lui-même, sur les conditions du « vivre ensemble ». Ce glissement entre l’auto- et le co- est significatif de la prise en compte d’un nouveau contexte : alors que l’autogestion des années 1970 présuppose l’existence d’un groupe mobilisé (classe sociale, habitants d’un quartier), le co- prend en compte les difficultés de la construction d’un accord : la cooptation est, dans certains cas, revendiquée. L’émergence de l’adjectif « autogéré » est aussi remarquable : écartant l’abstraction du concept et la charge militante attachée à « autogestionnaire », il met l’accent sur la réalisation hic et nunc.
Une manifestation concrète d’alternative
Les emplois actuels d’autogestion et des termes qui l’accompagnent expriment un repositionnement dans un nouveau champ, plus large. De figure possible d’un socialisme à visage humain, l’autogestion est devenue une manifestation concrète d’alternative : alternative aux modes d’organisation, de décision, d’éducation, de logement, de production… impliquant un dessaisissement des personnes concernées. Cette logique alternative s’est dessinée dans les années 1980 en contrepoint à la fois de la logique révolutionnaire présupposant une destruction du mode de production capitaliste dans un avenir indéfini, et du centralisme étatique : il s’agit de commencer à vivre et travailler autrement ici et maintenant grâce à un partage des décisions et des savoirs. Ce repositionnement traduit l’évolution du contexte idéologique et politique. Alors que l’autogestion, dans les années 1970, s’inscrit dans une logique de lutte contre les pouvoirs et les diverses formes d’oppression et de domination, le recul de la problématique de la prise du pouvoir d’État, la décentralisation favorisent, dans une logique alternative, l’investissement de micro lieux. Elle se marque par la création de petits collectifs, coopératives, communautés, initiatives locales… visant une transformation immédiate, ne touchant pas la société tout entière mais dans un premier temps sa propre vie, et celle des personnes proches. Les quartiers autogérés de Christiania à Copenhague et Kreutzberg à Berlin sont emblématiques de cette démarche faisant de l’autogestion un élément de l’alternative.
Un élément fédérateur de mouvements sociaux
Discréditée comme idéologie politique à la fin du XXe siècle, l’autogestion comporte aujourd’hui deux statuts dissymétriques : si un idéal politique demeure, comme alternative politique globale au capitalisme et au pouvoir centralisé, un mouvement social s’est constitué, au croisement d’autres mouvements tels que l’écologie, le féminisme ou la solidarité, que l’autogestion contribue à légitimer en les ancrant dans une histoire et en leur conférant une dimension politique potentielle. Cette translation partielle se marque aussi dans les lieux : le lieu de production a perdu le statut principal qu’il avait dans une logique industrielle issue du XIXe siècle, et laisse la place à une diversité de lieux de vie et de services ; la commune, comme organisation politique de base dans l’imaginaire autogestionnaire, a disparu. Surtout mobilisée par des membres d’associations et de groupes, par de jeunes professionnels se situant dans cette mouvance alternative ou revendiquant l’héritage des années 1970, l’autogestion est associée en pratique à un ensemble de principes et de valeurs qui esquissent un idéal social et politique.
Hors de l’initiative des institutions : faire et vivre ensemble
L’autogestion est caractérisée fondamentalement par la volonté d’un groupe de personnes d’élaborer et mettre en œuvre un projet concret, sans recourir à une délégation de compétences ou du moins en en contrôlant étroitement les formes et les effets. Elle se distingue ainsi de la participation, qui procède de la volonté d’une institution. Elle s’en distingue aussi par le fait que le projet ne préexiste pas, mais est censé émaner d’un processus défini et maîtrisé par le groupe dans ses modalités et ses finalités. Dans l’habitat autogéré ou coopératif, le principe de la participation directe des futurs habitants à l’élaboration de leur projet commun est au cœur de la démarche : le processus vise à établir des rapports plus symétriques entre les différents partenaires d’une opération d’habitat, à subvertir le partage des rôles : les habitants ne sont plus des consommateurs mais des maîtres d’ouvrage. L’autogestion est aussi largement associée aujourd’hui aux valeurs de solidarité, d’entraide, de care, rénovant, notamment dans le cadre de l’économie sociale et solidaire, l’éthique du dévouement mutuel. Les maisons de retraite autogérées telles que les Babayagas à Montreuil (Seine-Saint-Denis) et Lo Paratgé (Dordogne) montrent bien le glissement opéré du collectif non questionné que supposait l’autogestion dans les années 1970, à l’attention aux personnes, aux individus dans leurs exigences d’individuation : « vivre ensemble et chacun chez soi ». Enfin, l’autogestion est aussi mise en résonance avec les revendications citoyennes affirmatrices de droits collectifs : elle acquiert ainsi une portée politique sur un registre distinct des années 1970. Au Lycée autogéré de Paris, le principe fondateur est que les élèves autant que les professeurs sont des citoyens du lycée : dans les groupes de base, tous les élèves discutent, débattent et votent. Mais la pratique montre les difficultés rencontrées.
Le management de l’innovation au détriment de l’élaboration collective
La deuxième caractéristique de l’autogestion réside dans la revendication de démarches d’expérimentation. Celle-ci n’est pas nouvelle mais s’est infléchie. À des initiatives sociales telles que des centres de santé, des crèches, des organes de presse et radios libres, s’ajoutent des expérimentations techniques portées à la fois par la préoccupation écologique et par l’intérêt pour des démarches innovantes : les porteurs d’un projet collectif d’habitat écologique peuvent mettre en évidence le choix de certains matériaux, énergies, conceptions architecturales pour intéresser des collectivités locales en quête d’opérations exemplaires. Mais l’argument de l’innovation technique ou productive conduit aussi à mettre au premier plan la dimension gestionnaire au détriment de l’élaboration collective : l’organisation par projets dans des entreprises et le développement d’un management de l’innovation dans les années 2000 visent à stimuler les capacités créatives des salariés mais ne remettent pas en cause les critères de performance et de gestion.
La place des contradictions dans l’autogestion
Outre des principes qui interrogent les finalités de la société, l’autogestion lègue des questions qui en cernent les limites. D’abord, l’autogestion présuppose un peuple mobilisé, prêt au « contrôle », intéressé à s’impliquer dans les affaires communes. Or les réflexions notamment anglo-saxonnes sur la notion de public en montrent les obstacles pratiques et théoriques. D’autre part, la conception de la démocratie sous-tendant l’autogestion comme conception politique met en jeu exclusivement la décision, comme quintessence de l’exercice du pouvoir, sans que la délibération comme processus de construction d’une décision soit prise en compte. La place faite au désaccord, à la contradiction est en outre une question plus esquivée que traitée. L’autogestion est alors conçue comme un dispositif propre à produire du consensus, articulé sur un arrière-plan de luttes, de mobilisations qui est censé fournir un socle commun de significations et d’orientations.
Projet de société et vecteur de renouvellements idéologiques multiples dans les années 1970, l’autogestion inspire aujourd’hui des pratiques qui s’inscrivent dans le champ des alternatives sociales et politiques. Elle garde de ce passé la force d’une référence à un idéal de maîtrise de leur vie par les hommes. Par sa capacité à suggérer une forme d’action collective qui donne sens à l’engagement de chacun de ses membres et à l’élaboration de projets partagés, elle confère à ces pratiques une portée politique.
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