Audit citoyen
L’audit citoyen est un label investi par une pluralité d’acteurs avec différents intérêts. Il renvoie initialement à une entreprise militante, mise en œuvre par des acteurs provenant de la gauche associative, syndicale et parfois partisane, afin de mener une enquête sur les usages considérés comme non-légitimes de l’argent public, au niveau local, régional ou national. Dès lors, il s’agit de demander des comptes, au double sens du terme, à des décideur·es et élu·es (nationaux, régionaux, locaux).
Bailly, J. (2022). Audit citoyen. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/audit-citoyen-2022
Circulations militantes et institutionnelles de l’audit citoyen
La première expérience d’audit citoyen naît au Brésil en 2001. L’audit citoyen est mis en œuvre par des militant·es, qui sont simultanément, sur le plan professionnel, des auditeur·rices fiscalistes de l’État fédéral, c’est-à-dire des fonctionnaires contrôlant le recouvrement de l’impôt de l’État fédéral. L’expérience de l’audit citoyen naît en réaction à un accord passé entre l’État brésilien et le Fonds monétaire international, que les militant·es critiquent. Ces derniers, pilotant l’audit citoyen de la dette en dehors des institutions, de manière informelle, dénoncent les conditionnalités attachées au prêt, notamment la libéralisation de certains secteurs stratégiques de l’économie brésilienne et son inadéquation avec les engagements constitutionnels de 1988 qui confèrent à l’État un rôle central dans la transformation des structures économiques et sociales. Le but de l’audit citoyen consiste, pour ses militant·es, à s’approprier physiquement les budgets et les comptes publics de l’État fédéral. La seconde étape consiste à les lire, pour analyser les usages de l’argent public et la structure de la dette publique. Dans le même temps, il s’agit de surtout de repérer un ensemble de dépenses que les militant·es considèrent comme illégales (aux yeux du droit) ou illégitimes (aux yeux de leurs valeurs). En interrogeant la légitimité de certaines dépenses, les militant·es de l’audit citoyen ciblent des dépenses qu’ils considèrent comme n’étant pas conformes à des fins d’intérêt général, ou inutiles socialement. Par exemple, ils critiquent les montants associés à la construction d’une infrastructure considérée comme non-indispensable (la construction d’un nouveau stade), les taux d’intérêts abusifs dans un contrat de prêt auprès d’une banque, ou l’absorption d’une dette privée en dette publique (lorsqu’un État décide de renflouer le secteur bancaire). Ainsi, ces militant·es expriment une critique des usages de l’argent public par les responsables politiques, assimilant certaines dépenses à des « gâchis » d’argent public faisant défaut à des politiques sociales ambitieuses.
L’audit naît de la réappropriation, hors-institution, par ces militant·es brésiliens – que l’on peut classer à gauche et disposant d’un imaginaire économique hétérodoxe (Lebaron, 2000), valorisant la présence forte des pouvoirs publics dans le pilotage et la gestion de l’économie – de l’audit social tel que pratiqué dans le domaine de la micro-finance. Ce dernier consistait, dans la pratique plus générale d’un audit d’une organisation de micro-finance, à ajouter une dimension sociale à l’audit financier, en associant les parties-prenantes à l’évaluation des impacts sociaux et éthiques d’une organisation sur ses parties-prenantes. L’audit social est ensuite repris, au cours des années 1980, par des pouvoirs publics, dans un contexte de double-injonction du new public management et de responsabilisation des mandataires politiques. Quelques décennies plus tard, on retrouve l’audit social préconisé par certaines organisations internationales, comme mesure de bonne gouvernance d’Etats considérés comme « en voie de développement » ou « les moins développés » : sous la plume de Katia Papagianni travaillant au Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Droits de l’Homme, Banque mondiale (2007), ou encore de Gerardo Berthín, conseiller politique au Programme des Nations unies pour le Développement (2011).
Quant à l’audit citoyen, il demeure focalisé sur la question des usages de l’argent public et de la dette. Jusqu’à la crise de la dette publique en Europe, diverses organisations militantes (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde/CADTM, Jubilee South) réalisent des audits de la dette de divers pays des Suds (latino-américains et africains essentiellement). La crise de la dette européenne, au début des années 2010, constitue une opportunité pour des militant·es des pays européens (en particulier de France et de Belgique), familiers des audits citoyens des pays des Suds, afin de réinvestir l’audit, au niveau de collectivités locales en Europe. C’est au sein des mouvements anti-austérité que naissent des initiatives d’audit citoyen en Grèce, en Espagne, en Belgique, en France. Ce sera ensuite le tour de l’Italie, de l’Irlande et de la Grande-Bretagne. Au niveau européen, le CADTM et ATTAC sont les principaux importateurs du dispositif militant.
