Définition de l'entrée

Sens 1 : Expression élaborée de la position d’un acteur par rapport à la question en débat. Cette position doit être justifiée rationnellement, indépendamment des intérêts, enjeux identitaires ou rapports de force qui traversent le débat.
 Sens 2 : Mode de construction d’un discours consistant à adosser une position (ou thèse ou conclusion) à des raisons (ou prémisses ou arguments), et ayant pour effet d’en accroître la résistance à la contestation.
Pour citer cet article :

Doury, M. (2013). Argumentation. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.
https://www.dicopart.fr/argumentation-2013

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Le rapport entre argumentation et participation (sous sa forme délibérative) est étroit. Dans les travaux sur la participation reviennent constamment les termes de « délibération », « débat », « discussion », « controverse », généralement définis comme des types de discours ou d’interaction comportant une dimension argumentative ; de même, on y rencontre les termes de « position », « opinion », « prémisse », « objection », « défense », constitutifs de nombre d’études en argumentation.  

L’argumentation comme champ académique
 

Pourtant, la centralité de l’argumentation au cœur des théories et des pratiques participatives ne se traduit pas par des références conséquentes au champ académique de l’argumentation. En France, l’état des lieux de la recherche sur la participation proposé par Blondiaux et Fourniau (2011) dans le premier numéro de la revue Participations signale la rareté des approches argumentatives de la participation. Dans le même esprit, l’examen des références bibliographiques, pourtant extrêmement fournies, des articles et ouvrages du champ frappe par l’absence presque totale des références à l’argumentation dans les titres, et l’absence totale des auteurs-phares du champ. Cette observation demande à être nuancée pour les auteurs anglo-saxons ou évoluant dans la sphère nord-américaine, qui s’appuient de façon significative sur des travaux prenant en compte la dimension discursive de la participation, qu’elle soit saisie à travers une perspective rhétorique ou sous l’angle de l’argumentation : le rhetorical (Simons, 1990) ou argumentative turn (Fischer et Forester, 1993) semble avoir marqué nombre de travaux, qui nourrissent l’approche normative de la participation, au-delà d’Habermas, par des références à d’autres cadres théoriques normatifs, et outillent les travaux descriptifs, grâce à des auteurs comme Billig (1987), Van Eemeren et Grootendorst (1987), Toulmin (1958), Willard (1989), Walton (1989) et même Perelman et Olbrechts-Tyteca (1958). Ce déficit de communication entre le domaine des études sur la participation et celui des études sur l’argumentation ne suppose bien évidemment pas que les échanges argumentatifs ne soient jamais vus et, d’une manière ou d’une autre, analysés, dans les travaux descriptifs portant sur divers dispositifs participatifs ; mais ils le sont très largement hors de toute référence au champ académique des recherches en argumentation.  

L’argumentation comme pratique
 

Si l’argumentation comme champ scientifique est peu mobilisée par les travaux portant sur la participation, elle y est néanmoins centrale tant dans les définitions normatives de ce qu’est la participation que dans les pratiques langagières qui se déploient lors des événements participatifs. Le cœur des divers dispositifs favorisant la participation est un échange de paroles (Delli Carpini, Lomax Cook, et al., 2004, parlent de discursive participation, qu’ils considèrent comme une forme de talk-centric democracy ; Chambers, 2003), qu’il s’agit d’« informer », au double de sens d’alimenter par l’apport d’informations susceptibles de nourrir les échanges, et de canaliser en en contraignant la forme et les modalités, en fonction d’objectifs à atteindre. Ces objectifs sont divers, mais tous rendent plausible l’émergence d’argumentations : qu’il s’agisse de résoudre des désaccords et d’atteindre une forme de consensus ou simplement de permettre l’expression des positions en présence et des raisons auxquelles elles s’adossent, c’est bien par le biais d’échanges argumentés qu’on s’attend à les voir poursuivre. D’un point de vue normatif (si l’on considère ce que « devrait » permettre le dispositif mis en œuvre à des fins participatives), l’argumentation est même un « devoir », une exigence, un principe structurant : ainsi la définition du débat public pose, à côté des principes de transparence et d’équivalence, le principe d’argumentation, qui « fonde le dialogue sur l’argumentation des points de vue et non sur de simples pétitions de principe » (http://www.debatpublic.fr/docs/ra-2011/bible-2002-2009.pdf). Rares pourtant sont les véritables définitions de ce que les auteurs entendent par « argumentation ». Les références explicites à Habermas, ou les qualifications récurrentes de « argumentation » par des adjectifs comme « rationnelle », « raisonnée », suggèrent que l’argumentation est vue comme une activité communicationnelle soumise à des critères de validité, privilégiant la raison sur l’émotion ; en cela, elle est opposée à la rhétorique. L’accent mis sur l’argumentation comme exigence du débat public est corrélatif d’une tentative pour dissocier les discours de ceux qui les portent, des contraintes qui pèsent sur leur émergence et des intérêts en jeu : en cela, elle se distingue de la négociation (Elster, 1994). En bref, les argumentations sont envisagées comme des séquences logico-discursives qu’il conviendrait d’examiner et d’évaluer « en soi », en faisant abstraction des conditions de leur énonciation. Une telle conception de l’argumentation exclut de son champ, et donc des discours acceptables dans une procédure participative, des constructions discursives comme le témoignage, des comportements confrontationnels, des discours « émotionnés » (Plantin, 2011) [sens1].  D’un point de vue descriptif, les études portant sur des moments participatifs spécifiques rendent toutes compte de dispositifs résultant en la production d’une parole pour partie argumentée. Loin devant le mot « argumentation », c’est alors le mot « argument » qui est utilisé avec la plus grande récurrence. L’argumentation est ainsi saisie essentiellement non comme processus mais comme produit, et décomposée en éléments de contenus (les « arguments ») considérés moins dans leur dimension fonctionnelle (de défense d’une conclusion) que comme synonymes d’ « information », « thème », « question », « opinion », voire, plus largement, de « discours ». Corrélativement, le terme d’ « argumentaire » renvoie le plus souvent à un ensemble non structuré d’arguments rattaché à un acteur ou groupe d’acteurs. Les travaux qui prennent en compte les échanges auxquels donnent lieu les procédures participatives procèdent à une forme d’inventaire de ces arguments ; il s’agit alors notamment de vérifier la concrétisation d’un des buts régulièrement affiché des procédures participatives, qui est justement de permettre l’expression du plus grand nombre d’arguments, dont il s’agit, selon l’expression récurrente, de « faire le tour ». Le plus souvent pourtant, les études empiriques privilégient, en amont de l’événement participatif, l’étude de la genèse des dossiers, la conception et la mise en place du dispositif ; en aval, l’identification des effets de la procédure participative (sur la prise de décision, sur les participants eux-mêmes…). Mais le cœur discursivo-argumentatif est, dans une large mesure, traité comme une boîte noire : on décrit ce qui y entre, ce qui en sort, mais finalement assez peu les échanges argumentés qui le constituent. Les productions discursives qui font l’objet du plus haut degré d’attention sont les entretiens avec les acteurs produits pour le chercheur en amont, en aval ou « à côté » de la procédure participative, alors que celles qui résultent de la mise en œuvre même de cette procédure sont dans une large mesure sous-exploitées.  