Ces militant·es européens se réapproprient l’audit citoyen pour critiquer les politiques de restriction budgétaire et pour invalider le récit officiel de la dette tel que consacré politiquement et médiatiquement (Lemoine, 2016). Ils réalisent ainsi une enquête sur les comptes publics pour révéler les causes de la crise de la dette en Europe (financiarisation des politiques publiques, conversion des actifs toxiques des banques renflouées en dette publique ; sur le cas grec, lire Roos, 2019). Sur le plan pratique, des groupes de militant·es s’efforcent alors d’analyser les documents comptables à leur disposition pour contrôler si l’argent public est utilisé conformément aux valeurs politiques qu’ils défendent (attachement aux services publics, à l’État social, vision de la démocratie sociale). Sur la base de ces résultats, ils dénoncent publiquement – à travers la production d’un rapport transmis aux élu·es d’une assemblée, d’un communiqué, de la presse – ces mésusages des deniers publics.
Une évaluation autoconvoquée et critique
L’audit citoyen renvoie à une application pratique de la théorie du philosophe pragmatiste John Dewey (1954), qui prône la constitution de multiples « publics » mobilisés à travers des enquêtes sociales, afin de multiplier les liens sociaux et politiques entre les citoyens, et entre les citoyens et les décideurs. En cela, l’originalité des audits citoyens par rapport à d’autres dispositifs participatifs ou délibératifs est qu’ils naissent en dehors des institutions politiques. En cela, ils sont des dispositifs d’engagement citoyen ascendants (bottom-up).
En Europe, celles et ceux qui ont mis en place des collectifs d’audit citoyen critiquent l’offre de participation publique existante (Gourgues, 2013), et en particulier les budgets participatifs. Les militant·es critiquent ces derniers, notamment du fait qu’ils portent sur un pourcentage réduit du budget d’investissement, que l’agenda du budget participatif est étroitement encadré par les responsables politico-administratifs, en permettant aux citoyens seulement d’interagir sur des projets qui relèvent de la soft politics (rénovation de rues, création de jardin, projets urbains collaboratifs etc.) À l’inverse, ces militant·es voudraient que les citoyen·nes aient leur mot à dire sur des hard politics, tels que les structures de l’économie publique, les modalités de financement des collectivités, la structure du budget des dépenses courantes et des dépenses de fonctionnement.
L’audit citoyen naît alors comme un dispositif initialement hors institution, pouvant être institutionnalisé à certaines conditions (Bailly, 2022), pour compléter et améliorer l’offre de participation existante, en consacrant un nouvel espace visant à densifier les interactions entre gouvernant·es et gouverné·es, permettant à ces derniers d’interpeller directement les premier·es.
Il participe de fait à développer le registre de la surveillance citoyenne (Rosanvallon, 2006) – ou à ce que des sociologues pragmatiques dénomment des formes de vigilance (Chateauraynaud et Torny, 1999) citoyenne – à la reddition de comptes et la transparence publique.
On doit aussi distinguer l’audit citoyen de l’évaluation participative. Celle-ci voit élargir l’évaluation des politiques publiques aux parties-prenantes, parmi lesquelles on peut inclure des groupes d’intérêt, mais aussi des administré·es appréhendés comme des bénéficiaires ou des client·es de l’action publique. À l’inverse, l’audit citoyen ne prétend pas mettre en dialogue toutes les parties-prenantes, mais rassembler des citoyen·nes qui, sur la base d’une enquête documentée, adressent des questions, interpellent et délibèrent avec des élu·s et responsables administratifs, sans que l’objet de la discussion ne soit déterminé a priori par ces dernier·es.
Par ailleurs, à la différence de ce que décrivent notamment Steve Jacob et Frédéric Varone (2004), les auditeur·rices citoyens ne valorisent pas une évaluation participative de type
gestionnaire. Loin de plaider pour la rationalisation des logiques budgétaires comme cela est souvent associé au développement de la culture de l’audit dans les pratiques gouvernementales (Duran et Monnier, 1992), ils et elles revendiquent le retour conditionné, sous contrôle démocratique, de l’État social.
Enfin, il convient d’affirmer que l’audit citoyen ne renvoie pas à un dispositif associé à la démocratie directe, mais plutôt à la démocratie d’interpellation (Roux, 2020). C’est d’ailleurs pour cela que l’audit peut s’entendre comme une évaluation citoyenne critique a posteriori. Les auditeur·rices-citoyen·nes n’envisagent pas de se substituer aux représentant·es politiques. Il s’agit moins pour eux et pour elles de se faire citoyen·nes-législateur·rices, que citoyen·nes-contrôleur·euses. En effet, l’audit suppose d’accumuler un ensemble de documents permettant de déchiffrer, par-delà les discours, les dimensions concrètes de l’action publique. À partir du travail d’enquête, les citoyen·nes demandent des comptes et des précisions à leurs décideur·es sur les dépenses déjà engagées, pour orienter les futures dépenses.
Derrière l’audit citoyen, le contrôle citoyen ?
De plus en plus, l’audit citoyen est revendiqué par un ensemble divers d’acteur·rices, pour se référer à des réalités bien différentes. Par exemple, le collectif de journalistes Médiacités a préconisé de recourir à des audits citoyens pour évaluer les politiques publiques et concrétiser, dans son plaidoyer pour les élections municipales françaises de 2020, un projet de « démocratie réelle locale ». On peut aussi citer certaines formations partisanes, comme la France insoumise, qui a mis en place un audit labellisé « citoyen », mais en réalité partisan, de l’abstention, au lendemain des élections municipales françaises de 2020. Une équipe de militant·s réalisent une enquête, en allant dans les territoires marqués par un fort taux d’abstention, pour interroger les non-votant·es sur les ressorts de leur abstentionnisme. Au-delà du contexte français, plusieurs partis de gauche en Europe (comme le Parti du Travail de Belgique depuis 2018, Podemos et Izquierda Unida depuis 2014 en Espagne, ou encore Syriza en Grèce en 2012) ont préconisé la mise en œuvre, dans leurs programmes électoraux, d’audit citoyen de la dette. Enfin, à Millau, c’est la Mairie directement qui initie un audit citoyen Il s’agit en vérité d’un dispositif s’apparentant à un budget participatif, mais recourant à des citoyen·nes tirés au sort.
En raison de l’hétérogénéité contemporaine des pratiques derrières l’audit citoyen, il convient d’analyser les entreprises militantes d’audit citoyen, survenues à l’aube de la crise de la dette publique en Europe, comme des tentatives de faire émerger un contrôle citoyen et populaire sur l’action des élu·es et décideur·es. D’autant que cette aspiration au contrôle citoyen ne se réduit pas aux collectifs d’audit citoyen. En témoignent par exemple l’analyse des revendications des Gilets jaunes (Bedock et al., 2020) ou encore les recommandations citoyennes issues de la Conférence sur l’avenir de l’Europe (2022 : 21, 42).
Bailly, Jessy. 2022. « Les marges du dicible dans et hors d’un dispositif de participation instituée : les audits citoyens de la dette à Madrid ». Participations 34 : xx-xx.
Bedock Camille, et al. 2020. « Une représentation sous contrôle : visions du système politique et réformes institutionnelles dans le mouvement des Gilets jaunes ». Participations 28 : 221-246.
Chateauraynaud, Francis et Didier Torny. 1994. Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque. Paris : EHESS.
Dewey, John. 1954. Publics and its problems. Ohio : Swallow Press [édition originale : 1927].
Duran, Patrice et Éric Monnier 1994. « Le développement de l'évaluation en France. Nécessités techniques et exigences politiques ». Revue française de science politique 42(2) : 235-262.
Gourgues, Guillaume. 2013. Les politiques de démocratie participative. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
Lebaron, Frédéric. 2000. La croyance économique : les économistes entre science et politique. Paris : Seuil.
Lemoine, Benjamin. 2016. L’ordre de la dette. Les infortunes de l’État et la prospérité du marché. Paris : La Découverte.
Roos, Jerome. 2019. Why Not Default? The Political Economy of Sovereign Debt, Oxford/Princeton: Princeton University Press.
Rosanvallon, Pierre. 2006. La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Paris : Le Seuil.
Roux, Adrien. 2020. « Municipalisme et démodynamie : gouverner avec la pression citoyenne », Mouvements 101 : 60-69.
Varone, Frédéric, et Steve Jacob. 2004. « Institutionnalisation de l'évaluation et nouvelle gestion publique : un état des lieux comparatif ». Revue internationale de politique comparée, 11(2) : 271-292.