Vers une conception de l’argumentation élargie
 

Cette conception de l’argumentation rationnelle et décontextualisée comme impératif de la délibération l’assujettit à des exigences qui élèvent considérablement le coût d’entrée dans le débat pour certains acteurs familiers de registres autres, et dont les contributions se trouvent ainsi délégitimées. Elle amène par ailleurs à passer à côté de formes langagières qui, si elles ne répondent pas à ces critères, n’en sont pas moins porteuses de sens. Certains auteurs, conscients de ce double risque d’exclusion et d’aveuglement lié à une telle approche de l’argumentation, s’efforcent d’y parer en élargissant le répertoire des stratégies argumentatives légitimes (Blondiaux et Sintomer, 2002). On assiste ainsi à des tentatives de réhabilitation de la rhétorique, présentée comme acceptable – et même nécessaire – dans des délibérations participatives pour peu qu’elle se dote de garde-fous visant à préserver les débats d’intrusions manipulatoires : c’est le sens des oppositions introduites par Chambers (2011) entre « rhétorique délibérative » et « rhétorique plébiscitaire », ou par Dryzek (2010) entre bridging et bonding rhetoric. Cette réhabilitation de la rhétorique prolonge un courant initié hors des théories de la participation par la publication en 1958 par Perelman et Olbrechts-Tyteca du Traité de l’argumentation, sous-titré La nouvelle rhétorique, et qui pose, à côté de la rationalité scientifique propre à la démonstration, l’existence d’une rationalité ordinaire, de l’ordre du raisonnable, portée par l’argumentation (dans cette perspective, voir aussi Danblon, 2002). Cette argumentation est parfois qualifiée de « rhétorique » (Plantin, 1990), pour marquer qu’elle ne peut être comprise qu’en situation, par rapport au locuteur qui la déploie, à l’auditoire qu’elle vise, et au contexte qui en permet et conditionne l’émergence. Cette réintégration de l’argumentation dans le giron rhétorique, après un long exode dans le paradigme logique, amène à réaffirmer les liens du logos avec l’ethos et le pathos. En particulier, les émotions peuvent être argumentées, ainsi que le suggère le titre de l’ouvrage de Plantin (2011), Les Bonnes raisons des émotions, et rien n’interdit à une analyse argumentative de contribuer à prendre en charge la dimension émotionnelle de la communication, dont Livet (2007) souligne l’importance parfois décisive dans les procédures participatives. Elster (1994) propose pour sa part une autre façon d’éclairer les liens entre argumentation et rhétorique par le concept d’« argumentation stratégique », par lequel il cherche à rendre compte de l’intérêt que peuvent avoir les acteurs à afficher leur adhésion à des normes de rationalité argumentative et à adopter les comportements discursifs adéquats, qu’ils soient ou non « sincèrement impartiaux ». Cette façon de réconcilier stratégie et rationalité fait écho au concept d’ « ajustement stratégique » (strategic maneuvering) développé par l’école pragma-dialectique autour de Van Eemeren (2010) afin d’articuler les exigences de rationalité qui pèsent sur la discussion critique avec le souci d’efficacité propre à la rhétorique. Les recherches sur la participation pourraient finalement s’orienter vers une définition plus inclusive de l’argumentation, conçue comme un mode de construction d’un discours consistant à adosser une « position » (ou « thèse », ou « conclusion ») à des « raisons » (ou « prémisses », ou « arguments »), un tel étayage ayant pour effet de rendre cette position plus résistante à la contestation [sens 2]. Le discours argumentatif ainsi conçu est normé par des contraintes d’ordres divers (logique, éthique, communicationnel…). La question des normes argumentatives peut être prise en charge par la théorie elle-même, qui se donne pour objectif d’établir les critères permettant de distinguer une « bonne » argumentation d’une « mauvaise » (à la façon par exemple de Van Eemeren, 2010 ou de Walton, 1989). Elle peut être considérée également comme relevant d’une problématique de description : à charge alors pour l’analyste de rendre compte de la façon dont les locuteurs engagés dans des échanges argumentés manifestent et/ou mobilisent de façon stratégique les normes argumentatives en fonction des dynamiques discursives dans lesquelles ils sont pris.
Bibliographie
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